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L’immersion dionysiaque

L A « PROFONDEUR » DU SON

Immergeons-nous, un instant prolongé, dans le Quatrième Quatuor à cordes (1964) de Scelsi. Voici une œuvre en un seul mouvement, d’une durée de 9’51’’ dans la version du Quatuor Arditti (1995) qui servira ici de référence, une œuvre d’une extrême fluidité : non seulement à chaque audition j’y entends des choses différentes, en outre, il m’est toujours difficile de savoir si ce que j’entends (ou crois entendre) est « là » (dans la partition ou dans l’enregistrement) ou bien si mon esprit l’inventent. Du fait de la continuité quasi absolue, tout y est éphémère ainsi que transitoire et échappe, en quelque sorte, à la mémoire. Cet éphémère est à l’image du son. Et, en effet, je peux très bien entendre le Quatuor dans sa totalité comme un seul son : une entité qui, du début jusqu’à la fin de l’œuvre, déploie un geste unique et complexe. Ainsi, le trajet global de l’œuvre consiste en l’épaississement progressif d’une seule note finissant par happer l’auditeur dans son intériorité.

Les deux premiers tiers de la pièce (du début à la mesure 157, soit à 6’37’’) présentent une évolution très continue dont la nature est triple :

- une montée progressive, par paliers, avec retours intermittents en arrière. À chaque moment, une nouvelle hauteur semble dominer (cf. exemple 14). Bien entendu, les repères temporels donnés dans l’exemple sont très relatifs, puisque l’écoute, comme il a été dit, relève de la sensation fugace du fait de l’extrême fluidité du mouvement. Notons que chaque hauteur peut survenir à des registres différents. En outre, elle est enveloppée d’un halo, d’une poussière de notes l’entourant en cluster ou créant fugitivement une ligne séparée que l’on peut entendre presque comme un formant supérieur ou inférieur ;

- un épaississement de ce halo, encore plus progressif que la montée des hauteurs et bien plus insensible. Il affecte, d’une part, la densité, c’est-à-dire le nombre de notes différentes (on pourrait aussi tenir compte des unissons) et, d’autre part, l’accroissement des registres joués. À titre indicatif, en se basant d’une manière totalement arbitraire sur les repères temporels donnés pour les hauteurs, on consultera les deux dernières lignes de l’exemple 14 ;

- un crescendo totalement écrit, lui aussi par paliers.

Exemple 14.

Giacinto Scelsi, Quatrième Quatuor à cordes, mesures 1-157 : analyse. -1/4, -3/4, +1/4, +3/4 indiquent respectivement un quart de ton et trois quarts de ton inférieurs, un quart de ton et trois quarts de ton supérieurs.

La montée continuera jusqu’à la fin de l’œuvre, presque selon la logique de l’illusion auditive d’une ascension perpétuelle. Par contre, le double épaississement (secondé par le

crescendo) mène à une rupture. Étant donnée la nature très progressive et hésitante de l’épaississement, la rupture n’a rien de violent. À vrai dire, on peut décider de ne pas l’entendre. Si on l’accepte, on la prendra comme un geste empreint de douceur, une invitation à faire le voyage : le voyage au cœur du son625. En effet, tout se passe comme si une entité sans

dimensions, un point (la note du tout début de l’œuvre) acquérait progressivement des dimensions pour devenir une sphère : la rupture marque le moment où nous nous immergeons dans la sphère.

Musicalement parlant, dans le Quatuor, si le point est une note, la sphère est un accord. Alors que le long début de l’œuvre sonne comme une monodie (montée d’une note qui s’épaissit progressivement), à la mesure 158 (6’38’’) s’installe une sensation d’harmonie. Dans les deux sens du terme, harmonique et harmonieux : l’accord qui domine est un ré mineur – on peut d’ailleurs parler de « nouvelle consonance » à propos du Quatuor626. Cependant, ce n’est guère

une harmonie fonctionnelle, c’est-à-dire évoluant, modulant, etc. : l’accord de ré semble se fixer pour l’éternité. Mais c’est une éternité légère, comme en suspens : certaines oreilles n’entendront jamais cet accord, car il est sans cesse parasité, travaillé par des notes étrangères, dominé par une ligne supérieure qui, continuant son ascension, attire l’attention. En outre, il se présente sur un premier renversement (fa), puis laisse émerger une fondamentale souvent à vide, revient ensuite au premier renversement et disparaît enfin d’une manière totalement imperceptible. À partir de la mesure 208 (8’45’’), la sensation d’harmonie disparaît et l’œuvre se conclut rapidement.

La sphère est creusée de l’intérieur, comme le montre l’exemple 15 (mesures 167-170 : 7’01’’-7’10’’). Scelsi travaille en détail des variations de timbre : arco tenu, pizzicato, flautando, sul tasto, harmonique, col legno, changement de corde pour une même note. On peut passer d’une note à l’autre par un glissando-portamento. Une note peut s’épaissir momentanément par un trille ou un tremolo. Et, bien entendu, les intensités sont extrêmement élaborées.

Exemple 15.

Giacinto Scelsi, Quatrième Quatuor à cordes : mesures 167-170627. Chaque portée indique une seule corde. De haut en bas : violon I (3 portées), violon II (4 portées), alto (3 portées), violoncelle (3 portées).

Selon Scelsi lui-même, le passage « sphérique » qui vient d’être commenté contient le moment-clef de l’œuvre. Franco Sciannameo, le violoniste du Quartetto di Nuova Musica qui

625 Scelsi aimait employer l’expression « centre du son » : « Vous n’avez pas idée de ce qu’il y a dans un seul son !

Il y a même des contrepoints si on veut, des décalages de timbres différents. Il y a même des harmoniques qui donnent des effets tout à fait différents, qui ne sortent pas seulement du son, mais qui entrent au centre du son. Il y a des mouvements concentriques et divergents dans un seul son. Ce son-là devient très grand. Cela devient une partie du cosmos, aussi minime qu’elle soit. Il y a tout dedans. La planète est pleine de vibrations, bonnes ou mauvaises » (Giacinto Scelsi, Les anges sont ailleurs…, textes inédits recueillis et commentés par Sharon Kanach, Arles, Actes Sud, 2006, p. 75).

626 Autre passage qui sonne tonal : aux mesures 41-44 (1’47’’-1’54’’), la combinaison de la première ligne du

second violon et de la première ligne de l’alto produit un semblant de sol majeur.

créa le Quatuor, évoque les répétitions : alors que les musiciens tentaient de dépasser les grandes difficultés techniques de la pièce, le compositeur,

« se tenant caché, était surtout soucieux de l’esthétique globale de la pièce. Je me souviens qu’il nous disait : “Il y a une voûte quelque part dans la pièce, que je voudrais que vous atteigniez ; elle devrait sonner comme le point culminant d’un choral”. Mais il n’était jamais clair quant à l’endroit où cela allait arriver, et la notation de la partition semblait incapable de l’identifier. Un soir, la recherche de l’insaisissable choral menant au moment “d’or” du quatuor finit par le révéler, lorsque Scelsi s’exclama de l’autre pièce : “È qui, è qui !”. Il était là, à la mesure 167 [cf. exemple 15], déclenché par une note-pédale grave du violoncelle, jouée fortissimo [probablement le sib joué mezzoforte dans l’édition donnée dans l’exemple 15]. Nous ne rentrions pas suffisamment au centre du son pour attaquer la note juste – nous n’étions pas encore entrés dans l’illusoire troisième dimension à propos de laquelle Scelsi était si catégorique. Ce fut véritablement un moment de découverte qui ouvrit, pour nous quatre, la porte de la poétique de cet homme complexe »628.

La « troisième dimension » dont il est question est la profondeur. Dans un texte très important pour comprendre son esthétique, « Son et musique »629, Scelsi écrit :

« Le son est sphérique, mais en l’écoutant, il nous semble posséder seulement deux dimensions : hauteur et durée – la troisième, la profondeur, nous savons qu’elle existe, mais dans un certain sens, elle nous échappe. Les harmoniques supérieures et inférieures (qu’on entend moins) nous donnent parfois l’impression d’un son plus vaste et complexe autre que celui de la durée ou de la hauteur, mais il nous est difficile d’en percevoir la complexité. D’ailleurs, musicalement on ne saurait comment la noter. En peinture, on a bien découvert la perspective, qui donne l’impression de la profondeur, mais en musique, jusqu’à présent, malgré toutes les expériences stéréophoniques et les essais successifs de toutes sortes, on n’a pas réussi à échapper aux deux dimensions durée et hauteur, et à donner l’impression de la réelle dimension sphérique du son. Il y a déjà des lunettes qui permettent de voir les images des photos en relief : on inventera sûrement des petits micros qui permettront de capter la troisième dimension du son, ou même des instruments nouveaux qui donneront ce résultat sans besoin d’appareils auriculaires.

Je suis convaincu que cela sera possible d’une façon ou d’une autre avant la fin du siècle, surtout par l’acquisition d’une faculté de perception plus subtile ou par un état de conscience qui permette une approximation plus grande de la réalité »630.

Dans l’analyse du Quatrième Quatuor, j’ai insisté sur le fait que le son s’épaissit progressivement : on pourrait dire désormais qu’il s’approfondit, qu’il acquiert un « fond ». Et si l’entrée dans l’univers de l’harmonie marque le moment de l’immersion, c’est que le fond y devient insondable, presque un abîme. D’ailleurs, la profondeur est présente dès le début de la pièce, dès le moment où la note unique de départ s’entoure d’un halo : des unissons, des doublures d’octave, des micro-intervalles l’environnant ainsi que tous les moyens décrits à

628 Scelsi « keeping himself out of sight, was mostly concerned with the overall aesthetics of the piece. I remember

him saying, “There is an arch somewhere in the piece which I want you to reach to; it should sound like the culmination of a chorale”. But he was never clear where in the piece it was going to occur, and the notation in the score seemed unable to identify it. One evening the search for the elusive chorale leading to the quartet's “golden” moment finally revealed it, as Scelsi exclaimed from the other room, “È qui, è qui!”. It was there all along, in bar 167, triggered by a low pedal note in the cello, played fortissimo. We just were not getting enough into the centre of the sound to strike the right note – we had not yet entered into the illusive third sonic dimension about which Scelsi was so adamant. That was indeed a moment of discovery which unlocked, for the four of us, the door to this complex man’s poetic » (Franco Sciannameo, « A Personal Memoir: Remembering Scelsi », Musical Times, July 2001, http://www.andante.com/article/article.cfm?id=10644; je traduis et souligne. L’anecdote quant à l’incertitude prolongée de Scelsi est tout à fait plausible, étant donné qu’il travaillait d’une manière totalement intuitive).

629 Giacinto Scelsi, « Son et musique », in Giacinto Scelsi, Les anges sont ailleurs…, op. cit., p. 125-139. Sharon

Kanach indique qu’il s’agit de la transcription de conversations improvisées entre Scelsi et des amis durant 1953 et 1954, et qu’il a paru en français, en 1981.

propos des mesures 167-170 (variations de timbre, légers glissandi, trilles, tremolos). On peut ajouter, avec Tristan Murail – l’un des compositeurs qui a participé à la « redécouverte » de Scelsi –, que le compositeur italien « exploite, probablement inconsciemment, des phénomènes acoustiques tels que les transitoires, les battements, la notion de largeur de bande critique, etc. »631. Il ajoute en note, pour expliquer la notion de « bande critique » : « Des fréquences très

voisines engendrent des battements ou des effets de “chorus” qui enrichissent les textures sonores ; lorsque les fréquences s’écartent un peu, on entre dans une zone de “dissonance” ; lorsqu’elles s’écartent encore, on retrouve un sentiment de consonance. La notion de “bande critique” est dans une certaine mesure la justification théorique de l’idée intuitive de “profondeur” du son »632.