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Syndicats, de l’indifférence tranquille au volontarisme tardif…

Les sites visités montrent une relative hétérogénéité dans les réactions face à la précarité et dans la prise en charge des salariés concernés.

Alors qu’à Airbus, le syndicat dominant semble s’accommoder de ce dualisme, la création d’un collectif pour l’emploi par les syndicats CGT des quatre entreprises de construction automobile du site de Vénissieux Saint- Priest révèle pour sa part une prise de conscience tardive de cette précarité croissante : « Quelque part, on s’était habitué à la situation » admet rétrospectivement un militant. À Saint-Nazaire, les réactions face au phénomène s’avèrent plus anciennes et relèvent directement de l’action de membres du syndicat des Chantiers dès le milieu des années 1990. Très vite, le syndicat des intérimaires constitué sur le site se plaint de sa démarche paternaliste et pose la question d’un outil syndical respectueux de l’hétérogénéité des groupes. L’union syndicale est créée en 1998, elle est un lieu de tension qui exprime la diversité des approches. Malgré son ancienneté relative, l’USM reste aux prises avec des problèmes de continuité ou plutôt, dans son cas, de « reproduction élargie » de son activité. La prise en charge de la sous-traitance a pourtant connu un début d’institutionnalisation : l’émergence d’une instance de dialogue sur le site ainsi qu’une commission d’hygiène et sécurité à cette échelle constituent des étapes importantes que l’Union ne valorise pas (ou peu) comme un progrès susceptible d’élargir sa base d’action. Les militants de l’USM privilégient, il est vrai, dans leurs discours et leurs pratiques un syndicalisme

de lutte qui ne prise guère les institutions dès lors qu’elles n’embrayent pas immédiatement sur des mobilisations.

De même, les presque dix années de travail à l’échelle du site ne conduisent à aucune discussion apparente sur le fondement de l’organisation syndicale : le statut d’union de syndicats est maintenu, les cégétistes continuent de sacraliser la forme du syndicat d’entreprise. Ils confirment ainsi l’hégémonie d’une conception syndicale (au moins à la CGT) dans laquelle l’entreprise joue encore le rôle canonique.

L’éventail des pratiques s’étend donc de l’inertie (souvent teintée de déploration) au volontarisme de quelques uns. Les expériences pour faire évoluer les modes d’organisation et les modes d’action, lorsqu’elles existent, se heurtent vite à la difficulté de les enraciner dans la durée, mais aussi à la capacité d’entraînement qu’elles suscitent.

Sur ce plan, en effet, les initiateurs doivent faire preuve d’un triple volontarisme pour engager leur action : à l’égard de salariés précarisés qui ne sont pas toujours demandeurs à l’égard des formes instituées de l’action collective ; à l’égard des salariés permanents peu convaincus de la nécessité d’insérer les précaires dans leur zone d’influence directe ; à l’égard, enfin, des acteurs des structures représentatives à qui n’apparaît pas avec évidence la nécessité d’ouvrir leur zone de responsabilité en direction de salariés précarisés qui ne sont ni électeurs ni ayants droit.

En dépit de ces obstacles, les monographies sur Vénissieux Saint-Priest et à Saint-Nazaire font état de résultats concluants en matière d’organisation qui révèlent des formes de mobilisation, en quelque sorte taillées sur mesure. Mais dans ces deux cas, la phase de succès initial fait place à des incertitudes. D’un côté, la mobilisation momentanée des précaires ne semble pas déboucher sur une capacité autonome durable d’organisation. À Saint- Nazaire, l’implantation dans la sous-traitance a même eu tendance à s’effriter. De l’autre, la capacité des équipes plus anciennes, représentatives des salariés permanents, à maintenir un effort en ce sens semble trouver des limites, comme on le voit à Vénissieux. Les formes ad hoc d’organisation ne semblent pas suffisantes pour garantir la pérennité de la prise en charge, en particulier parce qu’elles n’ont pas permis l’apparition de délégués issus des rangs des salariés précaires.

On gardera à l’esprit que les terrains d’observation ont précisément été choisis pour les initiatives qui s’y déroulaient en matière de prise en charge de la précarité. On ne peut donc en déduire une généralité. Ces initiatives, comme on l’a vu, restent peu nombreuses et fragiles. Le premier objet de la recherche a consisté à déterminer le degré de préoccupation des syndicats vis-à-vis de la progression de la précarité et les stratégies mises en place pour y résister. Et dans le cas de leur existence, la question reste posée du résultat, de la pérennité et du caractère cumulatif ou non de ces « expériences ». C’est sur ce dernier point que le bilan s’avère médiocre. L’apport de ces expériences n’est pourtant pas négligeable. En premier lieu, elles montrent une présence syndicale qui, pour être incertaine, n’en est pas moins réelle. La difficulté d’enracinement syndical est en partie liée à la réaction des employeurs qui ne restent pas inertes face à ces tentatives d’implantation. À Vénissieux, la perte d’une première bataille juridique a conduit ces derniers à un changement de stratégie qui a rapidement perturbé les modes opératoires mis en place par les quatre syndicats de l’entreprise+. À Saint-Nazaire, la direction a accepté les dérives extrêmes de la sous-traitance, tout en jouant des divisions intersyndicales et des réflexes identitaires des salariés des Chantiers. Les employeurs de la sous-traitance se débarrassent souvent des militants avec les moyens classiquement employés dans les petites entreprises. Le terrain se déplace donc en permanence obligeant à un syndicalisme de mouvement là où dominent encore des formes organisationnelles relevant d’un syndicalisme de position.

En second lieu, ces initiatives suscitent des débats au sein des structures syndicales. En témoigne la mise en place accélérée au sein de la CGT de syndicats de sites, de zones ou de localités (même si ces tentatives se heurtent parfois, comme dans le nettoyage, à l’opposition de la fédération du secteur), de syndicats multiprofessionnels et la réflexion engagée sur l’adéquation du réseau des unions locales, etc.. Certes, les problèmes soulevés ne renvoient pas uniquement à des problèmes de structures, mais également au rapport global noué par les syndicats français aux jeunes, aux femmes, aux précaires, etc., autant de catégories qui peinent à se reconnaître dans « l’offre syndicale ». L’effort pour « sortir » de la référence à l’entreprise montre l’existence de cette prise de conscience.

Il n’est pas étonnant non plus de constater une sensibilité plus grande de la CGT à ces évolutions. C’est effectivement dans l’orbe de la CGT que ces expériences sont plus volontiers conduites. Une double raison peut l’expliquer. La première renvoie aux modes d’organisation de la CGT qui confortent le primat du syndicat d’entreprise, à la différence de la CFDT qui a historiquement privilégié la base géographique comme niveau de définition du syndicat. Le plus souvent, la CFDT a des sections syndicales dans les entreprises, le syndicat d’appartenance étant celui du département ou du bassin d’emploi. Le développement de l’externalisation lui pose des questions de pratiques plutôt que de structures. Le syndicalisme d’industrie développé à la CGT privilégie, au contraire, l’entreprise. En réalité, ce choix, ancien, n’a jamais obligé au syndicat d’entreprise, et il s’agit d’une évolution tardive de la centrale. Dans la métallurgie, le choix de « replier » les modes d’organisation sur l’entreprise date des années 1980. Auparavant le syndicat couvrait « sa » zone d’activité et laissait cohabiter en son sein des représentants de grandes et de petites entreprises de la zone. Les réorganisations productives

conduisent donc à réinterroger la pertinence de ce choix d’un syndicalisme assigné au cadre de l’entreprise, c'est- à-dire essentiellement aux plus grandes d’entre elles.

Une seconde raison emprunte davantage à la sociologie des groupes représentés : la CGT a historiquement construit sa légitimité sur la représentation du groupe ouvrier, les cols bleus. De longs débats l’ont traversé sur la reconnaissance d’une « action spécifique » en direction des cadres, ingénieurs et techniciens. Celle-ci est aujourd’hui à peu près acquise bien qu’elle soit encore plus souvent tolérée que soutenue par le syndicat « ouvrier » de l’entreprise. Mais cette construction s’avère actuellement profondément déstabilisée et la CGT se heurte à deux processus conjoints : celui de la fragmentation du groupe ouvrier en raison de l’hétérogénéité des statuts, celui de l’affaiblissement numérique de ce groupe au sein des entreprises mères.

L’externalisation a de puissants effets de fragmentation, en effet : elle fait éclater le travail ouvrier entre le cœur et la périphérie du système. Le groupe « central » des ouvriers du donneur d’ordre est fragilisé par les facteurs d’hétérogénéité qu’introduisent les nouveaux embauchés à parcours précaire. Cette diversité demeure mal appréhendée par la CGT qui reste plus couramment implantée parmi les CDI « anciens ». Le deuxième front est celui de la réduction numérique du poids des ouvriers dans la vie de l’entreprise. Même si la CGT continue d’assurer une certaine représentation des ouvriers du donneur d’ordre, ceux-ci deviennent souvent minoritaires au sein de l’entreprise. C’est particulièrement le cas aux Chantiers de l’Atlantique où, restée largement majoritaire dans le collège ouvrier (pour ne parler que de la représentation électorale), la CGT voit sa position fragilisée au Comité d’entreprise du fait d’une stricte logique arithmétique dans laquelle les ouvriers représentent désormais le tiers des effectifs alors qu’ils en formaient la moitié cinq ans auparavant. Atteinte au cœur de son identité, la CGT est contrainte d’évoluer sous peine de connaître à terme un risque de marginalisation.

S’appuyant davantage sur les autres couches de salariés, la CFDT connaît une situation quelque peu différente Et si elle rencontre certaines difficultés (comme à Saint-Nazaire) à être présente dans la sous-traitance, son assise dans les groupes de techniciens, assortie, souvent, d’une alliance avec la CFE-CGC, lui permet de construire des coalitions compétitives dans la conquête des IRP au sein des entreprises mères.

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