• Aucun résultat trouvé

Un système européen de protection des droits fondamentaux au contour territorial incertain

Une première asymétrie évidente gêne la détermination d'un territoire commun aux deux ordres juridiques : la différence du nombre de membres à chacune des organisations. 47 pour le Conseil de l'Europe et 27 États membres pour l'Union européenne, à compter de mars 2019 en raison du retrait britannique de l’Union européenne. Mais même en ne s'attachant qu'au plus petit dénominateur commun, au territoire des États membres des deux organisations européennes, des incertitudes persistent. D'une part, en raison de la dimension géographique parfois variable au sein de l'Union européenne avec les opt-out ou encore les

842 Cour EDH, Gde chbr., 21 janvier 2011, M.S.S. c/ Belgique et Grèce, req. n° 30696/09, point 287.

843 L. LEBON, La territorialité et l'Union européenne : approches de droit public, op. cit., pp. 121 et s. qui se

coopérations renforcées ; d'autre part, le contour territorial même de ce système est à définir en raison des territoires éloignés géographiquement mais dépendants ou rattachés aux États. Afin de comprendre quelle pourrait être l'assise territoriale du système européen de protection des droits fondamentaux, il faut dans un premier temps déterminer comment la Cour EDH a affirmé la pleine application de la Convention EDH sur tout le territoire européen (§1) pour ensuite appliquer les principes dégagés par la Cour EDH à la réalité géographique de l'Union européenne (§2).

§1. La base territoriale au sens de la Cour EDH

La notion de base territoriale a pour but de désigner le territoire appartenant aux États membres du Conseil de l'Europe, territoire sur lequel ils s'engagent à faire respecter les principes de l'organisation européenne et les conventions qu'ils ont ratifiées. Mais des portions de territoire appartenant formellement à un État peuvent parfois lui échapper, l’incitant à formuler des réserves territoriales. Pour comprendre l’utilisation de ces réserves et leur encadrement, il est plus simple de se tourner vers l'application de la Convention EDH telle que déterminée par la Cour EDH, notamment car le statut du Conseil de l'Europe n'a pas fait l'objet de déclarations ni de réserves territoriales par ses États membres, contrairement à la Convention EDH. Au sujet de ces déclarations ou réserves territoriales, il est intéressant de noter que la Cour EDH les rejette systématiquement, préférant une approche in abstracto du territoire (A), ce qui a un impact sur la responsabilité de l'État qui possède le territoire. Mais la juridiction combine cette pleine application territoriale avec une approche in concreto, en s'intéressant au véritable responsable du territoire en cause (B).

A. L'approche in abstracto du territoire

À défaut de précision textuelle, la Cour EDH a développé une jurisprudence assez complète concernant l'application territoriale de la Convention EDH, se fondant sur l'article 1 du texte et sur la notion de juridiction qui « doit être comprise comme signifiant que la

compétence juridictionnelle d'un État est principalement territoriale [...] mais aussi en ce sens qu'il est présumé qu'elle s'exerce normalement sur l'ensemble de son territoire »844.

Ainsi, un État partie ne pourra pas échapper à sa responsabilité juridique devant la Cour EDH, quelles que soient les conditions concrètes d'exercice du pouvoir sur la portion du territoire en cause. Les restrictions au territoire de l'État sont rejetées par la Cour EDH (1), au contraire des extensions territoriales qui, inversement, permettent à un État d'appliquer volontairement la Convention EDH à des territoires sous son autorité, mais en prenant en compte les nécessités locales relatives à ce territoire, agrandissant l’assise du système européen de protection des droits fondamentaux (2).

1. Les restrictions irrecevables : les réserves et les déclarations territoriales

Comme toute convention internationale, la Convention EDH peut faire l'objet de réserves, en vertu de l'article 57 de la Convention EDH, ou de « déclarations », analysées comme des réserves par la Cour EDH845. C'est l'article 2 de la Convention de Vienne sur le

droit des traités du 23 mai 1969 qui définit la notion de réserve en tant que « déclaration

unilatérale, quel que soit son libellé ou sa désignation, faite par un État quand il signe, ratifie, accepte ou approuve un traité ou y adhère, par laquelle il vise à exclure ou à modifier l’effet juridique de certaines dispositions du traité dans leur application à cet État ». La

possibilité de réserves peut paraître étonnante au vu des sujets essentiels abordés par la Convention EDH mais a contrario, c'est dans le domaine des droits fondamentaux que l'atteinte à la souveraineté des États est la plus importante846 . Les réserves doivent

nécessairement être déposées en même temps que la ratification ou la signature de la Convention EDH ou de ses protocoles additionnels, toute déclaration postérieure n'est pas recevable. De plus, l'État doit justifier la réserve en démontrant, par le biais d'un bref exposé, qu'une norme interne pose un obstacle à une disposition de la Convention EDH, sachant que certains articles ne peuvent pas recevoir de dérogation847. L'article 57 précise que les réserves

générales sont prohibées.

Les précautions prises par les États, de façon anticipée, ne privent pas la Cour de son pouvoir de contrôle. Au contraire, celle-ci a systématiquement écarté les déclarations

845 Par exemple voir Cour EDH, Ass. plén., 29 avril 1988, Belilos c/ Suisse, req. n° 10328/83.

846 Voir F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l'homme, PUF, Paris, 13e éd. refondue, 2016,

p. 65.

847 Voir l’article 15 de la Convention EDH et les précisions apportées à ce sujet dans chaque protocole. Voir

territoriales présentées par les États membres, en les analysant comme des réserves. Deux États ont ainsi décidé de déposer des déclarations portant sur leur territoire au moment de la ratification de la Convention EDH. La Moldova dans sa déclaration du 12 septembre 1997 au sujet de la République autoproclamée de Transnistrie et l'Azerbaïdjan dans sa déclaration du 15 avril 2002 qui précise que le pays « n'est pas en mesure de garantir l'application des

dispositions de la Convention dans les territoires occupés par la République d'Arménie »848.

La déclaration moldave a été remise en cause dans la décision de la Grande chambre de la Cour EDH portant sur la recevabilité de l'affaire Ilaşcu c/ Moldova et Russie en 2001849. La

Grande chambre estime que la déclaration « a une portée générale, illimitée quant aux

dispositions de la Convention, mais limitée dans l’espace et dans le temps »850. Ainsi, la

déclaration faite par la Moldova n'est pas valide au regard des exigences de l'article 57 de la Convention EDH, ce qui rend la requête recevable car l'État est bien responsable des faits litigieux qui ont lieu sur ce territoire. Au stade de l'examen sur le fond, la Cour EDH constate que la Moldova n'exerce effectivement pas de contrôle sur le territoire en question mais qu'il relève tout de même de sa juridiction851, puisqu'au regard du droit international, il s'agit d'un

territoire lui appartenant.

La déclaration azérie est étudiée par la Cour EDH dans une décision de recevabilité, concernant le territoire du Haut-Karabagh, dans laquelle elle estime qu'il n'est pas possible que la notion de juridiction soit limitée à une portion du territoire d'un État partie852. Elle

ajoute dans sa décision au fond « que la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention

est présumée s’exercer sur l’ensemble du territoire d’un État contractant »853 . Cette

constatation en entraîne une autre, « le gouvernement azerbaïdjanais exerce sa juridiction

en tant qu’État territorial et il assume une responsabilité pleine et entière au regard de la Convention, même s’il peut rencontrer en pratique des difficultés à exercer son autorité »854.

848 La région en question est le Haut-Karabagh qui a été attribué à l'Azerbaïdjan par l'URSS disputé par

l'Arménie et qui se déclare indépendant en 1991 mais sans aucune reconnaissance internationale, ni étatique ni par une organisation internationale.

849 Cour EDH, Gde chbr., 4 juillet 2001, Ilaşcu c/ Moldova et Russie, req. n° 48787/99 (décision sur la

recevabilité).

850 Ibidem.

851 Cour EDH, Gde chbr., 8 juillet 2004, Ilaşcu c/ Moldova et Russie, préc., point 331.

852 Cour EDH, Gde chbr, 14 décembre 2011, Sargsyan c/ Azerbaïdjan, req. n° 40167/06, point 64. La Cour

EDH rappelle ensuite qu'elle assimile toute déclaration à des réserves, ce qui implique d'en respecter les conditions. Or les déclarations sont souvent dénuées de toute motivation et ne visent pas de dispositions précises de la Convention EDH contrairement aux indications de l'article 57 de la Convention EDH.

853 Cour EDH, Gde chbr, 16 juin 2015, Sargsyan c/ Azerbaïdjan, req. n° 40167/06, décision au fond, point 129. 854 Ibidem, point 150.

La juridiction des droits de l’homme incite les États à rester responsables de leurs territoires tout en reconnaissance la possibilité de circonstances pouvant atténuer leur responsabilité. Dans ce cas, les obligations qui leur incombent sont limitées à l'article 1er de la Convention

EDH pour l’État auquel le territoire appartient mais dont il n’a plus le contrôle. Cet État peut ainsi voir sa responsabilité limitée à la stricte obligation de tenter de reprendre le contrôle du territoire. La Cour EDH impose d'ailleurs une obligation positive, « l’engagement pris

par un tel État en vertu de l’article 1 comprend normalement deux éléments : d’une part, l’obligation négative de s’abstenir de toute ingérence dans la jouissance des droits et libertés garantis et, d’autre part, l’obligation positive de prendre les mesures appropriées pour assurer le respect de ces droits et libertés sur son territoire »855. L'État doit ainsi adopter des

mesures adéquates pour protéger les droits de la Convention EDH856, des mesures « d'ordre

diplomatique, économique, judiciaire ou autre »857. L'État peut alors être responsable pour

son absence d'action sur un territoire contrôlé par un autre État car la Cour EDH considère qu'il existe une présomption de juridiction. Cependant, la responsabilité de l'État peut être limitée à cette absence d'action.

En dehors de toute déclaration ou réserve territoriale, les États perdent parfois le contrôle de leur territoire et tentent donc d'opposer cette situation comme moyen de défense. C'est le cas de la Géorgie qui a été désignée par des requérants individuels pour des évènements se déroulant en Adjarie. La Cour EDH maintient le même cap que pour les réserves territoriales en estimant, dans l'arrêt Assadnizé c/ Géorgie de 2004858, qu'il y a une

présomption de compétence en faveur de la Géorgie. La Cour EDH indique que cette présomption pourrait être renversée en prouvant qu'il existe un mouvement sécessionniste859,

ou plus généralement en cas de circonstances exceptionnelles860, même si aucun exemple n'a

pour l'instant permis d'arriver à la conclusion d'une absence totale de responsabilité d'un État partie sur son territoire. Au mieux, la Cour a pu reconnaître la responsabilité de deux États parties – même si celle-ci est limitée à l'obligation positive de l'article 1 pour l'État auquel le territoire appartient – à condition d'avoir été tous deux visés par le requérant. Néanmoins, la

855 Ibid., point 129.

856 F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l'homme, préc., p. 248. 857 Cour EDH, Gde chbr., 8 juillet 2004, Ilaşcu c/ Moldova et Russie, préc., point 331. 858 Cour EDH, Gde chbr., 8 avril 2004, Assanidzé c/ Géorgie, préc.

859 Ibidem, point 140.

860 Voir par exemple Cour EDH, 19 octobre 2012, Catan e. a. c/ Moldova et Russie, req. n° 43370/04, 18454/06

Cour EDH tempère rapidement son propos : « si la présomption tombait, la Convention

pourrait s'appliquer de manière sélective à des parties du territoire de certains États parties seulement, vidant ainsi de son contenu le postulat de la protection effective des droits de l'homme qui sous-tend l'ensemble de la Convention, et permettant par là-même une discrimination entre États parties, c'est-à-dire entre ceux qui acceptent l'application de la Convention à la totalité de leur territoire et ceux qui ne l'acceptent pas »861. Finalement, si

la Cour EDH dégage une présomption de juridiction, celle-ci ne semble pas pouvoir être renversée, il s'agirait alors d'une présomption irréfragable même si la juridiction des droits de l’homme ne la désigne pas ainsi.

Ce que la Cour EDH veut éviter c'est « un constat de « vide juridique » ou d'une

« zone de non-droit » à laquelle des dispositions de la Convention ne s'appliquent pas de

facto »862 . L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a d'ailleurs adopté une

recommandation en 2003 sur le sujet afin d'inciter, d'une part, les États à informer leurs citoyens sur la possibilité de saisir la Cour EDH et, d'autre part, à encourager les recours interétatiques au sujet de ces territoires863. Les restrictions de territoire ne sont donc pas

admises par la Cour EDH, au contraire des extensions, acceptées en raison de l'article 56 de la Convention EDH, même si les déclarations visant à appliquer plus largement la Convention EDH se font sous la condition du respect des « nécessités locales ».

2. Les restrictions recevables : les nécessités locales des territoires d’outre-mer

À l'inverse de l'exclusion de certains morceaux de territoires hors de contrôle, des États ont étendu volontairement l'application de la Convention EDH à des territoires pour lesquels ceux-ci assurent « les relations internationales » selon les termes de l'article 56 § 1 de la Convention EDH. À l'instar des réserves, ces extensions font l'objet de déclarations de la part des États. C'est le cas de la France qui a indiqué, au moment de la ratification de la Convention EDH en 1974, désirer la faire appliquer sur l'ensemble du territoire de la

861 Cour EDH, Gde chbr., 8 avril 2004, Assanidzé c/ Géorgie, préc., point 142.

862 Opinion dissidente du juge russe KOVLER sous l'arrêt Cour EDH, Gde chbr., 8 juillet 2004, Ilaşcu c/ Moldova et Russie, op. cit. Le juge estime qu'il ne faut pas reconnaître la juridiction des États mais au

contraire constater qu'il s'agit de zones de non-droit.

863 Recommandation n° 1606 du 23 juin 2003 de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe « Zones où

Outline

Documents relatifs