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SOUS PRESCRIPTIONS DES POLITIQUES PUBLIQUES

CHAPITRE 2 ÉCLAIRAGES CONCEPTUELS

I. DES VALEURS PERSONNELLES

1.1 Synoptique d’un concept polysémique

« Vaillance » : tel est l’emploi originel assigné au mot valeur, dont l’étymologie issue du bas latin valor convoque pleinement l’idée de force, et traduit ainsi « cette disposition intérieure par laquelle nous nous engageons chaque fois tout entier en méprisant à la fois les sollicitations qui nous divisent et les obstacles qui nous sont opposés » (Lavelle, 1991, p. 7). Cette définition philosophique de la valeur, placée sous l’égide du courage et de l’engagement et d’ores et déjà perçue comme une entité intrapsychique, se distingue très nettement de la conception de la valeur sous sa dimension économique, qui « résulte d'un processus complexe d'objectivation basé sur le travail et l'échange » (Lopes, 1994, p. 68). Notion phare de l’économie politique, la valeur apparaît dès 1776 dans l’ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith, qui l’entend simultanément comme « l'utilité d'un objet particulier [et] […] la faculté que donne la possession de cet objet d'en acheter d'autres marchandises » (Smith, 1843, p. 35). Ainsi respectivement dénommées « valeur en usage » et « valeur en échange », Smith s’inspire ici directement d’Aristote pour

37 « More than any other concept, it is an intervening variable that shows promise of being able to unify the apparently diverse interests of all the sciences concerned with human behavior »

qui « chaque objet de propriété a deux usages […] ; une chaussure, par exemple, peut-être soit portée soit échangée sert à chausser et à être échangée » (Aristote, 1960, p. 27), dissociant par-là l’usage propre à l’objet – valeur d’usage – et la possibilité d’acquérir un autre objet par l’échange – valeur en échange –. En s’appuyant sur cette dichotomie, Smith (1843) posera notamment ici les bases de la valeur-travail en élaborant une théorie économique qui oppose le travail productif du travail improductif et exclue, à ce titre, les activités de care de la sphère de la productivité car considérées comme dénuées de valeur d’échange (voir Chapitre 1.). Subséquemment, le développement puis l’hégémonie du principe de marché conduiront les économistes à refouler la fonction d'utilité de la valeur – valeur d’usage – et la subjectivité qui l’accompagne pour s’attacher essentiellement à sa dimension objective, énonçant des théories de la valeur d’échange (Mouchot, 1994) focalisées sur le rapport et la confrontation de l’offre et de la demande. Aussi, et bien loin de l’étymologie louant la bravoure, le mérite et les qualités d’un individu, c’est sous son sens économique, marchand et financier que la valeur s’emploie et s’entend le plus fréquemment dans le langage courant pour rendre compte du « caractère mesurable d’un objet susceptible d’être échangé, d’être désiré » (Dubois, Mitterand, & Dauzat, 2001, p. 744). Mais si cette définition tente de prêter à la valeur économique une mesure objective, elle ne peut néanmoins s’envisager indépendamment de la subjectivité qui l’apprécie, et « implique [donc] toujours, dans le jugement que l’on porte sur elle, une considération d’ordre moral » (Lavelle, 1991, p. 15). Fort de ce constat, Lavelle (1991) rapproche ici les valeurs matérielles des valeurs spirituelles attestant que « la valeur est […] toujours un terme éthique : il n’y a que le prix qui soit un terme exclusivement économique ; […] le prix est un fait, mais la valeur un jugement » (Lavelle, 1991, p. 15).

Ainsi, l’usage du mot « valeur », bien qu’empreint d’un capitalisme triomphant, assoie également sa prééminence dans le langage et les questionnements philosophiques tant et si bien que « selon Windelband [1884] [,] toute philosophie n'est qu'une science des valeurs » (Stern, 1936, p. 137). Si la « valeur » marque les préoccupations philosophiques et éthiques de l’époque contemporaine, elle est, dès le début de la philosophie, implicitement reconnue et posée en pôle de référence dans la pensée grecque. Aussi chez les sophistes, la valeur s’appréhende et s’étudie dans le sens de ce qui est bon, ce qui est utile, pour se confondre, dans la doctrine scolastique, avec les concepts de l’être et de vérité, avec les réalités idéales et transcendantes du Vrai – valeur intellectuelle –, du Beau – valeur esthétique –, et enfin du Bien – valeur morale – que Platon pose comme valeur suprême. Mais les prolégomènes de la philosophie des valeurs sont véritablement issus du primat de la raison pratique kantienne

(1781 ; 1785), qui, sans toutefois évoquer cette notion en tant que telle, vient l’inscrire « dans le double rapport que le sujet entretient avec les finalités [– i.e. activités déterminées par –] et les fins qui les fondent [– i.e. but visé –] » (Resweber, 1992, p. 10). Avec la pensée kantienne plaçant le sujet au centre de la connaissance, le concept de valeur acquiert une importance capitale, matérialisant même la naissance de la philosophie moderne des valeurs en nous invitant « à subordonner le problème de l’être au problème de la valeur » (Lavelle, 1991, p. 80). Dans la filiation de Kant, puis de Fichte, « selon lesquels la valeur l’emporte sur la réalité » (Morchain, 2009, p. 8), l’axiologie, définie comme la science des valeurs ou « science de l’estimation ou de l’appréciation » (Lavelle, 1991, p. 24), se développe alors plus particulièrement en Allemagne à la fin du XIXème et au début du XXème siècle avec des penseurs comme Rickert (1892), Münsterberg (1908), Scheler (1916), Stern (1924) ou Hartmann (1926). Au sortir de la première guerre mondiale, dans un climat marqué par une morosité ambiante conjugué aux impératifs du marché et de l’offre et de la demande, l’essor de l’axiologie « témoigne [, en effet,] d’un changement d’orientation dans le regard que la conscience dirige le monde » (Lavelle, 1991, p. 24-25) qui vient nourrir les réflexions sur les fondements de la morale et de la science. À l’instar de Scheler (1916) qui instruit les valeurs comme des qualités pures, irréductibles à l'être et qui constituent des règnes a priori déterminés, les premiers axiologues allemands œuvraient pour une conception « absolutiste » des valeurs en prônant leur objectivité réelle, d’évidence immédiate, et à la base même des jugements de valeurs. En ce sens, et à titre d’exemple, « un homme peut nous être sympathique ou antipathique sans que nous puissions indiquer pourquoi il en est ainsi : cette valeur de sympathie (valeur positive) ou d’antipathie (négative) est donc indépendante de son support » (Langlois, 1954, p. 83). À l’inverse, et en référence à la pensée spinoziste pour qui « ce n’est pas parce que nous croyons une chose bonne qu’elle devient l’objet de nos recherches et de nos désirs ; mais qu’au contraire nous la croyons bonne parce que nous la voulons, la recherchons et la désirons » (Spinoza, 1907, p. 140-141), la conception « subjectiviste » appréhende la valeur au travers du sujet qui la désire si bien qu’« un être ou une chose […] possèdent de la valeur ou deviennent une valeur parce que le choix de l’homme se porte vers eux » (Langlois, 1954, p. 80). Aussi, si ces deux conceptions ne peuvent rendre compte de la complexité et de l’exhaustivité du concept de valeur tel que l’investit le champ de la philosophie, elles reflètent néanmoins le débat récurrent sur son objectivité et sa subjectivité qui confronte les « absolutistes », pour lesquels la valeur s’inscrit dans l’objet, aux « subjectivistes » qui la perçoivent dans l’individu qui la valorise. Mais outre cette dualité conceptuelle, un pluralisme axiologique traverse et singularise les

grands courants de pensées philosophiques – existentialistes, personnalistes, phénoménologiques… –, complexifiant simultanément la caractérisation du concept de valeur. Ainsi, et tandis que cet essai de circonscription économique et philosophique de la valeur illustre que « chaque discipline interprète la valeur à l’intérieur de sa propre structure métathéorique, intensifiant les différences de sens »38 (More, Averill, & Stevens, 1996, p. 399), la sociologie et la psychologie sociale ont également contribué à enrichir la compréhension et la conceptualisation de ce concept polysémique.

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