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Qu’elle soit nouvelle ou redécouverte, l’écoute qui s’immerge dans le son a bénéficié –on l’a déjà constaté avec Schaeffer – de cette extraordinaire invention technologique : l’amplification. L’amplification possède au moins deux versions contradictoires. La première génère l’illusion que l’artiste est partout à la fois ; celui-ci devient une sorte de dieu omniprésent. Dès la fin des années 1930, les crooners se rendent compte que, grâce au microphone, la « personnalité » de l’artiste devient plus importante que la qualité de sa voix518. Les débuts du rock’n’roll confirment cet usage de l’amplification de la voix et sa « démultiplication » par la réverbération artificielle :

« Les premiers enregistrements d’Elvis Presley, avec leur nouvel usage de l’écho, représentent peut-être un tournant dans l’abandon des tentatives de reproduire les performances live au profit d’un son propre au studio d’enregistrement ; mais l’effet est largement utilisé pour intensifier une vieille caractéristique de la musique populaire – la “présence de la star” : Elvis devient “plus large que la vie”. De même, l’enregistrement multipiste des voix, qui peut être utilisé de telle manière qu’il “détruise” ou “universalise” la personnalité, est en fait largement utilisé pour amplifier la personnalité de la star, son “aura” ou “présence” »,

516 « Conversation entre Luigi Nono, Michele Bertaggia et Massimo Cacciari » (1984), traduction T. Baud, in Luigi Nono, Écrits, réunis par Laurent Feneyrou, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 487-511.

517 Parmi les nombreux autres musiciens qui se réclament d’une écoute que l’on qualifie ici d’« authentique », mentionnons Pauline Oliveros, qui a développé le concept d’« écoute profonde » : cf. Pauline Oliveros, Deep

Listening. A Composer Sound Practice, New York, iUniverse, 2005.

518 Cf. Catherine Chocron, « Les enjeux économiques du rock », in Anne-Marie Gourdon (éd.), Le rock. Aspects

note Richard Middleton519. Grâce à l’amplification et à la réverbération, tout un chacun se sent proche d’Elvis : nous pouvons parler d’une amplification « auratique ».

Dans les années 1960, sans doute en réaction à cette déification de l’artiste, le rock se mettra à amplifier non plus les visages et les voix lisses, mais les petits bruits quotidiens. En faisant entendre d’aussi près que possible les défauts et les failles, les corps prennent chair – ou, plutôt, la perdent, si l’on veut bien se rappeler qu’il s’agit d’adolescents et de jeunes adultes qui se sont révoltés contre la société de consommation… Les voix malingres (pensons au Lou Reed du Velvet Underground) ou éraillées (Janis Joplin) dont il était question au second chapitre surpassent l’esthétique réaliste ; en se centrant sur les brèches et les fêlures, ils ne relèvent plus de la représentation : leur son est du sensible à l’état pur. En parallèle, la live electronic music américaine de la fin des années 1960 et du début des années 1970 s’empare de cette utilisation de l’amplification électrique, aux antipodes de son usage auratique, mettant ainsi l’accent sur une écoute visant au plus près du sensible. Il n’est pas anodin de relever que Cage en fut l’un des pionniers. Dans la partition de 0’00’’ (1962), l’interprète lit la consigne suivante : « Dans une situation dotée de l’amplification maximale (sans feedback), réalisez une action disciplinée »520. L’« amplification maximale » sera également utilisée dans les autres pièces de Cage, de même que dans celles de David Tudor, Robert Ashley ainsi que chez d’autres pionniers américains de la live electronic music.

Une œuvre emblématique de cette tradition musicale est I am Sitting in a Room (1969), pour voix et magnétophone, d’Alvin Lucier, dont la partition (les indications de réalisation) est donnée dans l’exemple 16. Cette pièce, dans laquelle Lucier propose de lire ce qui va advenir521, est également représentative de la tradition très américaine de ce que, en philosophie, on appelle « performativité », dont le titre du livre How to do Things with Words du philosophe John Austin définit clairement l’essence : il s’agit, en quelque sorte, de mettre l’accent sur tout ce qui, dans le langage, ne dit pas seulement les choses, mais les fait.

Exemple 16.

Alvin Lucier, I am Sitting in a Room : partition522.

519 Richard Middleton, Studying Popular Music, Buckingham, Open University Press, 1990, p. 89.

520 « In a situation provided with maximum amplification (no feedback), perform a disciplined action ». Cette phrase est suivie de quelques indications supplémentaires : « With any interruptions. Fulfilling in a whole or part an obligation to others. No two performances to be of the same action, nor may that action be the performance of a “musical” composition. No attention to be given the situation (electronic, musical, theatrical) » (partition de 0’00’’, « solo to be performed in any way by anyone », éd. Peters, 1962). La page de consignes se conclut par : « This is

4’33’’ (n°2) and also Pt.3 of a work of which Atlas Eclipticalis is Pt.1 ».

521 Traduction du texte dont Lucier propose la lecture : « Je suis assis dans une chambre différente de celle où vous vous trouvez maintenant. J’enregistre le son de ma voix parlée et je vais le rejouer sans cesse dans la chambre jusqu’à ce que les fréquences de résonance de la chambre se renforcent d’elles-mêmes de telle sorte que toute ressemblance avec mes paroles, à l’exception peut-être du rythme, sera détruite. Ce que vous entendrez alors, ce sont les fréquences de résonance naturelles de la chambre articulées par mes paroles. Je considère cette activité pas tant comme une démonstration d’un fait physique que comme une manière de lisser toutes les irrégularités que mes paroles peuvent contenir ». Il convient d’indiquer que Lucier est bègue.

522 In Alvin Lucier, Reflexions. Interviews, Scores, Writings (édition bilingue anglais-allemand), Cologne, MusikTexte, 1995, p. 322-323.

Par ailleurs, comme le souligne le compositeur lui-même, l’idée de processus est une donnée fondamentale de l’esthétique de cette pièce :

« Si j’avais consulté un ingénieur, lui ou elle aurait probablement trouvé un moyen d’aboutir au résultat final en un seul processus, un processus rapide ou une seule génération. […] Mais j’étais intéressé par le processus, le pas à pas, le lent processus de désintégration du langage et le renforcement des fréquences de résonance »523.

Le lieu, enfin, y est déterminant :

« J’ai réalisé une version préliminaire de I am Sitting in a Room dans le studio de musique électronique de l’Université de Brandeis, une pièce petite, brillante, quelque peu antiseptique, que je n’ai jamais beaucoup appréciée. […] Les fréquences de résonance se sont renforcées très vite après la cinquième ou sixième génération, produisant des sons durs et stridents. Mais la version que je réalisais au 454 High Street, dans le Middletown, prit plus de temps, parce qu’il s’agissait d’une pièce plus douce, plus amicale, avec une moquette et des tentures sur les fenêtres. Lorsque j’avais déménagé dans l’appartement, je ne pouvais pas imaginer que j’apprécierais un jour les moquettes, mais j’ai rapidement appris que, si vous en avez, les gens apprécient de s’asseoir par terre »524.

En se servant de son propre appartement pour enregistrer la pièce, Lucier souligne l’importance du lieu concret : « I am sitting in a room est inextricablement lié à la notion de “chez soi” [home] – d’une chambre plutôt que d’une salle de concert, d’être assis plutôt que de travailler, de parler plutôt que de chanter, d’être littéralement à la bonne place au bon moment »525. River le son à l’espace (au lieu concret) : Nono et Lucier poursuivent le même objectif, qu’ils interprètent différemment – chez le premier, il s’agit de l’ouverture aux possibles, pour le second, l’enjeu est la présence réelle. De même que pour Nono, cette importance du lieu revient à mettre l’accent sur l’écoute. Un des articles de Lucier, qui est sous-titré « La propagation du son dans l’espace », a pour titre : « L’écoute attentive est plus importante que de faire advenir les sons »526.

L’usage de l’amplification pour susciter une écoute attentive à la présence réelle – c’est-à- dire au sensible – n’est pas propre aux voix. En témoigne la musique instrumentale de Pascale Criton, que l’on doit écouter de « très près », c’est-à-dire, s’il s’agit d’une situation de concert, avec des microphones très sensibles. Car Pascale Criton travaille avec les variations infimes de la matière sonore. Élève d’Ivan Wyschnegradsky, qui fut le premier théoricien du continuum musical527, elle œuvre avec des solutions de continuité se manifestant notamment par l’utilisation de micro-intervalles, comme c’est le cas dans Territoires imperceptibles (1997) pour

523 -« If I had consulted an engineer, he or she would probably have found a way to get the end result in one process, one fast process, or one generation. There are ways to bypass erase heads on tape recorders or make large loops which could get the end result very quickly, but I was interested in the process, the step-by-step, slow process of the disintegration of the speech and the reinforcement of the resonant frequencies » (Alvin Lucier, op. cit., p. 94). 524 « I made a preliminary version of “I’m sitting in a room” in the Brandeis University Electronic Music studio, a small, bright, somewhat antiseptic room in which I never enjoyed very much. […] The resonant frequencies got reinforced very quickly after the fifth or sixth generation, resulting in harsh, strident sounds. But the version I did at 454 High Street, in Middletown, took a longer time because it was a softer, friendlier room with a wall-to-wall carpet and drapes on the windows. When I first moved into the apartment I never dreamed that I would come to enjoy wall- to-wall carpeting, but I soon learned that if you have it, people enjoy sitting on the floor » (ibid., p. 98).

525 Nicolas Collins, notice du CD Alvin Lucier, I am Sitting in a Room, Lovely Music, 1990. 526 Alvin Lucier, Reflexions…, op. cit., p. 430-439.

flûte basse, violoncelle et guitare. Dans cette pièce, la guitare est accordée en seizièmes de ton : d’une part, elle est dotée de barrettes qui divisent la touche en quarts de tons au lieu de demi- tons ; d’autre part, le jeu de cordes habituel est remplacé par six fois la même corde, un mi grave, les quatre premières étant accordées à distance d’un seizième de ton, les deux dernières doublant l’accord des deux cordes médianes. Cet accord de la guitare provoque en lui-même une sensation inattendue et exquise, qu’il faut écouter au plus près, qu’il faut ausculter comme de l’intérieur : de la variation de timbre (deux sons aux harmoniques aussi riches que ceux de la corde grave d'une guitare, lorsqu’elles sont disposées à distance d’un seizième de ton, créent essentiellement une différence de timbre) à la variation de hauteur, le pas est infime. Plus généralement, ce sont les sensations qui découlent des infimes variations de la matière qui intéressent Pascale Criton :

« Dans Territoires imperceptibles, j’ai cherché à provoquer des sensations de transformation et de mobilité, à approcher des variations de matières et d’énergies au seuil de l’imperceptible. Les trois instruments solistes se tiennent dans un registre grave et se croisent sur une zone d’influence réciproque dans laquelle l’harmonie, les dynamiques et les timbres deviennent indiscernables et tendent vers de pures vitesses et de pures matières. Cette indiscernabilité est provoquée par des modes de jeu et surtout par la sensibilité très particulière de la guitare accordée en seizièmes de ton. Cet accord […] renouvelle les relations instrumentales : modifications du temps de résonance, masquage des timbres, passage imperceptible du son bruité au son voisé. Il introduit une énergie qui modifie la perception des sources dans les croisements de tessitures, de timbres et de tempéraments. L’univers microtempéré me permet d’entraîner la perception par-delà ses habitudes, de pénétrer dans les variations infimes du temps et du mouvement, d’exprimer des sensations de mutation »528.

Dans sa musique, les variations infimes affectent également d’autres dimensions que les hauteurs : les intensités, les modes de jeu, le « grain », etc. On peut le constater dans cet extrait de Territoires imperceptibles (exemple 17) qui met en jeu des crescendos et diminuendos longs, des variations de la pression de l’archet du violoncelle (dans le second 10/4 : « sans pression » puis « accentuer dans le son ») et des variations fines de la vitesse du rasgueádo de la guitare529 (dans le second 10/4 : deux traits verticaux puis trois au-dessus de la portée). Les microvariations du son provoquent continuellement des situations de déséquilibre de l’émission sonore que l’on peut décrire comme des effets de seuil. Le travail sur le continuum fait l’expérience insaisissable des zones liminales de l’émission sonore, de tout ce qui dans le jeu concret provoque des états transitoires en raison de la résistance des matériaux (cordes, tuyaux, lamelles) ou de la conjonction de gestes conflictuels. On peut distinguer différents seuils selon qu’il s’agit d’incertitude de hauteur ou de timbre, ou bien d’un effet de masquage. Ainsi, la continuité d’un geste peut manifester des discontinuités dans le champ des hauteurs. Il s’agit souvent d’un changement de registre dû aux nœuds530 de la corde vibrante lorsqu’il s’agit de la guitare, ou au régime vibratoire dans le tuyau pour les vents (par exemple, lors de multiphoniques). Les instrumentistes génèrent ainsi des sons très incertains (imprévisibles), en perpétuel vacillement et à la frontière du perceptible. Le but est toujours le même : mettre à nu (amplifier) toutes les microvariations de la matière sonore pour « vivifier » le sensible. Marquée par l’enseignement de

528 Texte de présentation de Territoires imperceptibles distribué lors de la création de la pièce, Radio France, 21 mars 1998.

529 Rasgueádo : roulement de tous les doigts de la main droite, un mode de jeu très utilisé dans le flamenco. 530 Les nœuds d’une corde vibrante sont les points de la corde qui donnent les premiers harmoniques.

Deleuze, Pascale Criton, a toujours insisté sur la nécessité de se centrer sur la « perception » (dans le sens deleuzien, ce que l’on appelle ici « sensible »), qu’elle conçoit comme sans cesse à expérimenter (au sens premier du terme) : « La perception est-elle donnée ou pouvons-nous l’étendre, la projeter, l’expérimenter… ? Si percevoir peut être considéré comme un champ ouvert, qui se modifie lui-même au fil des dispositions et selon les points de vue, nous sommes à même de rendre audible une diversité quasi infinie de surfaces sensibles »531, écrit-elle532.

Exemple 17.

Pascale Criton, Territoires imperceptibles : systèmes 18-19533. Dans la partie de guitare, la portée inférieure indique le résultat (« notes réelles »), la portée supérieure donne les doigtés (tablature).