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I La construction navale à l’heure de la sous-traitance

I. 2.1 Cœur de métier et concurrence

L’extension de la sous-traitance trouve justification dans le rappel récurrent du cœur de métier de producteur de navires et aussi, bien sûr, dans l’évocation des coûts et de la concurrence internationale.

Concernant cette dernière, il existe aujourd’hui une division internationale du travail très marquée en matière de fabrication de navires. Elle peut changer rapidement mais, à l’heure actuelle, tout ce qui est, nous l’avons évoqué, pétroliers, porte-conteneurs et autres produits banalisés, est fabriqué dans les chantiers asiatiques : Corée, Japon, Chine. Le marché des paquebots est concentré sur cinq chantiers au début des années 2000, tous européens, quatre après la cession des Chantiers de l'Atlantique à Aker. Le marché des armateurs n’est pas moins ramassé, quatre ou cinq principaux au niveau mondial dont le géant Carnival qui détient 43 % de la capacité

36 Un groupe de tels sous-traitants a d’ailleurs été constitué au sein d’un « pôle marine » qui facilite la négociation globale

mondiale de croisière. Ils exercent une pression considérable sur les coûts bien que le marché de la croisière soit hautement profitable. Si l’on en croît nos interlocuteurs, un paquebot est amorti en quatre saisons touristiques. Si les producteurs sont tous (pour l’heure) européens, les acheteurs appartiennent également à l’aire occidentale. La « concurrence internationale » n’est donc ici nullement imputable aux pressions qu’exerceraient les coûts du travail des pays émergents mais relève d’une mise en concurrence capitaliste assez classique entre entreprises et

salariés de pays à niveaux de développement comparables37. L’Union européenne souhaite officiellement le

maintien d’une activité de construction navale sur le territoire de l’Union mais sa politique de soutien a surtout consisté pour l’heure à veiller à la suppression des subventions. La question du modèle social soutenable pour construire aux conditions du marché imposées par les armateurs n’a pour l’instant fait l’objet d’aucune intervention significative. À la question (naïve) de l’interviewer sur une possible politique syndicale européenne dans le cadre de la fédération de la métallurgie de la CES, il est répondu par un représentant de la CFDT dans ces instances qu’on « n’y parle pas de ce qui fâche » [CFDT2]. Le comité « construction navale » de la fédération européenne traite la question au niveau des politiques d’ensemble mais ne semble pas, faute d’accord entre ses membres, porteur d’une logique active d’harmonisation sociale des conditions d’emploi et de travail du secteur. Cette donnée du contexte est importante car elle laisse le soin aux syndicats de régler, entreprise par entreprise des problèmes qui, dans d’autres secteurs, relèvent de réglementations du marché. Le syndicalisme peut difficilement, dans ces conditions, échapper à une logique extrêmement défensive dans la course au moins disant social.

Un autre registre argumentatif s’organise autour de la notion de « cœur de métier ». Aux syndicats nostalgiques du temps où la grande famille des Chantiers se rassemblait autour de l’œuvre commune, s’oppose la définition progressive du « cœur de métier », ou du « métier de base » de l’entreprise. Mais la notion de cœur de métier est éminemment volatile, elle relève parfois de la pure convention car tout ou presque est substituable par des intervenants extérieurs : en 1998, la coque était encore considérée comme relevant du métier de base mais 7 ans plus tard, le dessin et la conception de la coque, l’architecture du navire, sont déjà presque pour moitié réalisée hors des Chantiers. Le développement de l’activité paquebot change la donne. Il y a toujours eu aux chantiers (de Penhoët) une tradition de production de tels navires, mais elle concentre aujourd’hui la quasi-totalité de l’activité. Or les aménagements intérieurs d’un paquebot relèvent pour l’essentiel d’une activité bâtiment, sans parler de la construction de salles de spectacle où le travail sur l’acoustique est une compétence spécifique, à terre comme sur l’eau. Le prémontage (qui n’existait pas avant guerre) permet de découper les compétences et de faire appel aux corps de métiers dont le rapport à la mer peut être inexistant (les verriers, par exemple mais aussi tout ce qui relève des aménagements de luxe installés à bord). Les syndicats ne refusent pas toute évolution mais ils l’acceptent dans certaines limites qu’ils jugent ignorées par la direction. La première est celle qui concerne la sécurité au travail : comment admettre, indique ce délégué CGT, qu’on sous-traite des activités qui assurent la sécurité de tous ? La pose des échafaudages, les passerelles, non seulement le contrôle est perdu mais leur sont appliquées les impératifs de baisses de coûts imposées à toute la sous-traitance. « On ne peut pas accepter, ajoute-t-il, de restrictions sur la sécurité ». L’effondrement d’une passerelle d’accès au Queen Mary II lors d’une visite du public en novembre 2003 avait réactivé le débat sur le risque « sécurité » lié à la sous-traitance. En effet la passerelle avait été construite et installée par la société Endel, associée de longue date aux Chantiers : lors d’une de ces traditionnelles visites des familles à bord et alors qu’une quarantaine de personnes se pressaient sur la passerelle d’accès, celle-ci s’est effondrée provoquant une quinzaine de morts et 29 blessés (dont 7 graves). L’affaire a été jugée en octobre 2007 et le verdict rendu en février 2008. Les salariés mis en cause ont été acquittés, aucune responsabilité individuelle n’ayant pu être établi à leur encontre. Les deux entreprises (Aker Yards et Endel) ont été condamnées à des peines financières (177 500 €) qui ont révolté les parties civiles. La seule preuve véritablement démontrée est la nocivité d’un système qui fait de l’irresponsabilité et de l’externalisation du risque le vecteur principal de la relation entre donneur d’ordre et sous-traitant. C’est une question clé qui revient dans le discours des syndicats : « La maîtrise du projet, on garde. Pour le reste, plus ça va, moins on en fait. On se bat pour garder le processus, des sous-traitances de charge oui, mais on garde la charge. Si on perd la maîtrise, il va y avoir des problèmes. La compétence, elle est dans les détails, si on ne garde pas la maîtrise, on ne saura plus rien faire. » [CFDT2].

Jusqu’où l’entreprise peut-elle aller dans la sous-traitance de son activité ? Parmi les changements envisagés (avant la mise en vente par Aker), le modèle « Boeing » semblait privilégié : il consiste à découper l’avion (le navire) en cinq ou six tronçons, la fabrication de chacun d’entre eux étant confiée à un seul sous-traitant, à charge pour lui d’assumer la totalité de sa partie. L’entreprise donneur d’ordre intervient in fine dans l’assemblage du tout et le contrôle qualité de l’ensemble. C’est – en résumé très simplifié – le schéma discuté également pour Airbus en 2007. L’avantage, pour le donneur d’ordre, est de ne pas s’encombrer des rangs successifs de la sous-traitance, totalement délégués dans ce cas à ces 5 ou 6 co-constructeurs, les seuls avec

37 Il faut noter que l’entrée en lice sur ce marché des chantiers coréens ne changera pas cette caractéristique étant donné le

niveau salarial élevé de la Corée du Sud. A ceci près que les Chantiers coréens mobilisent également une main d’œuvre « low

lesquels il contracte directement. La définition du cœur de métier peut, on le voit, être appréhendée de manière extrêmement flexible.

Ce recours à l’extrême sous-traitance ne peut donc se déduire simplement d’une définition essentialiste du cœur de métier de la navale. Les impératifs de recherche, d’innovation, de maîtrise de la qualité, supposent une redéfinition permanente de la limite. En dehors de la sous-traitance de charge traditionnelle, celle qui se développe à partir de 1999-2000 vient directement en application de Cap 21, c'est-à-dire de l’impératif de réduction des coûts de 30 %. L’allégement des effectifs Chantiers, c'est-à-dire des salariés protégés par un niveau de salaire et de protection sociale complémentaire hérités des luttes du passé, était le premier point de passage. Il s’est déroulé selon les méthodes classiques dans l’industrie, les départs en retraites anticipés, mais aussi la cessation d’activité des victimes de l’amiante qui, pour les métiers de la construction et de la réparation navales, font l’objet d’un arrêté particulier depuis juillet 200038. Le second temps a été celui du recours massif à la sous-

traitance mais au sein de ce second temps en apparaît un troisième, celui du recours accentué à la main-d’œuvre étrangère apparu massivement au cours de la construction du Queen Mary II.

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