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L'évolution de la Cour EDH : l’interprétation téléologique et les opinions séparées des juges

Section 1. Les techniques prétoriennes permettant de soutenir une convergence

A. L'évolution de la Cour EDH : l’interprétation téléologique et les opinions séparées des juges

La Cour EDH est instituée par la Convention EDH, traité assez bref de 59 articles. Les droits substantiels que doivent défendre ces juges sont encore moins nombreux car ils sont contenus dans les articles 2 à 14 de la Convention EDH, auxquels s'ajoutent les protocoles additionnels, qui démontrent par ailleurs la volonté de ne pas modifier le texte initial. Il y a à la fois une stabilité du texte mais également une potentielle limitation du rôle du juge sur la garantie des droits énoncés. Les méthodes d'interprétation qu'il mobilise lui permettent de faire évoluer le texte (1), méthodes accompagnées de la possibilité d'opinions séparées, éclairant les choix opérés par la Cour EDH (2).

1. Le dépassement du cadre textuel grâce à la mobilisation de méthodes d'interprétation

La Cour EDH semble encadrée dans son rôle, qui est de faire appliquer les droits énoncés par la Convention EDH et ses protocoles, même si l'article 32 de la Convention EDH comprend l'interprétation de ces textes. De plus, le système de la Convention EDH

485 É. DUBOUT, « Interprétation téléologique et politique jurisprudentielle de la Cour européenne des droits

connaît une particularité, par rapport à un ordre juridique national et par rapport à l'Union européenne. Aucun législateur ne peut intervenir pour corriger ou contrer une jurisprudence486. En revanche, contrairement au juge national, la Cour EDH doit concilier

« l'objectif de protection des droits et l'impératif de coopération des États, qui se répercute

sur le choix de la méthode d'interprétation »487. Au mieux, les États parties peuvent interférer

avec le fonctionnement institutionnel de la Cour EDH en adoptant des protocoles d'amendements488 ou sur le fond en ajoutant des droits à protéger489 . Mais la Cour a

rapidement estimé qu'elle pouvait faire évoluer ces droits en privilégiant « principalement,

mais non exclusivement, une interprétation constructive du texte de la Convention, souvent qualifiée de « téléologique » parce que centrée sur la recherche de l'objet et la réalisation des buts de la Convention »490. La nature même de la Convention EDH permet de privilégier

cette méthode téléologique puisque le fondement du texte est de faire progresser la protection des droits fondamentaux en Europe491 . Le Préambule de la Convention EDH évoque le

« développement » des droits de l'homme, ainsi « il autorise un degré d’innovation et de

créativité qui enrichit la portée des garanties de la Convention notamment lorsqu’il s’agit de protéger la substance des droits et libertés »492 . La méthode téléologique peut être

rapprochée de celle évolutive493, qui consiste à interpréter les termes de la Convention EDH,

en prenant en compte le comportement des « sociétés démocratiques d'aujourd'hui et non

dans le sens que ces concepts avaient »494 lors de la rédaction de la Convention EDH. Les

486 Ibidem, p. 390. Même s'il faut souligner que l'abrogation de l'article 16 de la Convention EDH a déjà été

discutée par les organes du Conseil de l'Europe, voir point 121 de l'arrêt Cour EDH, Gde chbr., 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse, req. n° 27510/08.

487 É. DUBOUT, « Interprétation téléologique et politique jurisprudentielle de la Cour européenne des droits

de l'homme », op. cit, p. 413.

488 Le protocole n° 16 est le dernier amendement, il concerne l'instauration d'une nouvelle procédure d'avis des

plus hautes juridictions nationales envers la Cour EDH. Protocole n° 16 du 2 octobre 2013, entré en vigueur le 1er août 2018, STCE n° 214.

489 Le protocole n° 13 est le dernier ajoutant des droits à protéger, il concerne l'interdiction de la peine de mort

en temps de guerre. Protocole n° 13 du 3 mai 2002, STE n° 187.

490 É. DUBOUT, « Interprétation téléologique et politique jurisprudentielle de la Cour européenne des droits

de l'homme », op. cit., p. 383, voir également L. BURGORGUE-LARSEN, « Des droits invoqués aux droits protégés. « Morceaux choisis » des ombres et lumières du système européen de garantie », LPA, 14 février 2011, n° 31.

491 H. SENDEN, Interpretation of Fundamental Rights in a Multilevel Legal System. An analysis of the European Court of Human Rights and the Court of Justice of the European Union, Insertia, Cambridge –

Antwerp – Portland, 2011.

492 F. TULKENS, « Quelles sont les limites à l’interprétation évolutive ? », Dialogues des juges, 2011,

http://www.echr.coe.int.

493 Voir F. PICOD, « Le juge communautaire et l'interprétation européenne », in F. SUDRE (dir.), L'interprétation de la Convention européenne des droits de l'homme, Bruylant, Bruxelles, 1998, p. 329. 494 F. MATSCHER, « Les contraintes de l'interprétation juridictionnelle. Les méthodes d'interprétation de la

deux méthodes se confondent puisque l'objectif est identique, prendre en compte le contexte de la Convention EDH et celui des États parties, « la Cour fait le choix d'une « option

finaliste et `progressiste' ». C'est dire que l'interprétation finaliste est aussi une interprétation évolutive »495. La Cour privilégie ainsi l'approche téléologique, par le but et

l'objet du texte. Elle indique « tenir compte du fait que le contexte de la disposition réside

dans un traité pour la protection effective des droits individuels de l’homme, et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions »496 . Ce lien entre l'interprétation

donnée par la Cour EDH et le texte même de la Convention EDH a été critiqué parce qu’il semble conditionner la survie de la Convention EDH à la lecture qui est faite par la Cour EDH, « seule l'interprétation de la Convention par la Cour la maintient en vie »497. C'est à

la fois une constatation et une exagération. Ce que le texte serait sans la Cour EDH est difficile à envisager aujourd'hui mais il est clair que la juridiction des droits de l’homme contribue à le maintenir en vie, en le mettant à jour des difficultés modernes relatives aux droits fondamentaux.

L’interprétation téléologique n'est pas la seule méthode possible, les articles 31 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités498 , auxquels la Cour EDH fait

régulièrement référence499, indiquent quelles techniques peuvent être utilisées. Il s’agit de

l'interprétation de bonne foi ; de la prise en compte d'autres textes internationaux ; de la prise en compte de l'objet et du but du traité ; de l'utilisation des travaux préparatoires et de versions linguistiques différentes500 . Parfois, la Cour mobilise toutes les techniques

l'homme, Bruylant, Bruxelles, 1998, spéc. p. 22.

495 F. SUDRE, « L'interprétation dynamique de la Cour européenne des droits de l'homme », colloque L'office du juge, 29 et 30 septembre 2006, disponible sur le site www.senat.fr.

496 Cour EDH, Gde chbr., Saadi c/ Royaume-Uni, 29 janvier 2008, req. n° 13229/03, point 62.

497 J. VAILHÉ, « L'apport des opinions individuelles des juges dans l'analyse de la jurisprudence de la Cour

européenne », RSC, 1998, n° 1, p. 83.

498 P. WACHSMANN, « Les méthodes d'interprétation des conventions internationales relatives à la protection

des droits de l’homme », in La protection des droits de l’homme et l’évolution du droit international (SFDI), Pedone, Paris, 1998, p. 157.

499 Voir par exemple : Cour EDH, Gde chbr., 4 février 2005, Mamatkulov c/ Turquie, req. n° 46827/99 et

46951/99, point 111 ; Cour EDH, Gde chbr., 28 janvier 2008, Saadi c/ Royaume-Uni, req. n° 13229/03, point 62 ; Cour EDH, Gde chbr., 16 septembre 2014, Hassan c/ Royaume-Uni, req. n° 29750/09, point 100 ou encore Cour EDH, Gde chbr., 16 juin 2015, Chriagov c/ Arménie, req. n° 13216/05, point 102. La Cour de justice cite également les articles 31 à 33 de la Convention mais plus rarement, voir par exemple : CJUE, 17 février 2016, Air Baltic Corporation, aff. C-429/14, ECLI:EU:C:2016:88, point 24 ; CJUE, 11 mars 2015, Oberto et Europaïsche Schule München, aff. jtes C-464/13 et C-465/13, ECLI:EU:C:2015:163, point 31 ou encore Trib. UE, 10 décembre 2015, Front Polisario, aff. T-512/12, ECLI:EU:T:2015:953, point 98.

disponibles pour mieux asseoir une décision501, notamment en procédant à une comparaison

de l'état du droit dans les États membres du Conseil de l'Europe502. La Cour fait aussi appel

à d'autres textes internationaux pour faire évoluer les droits protégés par la Convention EDH503. À ce titre, la Charte des droits fondamentaux, qui est un texte plus complet et plus

moderne que la Convention EDH, a pu servir de base pour nourrir une réflexion dans la jurisprudence, y compris avant la reconnaissance de sa valeur contraignante, dès l'entrée en vigueur du traité de Nice504. La Charte a été utilisée comme fondement pour des décisions

importantes505, sans pour autant être réellement intégrée à l'ordre juridique de la Convention

EDH, contrairement à la Convention EDH intégrée comme source d’inspiration privilégiée par le biais des principes généraux du droit dans l'Union européenne.

Pour certains juges de la Cour EDH, ce type d'interprétation pose des « problèmes

majeurs résultant du caractère dynamique du droit international »506 . Même si le droit

international se développe de façon accélérée ces dernières années, il semble néanmoins qu'il soit encore possible d'anticiper l'évolution de ce droit, ce qui permet aux juges de la Cour EDH de suivre ce mouvement tout en exprimant leurs opinions séparées sur des arrêts de la juridiction et de signifier leurs avis sur la mobilisation de certains droits. Ces opinions séparées éclairent la politique jurisprudentielle qui est menée par la Cour EDH.

offre une bonne illustration de l'utilisation de ces différentes méthodes.

501 Ibidem.

502 Cour EDH, Gde chbr., 7 juillet 2011, Stummer c/ Autriche, req. n° 37452/02, point 60.

503 Voir F. MATSCHER, « Les contraintes de l'interprétation juridictionnelle. Les méthodes d'interprétation de

la Convention européenne », in F. SUDRE (dir.), L'interprétation de la Convention européenne des droits

de l'homme, Bruylant, Bruxelles, 1998, spéc. p. 30.

504 Voir L. BURGORGUE-LARSEN, « Le destin judiciaire strasbourgeois de la Charte des droits

fondamentaux de l'Union européenne. Vices et vertus du cosmopolitisme normatif », in Charte des droits

fondamentaux de l'Union européenne et Convention européenne des droits de l'homme, C. PICHERAL et

L. COUTRON (dir.), Bruylant, Bruxelles, 2012, pp. 145-173.

505 Voir par exemple Cour EDH, Gde chbr., 11 juillet 2002, Christine Goodwin, req. n° 28957/95 ; Cour EDH,

Gde chbr., 8 juillet 2003, Hatton c/ Royaume-Uni, req. n° 36022/97 ou encore Cour EDH, Gde chbr., 17 septembre 2009, Scoppola c/ Italie, req. n° 10249/03.

506 Opinion concordante commune aux juges Šikuta, Wojtyczek et Vehabović dans l'affaire Cour EDH, Gde

2. La libération du cadre textuel par la mobilisation d'opinions séparées

La Cour EDH a une autre particularité, relevant plutôt d'une tradition de common

law507, voire spécifiquement nord-américaine508, qui est de permettre l'expression d'opinions

séparées des juges, qu'ils soient favorables à la décision mais visent un fondement différent – les opinions concordantes – ou opposés à la décision majoritaire, les opinions dissidentes, voire partiellement dissidentes. L'opinion séparée peut être définie comme « l'exposé officiel

et par écrit de l'avis personnel d'un juge à l'égard d'une décision au délibéré de laquelle il a participé »509. L'existence de ces opinions permet de mettre en lumière le raisonnement

juridique choisi par la majorité510, tout en soulignant la conception de la fonction de juge

dans la Convention EDH. Admettre les opinions séparées, c’est admettre « ouvertement que

le droit suscite une réflexion, une confrontation des idées dans l'enceinte juridictionnelle elle-même mais aussi en dehors. En acceptant que chaque membre puisse développer sa conception du droit [...] c'est permettre aux commentateurs d'avoir non seulement une vision plus transparente de l'évolution de la jurisprudence, mais encore de nous rappeler que la justice est rendue par des hommes aux parcours et aux conceptions juridiques différents »511.

L'office de la Cour EDH est de protéger les droits de l'homme et il semble logique que la juridiction laisse la place à l'expression des juges, qui ne sont que des hommes, lorsque ceux- ci le souhaitent. La technique des opinions séparées n'est pas une obligation, c'est une faculté laissée aux juges lorsqu'ils veulent se distancier de la majorité512.

À l'image des conclusions rendues par les avocats généraux de la Cour de justice, la lecture d'une opinion séparée permet d'éclairer l'arrêt rendu. Cependant, la différence

507 G. LETSAS, « Judge Rozakis's separate opinions and the Strasbourg dilemna », La Convention européenne des droits de l'homme, un instrument vivant. Mélanges en l'honneur de Christos L. Rozakis, Bruylant,

Bruxelles, 2011, p. 305.

508 Voir par exemple C. L'HEUREUX-DUBÉ, « La pratique des opinions dissidentes au Canada. L'opinion

dissidente : voix de l'avenir ? », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, juillet 2000, n° 8 ou Y. LÉCUYER, « Le secret du délibéré, les opinions séparées et la transparence », RTDH, 2004, n° 57, p. 197.

509 F. RIVIÈRE, Les opinions séparées des juges à la Cour européenne des droits de l'homme, Bruylant,

Bruxelles, 2004, p. 5.

510 F. OST, « Originalité des méthodes d'interprétation de la Cour européenne des droits de l'homme », in Raisonner la raison d'État, vers une Europe des droits de l'homme, M. DELMAS-MARTY (dir.), PUF,

Paris, 1989, spéc. pp. 408-409.

511 J. VAILHÉ, « L'apport des opinions individuelles des juges dans l'analyse de la jurisprudence de la Cour

européenne », RSC, 1998, n° 1, p. 83.

512 Certains juges sont particulièrement actifs et prolifiques, comme par exemple le juge portugais Paulo Pinto

majeure est que l’avocat général propose un avis de droit avant le jugement alors que les opinions séparées font état d’un sentiment des juges sur un arrêt. Cette pratique des opinions séparées n'est pas acceptée par tous, par exemple en France, elle est opposée au principe du secret des délibérations513. Ainsi, deux idéologies s'affrontent : « certains peuvent préférer

maintenir un voile pudique sur le processus de fabrication des décisions au motif que dévoiler tous les mystères désenchanteraient le public ; d'autres, préférer rendre au public la confrontation des opinions au motif que la connaissance des débats est une condition de l'acceptation de la rationalité de la décision »514. Le choix illustre les deux positions des

juges européens puisque la Cour de justice a opté pour le voile pudique et la Cour EDH pour la confrontation des opinions.

La Cour EDH est théoriquement limitée par le texte de la Convention EDH mais la mobilisation de différentes techniques d'interprétation lui permet de sortir de son carcan. L'aspect positif de l'interprétation évolutive ou téléologique est de faire avancer la protection des droits fondamentaux. Il faut toutefois souligner le risque de cette démarche : « le critère

« évolutif » aurait pu ouvrir la porte à une jurisprudence prétorienne confinant à la politique législative »515 . Pourtant, la Cour EDH semble avoir trouvé un équilibre même si ses

décisions ont été plus audacieuses au début de son existence516. Cette audace se vérifie avec

l'élargissement ou la réduction de la marge nationale d'appréciation517 . La démarche est

similaire du côté de la Cour de justice et cela démontre une convergence spontanée des méthodes d'interprétation qui « semble être liée à l'existence d'une volonté commune aux

deux cours européennes : celle de défendre la spécificité des traités européens par rapport aux traités classiques de droit international et d'en assurer une application effective et une

513 J.-P. ANCEL, « Les opinions dissidentes », Cycle de conférences annuelles sur Les méthodes de jugement,

5ème conférence, 18 octobre 2005, https://www.courdecassation.fr.

514 D. ROUSSEAU, « La transposition des opinions dissidentes en France est-elle souhaitable ? « Pour » : une

opinion dissidente en faveur des opinions dissidentes », Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, juillet 2000, n° 8.

515 F. OST, « Originalité des méthodes d'interprétation de la Cour européenne des droits de l'homme », op. cit.,

spéc. p. 443.

516 Plusieurs éléments rendent comptent d’une plus grande réserve de la part de la Cour EDH, comme par

exemple l’invocation marquée du principe de subsidiarité. Voir B. PASTRE-BELDA, « La Cour européenne des droits de l’homme, entre promotion de la subsidiarité et protection effective des droits »,

RTDH, 2013, n° 94, p. 252.

517 Voir F. TULKENS et L. DONNAY, « L'usage de la marge nationale d'appréciation par la Cour européenne

des droits de l'homme. Paravent juridique superflu ou mécanisme indispensable par nature ? », RSC, 2006, n° 1, p. 3.

interprétation uniforme »518. Les juridictions partagent ainsi la technique de l’interprétation

téléologique et celle de propos séparés éclairant leurs arrêts, même si pour la Cour EDH il s’agit d’opinions une fois l’arrêt adopté et pour la Cour de justice de conclusions rendues avant la décision.

B. L'évolution de la Cour de justice : l’interprétation téléologique et les

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