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Invariablement, les livres et études françaises sur le bruit commencent ainsi : « Le bruit est cité comme étant la première des sources de nuisance lorsque l’on interroge la population française sur la qualité de son environnement. […] Cette gêne due au bruit n’est pas un phénomène récent. Dans la Rome antique déjà, on se plaignait du bruit des chars sur les pavés et des vociférations des marchands ambulants »169. « Tous les sondages et enquêtes concordent :

plus de la moitié des Français placent le bruit au premier rang des gênes et nuisances qu’ils subissent »170. « Les enquêtes actuelles mettent en évidence que le bruit est au premier rang des

nuisances subies par les Français dans leur environnement quotidien »171. C’est dire que le bruit

est d’abord appréhendé comme nuisance, même si les autorités sont encore peu sensibles à ce problème172.

La prise de conscience du bruit comme nuisance n’est pas récente. Cependant, les premiers relevés de bruits allant dans ce sens et évoquant, par conséquent, la « pollution » sonore, n’ont commencé à apparaître qu’il y a une quarantaine d’années, c’est-à-dire au moment où l’urbanisation atteignait un pic dans les pays riches. Un rapport de 1970173 cherche à identifier les

sources de pollution sonore pour New York. Dans son beau livre Le paysage sonore, R. Murray Schafer consacre un chapitre à ce sujet et compare des enquêtes menées dans plus de deux cent villes, enquêtes qui fournissent le nombre de plaintes déposées en fonction de la nature des bruits. À Londres (1969), sont classés par ordre décroissant du nombre de plaintes : la circulation, les chantiers de construction, le téléphone, les appareils de bureaux, les bennes à ordure, les travaux dans les rues, les camions, les sirènes, les systèmes de ventilation, les voix, les motocyclettes, les avions, les portes, les radios, les chemins de fer, les machines industrielles. À Chicago (1971), les habitants se plaignent en premier des climatiseurs, mais les instruments de musique figurent en bonne position. Les Parisiens (1972) sont d’abord sensibles aux bruits domestiques et des voisins. Les Bavarois (Munich, 1972) se plaignent des restaurants. À Johannesburg (1972), les plaintes contre les animaux et oiseaux sont dix fois plus nombreuses que celles contre toute autre source

169 Alain Muzet, Le bruit, Paris, Flammarion, 1999, p. 7.

170 Maire-Claire Botte, René Chocholle, Le bruit, Paris, P.U.F.-Q.S.J. ?, 1984, p. 3.

171 Jean-Pierre Servant (éd.), Mesurer le bruit dans l’environnement. NF S 31-010, Paris, AFNOR, 2000, p. XI. 172 Cf. Nathalie Sailleau, La dépense de réduction du bruit 1990-1998, Orléans, Institut Français de

l’Environnement, 2000, p. 11 : « La lutte contre le bruit mobilise peu de moyens, malgré une demande sociale forte ».

de pollution sonore174. La sensibilisation au bruit comme nuisance a également donné naissance à

des études spécialisées. Un rapport du ministère français de la justice notait que, dans la prison de Fresnes, on procède dans une journée à 1000 manipulations – fort bruyantes – de portes pour la promenade et à 8500 pour les distributions (repas, courrier, etc.)175. On se demande si le bagne

n’était pas préférable, du moins si l’on pense aux bruits et chuchotements du Journal du voleur de Genet tels que les imagine John Zorn dans Elegy (1992)… Autre témoignage de l’horreur industrielle : sont « sources sonores » « les cris des animaux [qui] se produisent essentiellement pendant le repas qui est distribué soit à horaires fixes, soit en continu […], lors des phases de castration (toutes les trois semaines le plus souvent), lors des phases de chargement et de déchargement des animaux », nous apprend une étude pour limiter les bruits générés par les « élevages porcins »176.

Il est certain que le bruit (au sens de nuisance sonore) a augmenté de manière exponentielle avec la société industrielle. La nature bienveillante qu’imagine Virgile dans les Géorgiques n’est perturbée que par les bruits de la guerre : « Cette vie était celle que Saturne menait sur la terre au temps de l’âge d’or : on n’avait pas encore entendu souffler dans les trompettes ni crépiter les épées forgées sur les dures enclumes »177. Au XVIIIe

siècle, la cloche de Notre-Dame de Paris – qui, il est vrai, pesait douze tonnes – pouvait être entendue à plusieurs kilomètres à la ronde178.

C’est durant ce même siècle que font leur apparition les machines aux bruits envahissants : machine à coudre (1711), rail de tramway en fonte (1738), cylindres à air avec piston actionné par une roue hydraulique triplant la production des hauts fourneaux (1761), hélice (1785), moteur à gaz (1791), etc.179. Mais la nuisance n’est pas seulement le fait des nouvelles sources sonores :

« La société industrielle est […] globalement plus bruyante que les sociétés anciennes, mais surtout, elle a modifié la nature du bruit. Elle a donné naissance à la ligne droite acoustique, à la continuité des bruits mécaniques. […] Beaucoup de bruits mécaniques sont linéaires et invariables, contrairement aux sons de la nature qui naissent, se développent et meurent, comme des êtres vivants. [… En outre] la radio et la télévision libèrent les sons de leur point d’origine dans l’espace et les font voyager à volonté. Le phonographe d’abord, puis les autres techniques d’enregistrement, libèrent les sons de leur point d’origine dans le temps »180.

Cette dernière remarque est importante, car si la société postindustrielle est en train de diminuer l’intensité des bruits, elle va cependant encore plus dans le sens de leur délocalisation, ce qui entraîne des bouleversements considérables quant à notre manière d’écouter.

De ce qui précède, on aura compris que le caractère nuisible d’un bruit ne réside pas nécessairement dans sa nature, mais dans son intensité élevée ; ainsi, même un Intermezzo de

174 Cf. R. Murray Schafer, Le paysage sonore (1977), traduction Sylvette Gleize, Paris, J.C. Lattès, 1979, chapitre

13.

175 Cf. Marie Cipriano-Crause, Christian Montagnon, Edith Abiet, Le bruit en milieu carcéral. Une double approche

du phénomène, Paris, Ministère de la Justice, 1984, p. 32.

176 Institut Technique du Porc, Élevage porcin et bruit. Évaluation de l’impact sonore des porcheries, Paris, 1996, p.

9.

177 Cité par R. Murray Schafer, op. cit., p. 78.

178 Cf. Denis Fortier, Les mondes sonores, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 18. 179 Cf. R. Murray Schafer, op. cit., p. 108.

Brahms diffusé au maximum de la puissance sonore d’une chaîne stéréo devient du bruit. Dans les débats sur la pollution sonore, la mesure du bruit se focalise donc sur le relevé de son intensité et non pas sur sa nature, même si les deux sont parfois indissociables. Ce relevé n’est pas aisé à réaliser181. Par exemple, en théorie, il faudrait tenir compte de la variation de l’intensité dans le

temps et du contexte dans lequel émerge un bruit : « On a observé que la gêne est proportionnelle à la dynamique des bruits. C’est l’exemple bien connu du trafic automobile même intense dont le bruit continu est mieux toléré qu’une seule moto au pot d’échappement trafiqué, capable de réveiller un quartier entier »182. La mesure exacte du seuil de douleur varie également avec les

études183. On connaît cependant les effets physiologiques de la surexposition à des sons intenses,

qui peuvent aller de la fatigue auditive à la surdité, mais qui atteignent également d’autres parties du cerveau184.