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V Les salariés précaires, les embauchés et leurs représentants

La dernière étape de l’enquête s’est intéressée aux travailleurs intérimaires eux-mêmes. Comment perçoivent-ils le monde des salariés sécurisés ? Quelles relations nouent-ils (elles) avec les acteurs de la représentation collective rencontrés dans les entreprises ? Comment comparent-ils les trajectoires respectives et comment évaluent-ils (elles) leurs possibilités d’intégration ? Nous avons rencontré des travailleurs intérimaires en activité dans deux contextes. Dans une entreprise de la métallurgie soucieuse de la qualité de ses relations sociales, nous avons pu bénéficier de l’aide de la déléguée syndicale et du DRH pour mener des entretiens individuels avec quelques intérimaires. Dans des foyers de jeunes travailleurs, des jeunes résidents étaient prêt(e)s à discuter, entre eux autant qu’avec nous, de leurs expériences d’insertion précaire dans l’emploi. Dans les interviews, nous avons évité d’aborder directement la question des attentes (et éventuelles expériences) à l’égard des syndicats et des élus. Les parcours individuels étaient au centre des témoignages. C’est de façon incidente, quand les enquêté(e)s esquissaient – souvent en creux – leurs relations avec les salariés embauchés, que la question a pu être introduite.

V.1-I

NTERIMAIRES DANS UNE ENTREPRISE EXEMPLAIRE

L’entreprise qui produit des pièces mécaniques de haute précision emploie moins de 300 salariés sur un site unique ; elle maintient son volant de main-d’œuvre intérimaire à environ 5 % des effectifs. Les intérimaires hommes sont employés en production, les femmes en conditionnement. Les premiers sont en général plus qualifiés que les secondes. Les intérimaires effectuent des remplacements, et procurent surtout à l’entreprise la flexibilité nécessaire pour réagir aux fluctuations conjoncturelles. L’intérim peut faire figure d’antichambre au CDI. Même quand les missions s’étalent sur plusieurs mois, elles sont renouvelées sur une base hebdomadaire, du vendredi au vendredi. L’entreprise tend à rappeler les intérimaires dès lors qu’ils font leurs preuves, mais la gestion des contrats et des relations sociales est entièrement laissée à l’agence d’intérim.

« C’est une bonne entreprise », nous diront les quatre intérimaires rencontrés, deux hommes et deux femmes qui disposent tous d’amples éléments de comparaison. Le salaire est supérieur à la moyenne régionale et à la convention collective de la métallurgie, c’est une entreprise high-tech et « très propre », les rapports sociaux sont « humains » et « agréables ». Tous les quatre travaillent en équipe. C’est relativement fatiguant surtout durant « la semaine longue » de 38 heures, mais une prime de panier consistante en est la contrepartie. Par rapport aux expériences de travail précédentes, les écarts de salaire sont substantiels pour l’ensemble des quatre.

Nos interlocuteurs ne s’accommodent pas de la même façon de leur situation d’intérim. Elle est source de souffrance pour les deux femmes qui redoutent d’y rester enfermées. Le sentiment de « maîtriser » une situation qui ouvre des transitions vers d’autres situations salariales est plus fort du côté des hommes. Les différences d’âge et de qualification expliquent ces évaluations contrastées.

Patrick est le seul parmi les quatre à préférer l’intérim à l’emploi stable dans la phase actuelle de sa vie. Célibataire, âgé de 28 ans, il aspire à « travailler entre neuf et dix mois dans l’année pour avoir un peu de temps à côté ». Un bon niveau de formation rend la situation relativement confortable pour lui. Il a certes arrêté les études après le bac, mais suivi plus tard des formations professionnelles avec l’AFPA. L’entreprise pourrait être intéressée à garder cet ouvrier qui se dit travailleur consciencieux, s’il ne l’avait pas prévenue d’emblée qu’il ne recherchait pas l’embauche. « La mécanique à mi-temps, ça n’existe pas. Donc ce que je fais, je travaille en intérim et de temps en temps je m’arrête ». Situation qu’il pourrait envisager sous un autre angle, nous dit-il, s’il pensait à se marier. Se poserait alors la question des relations avec la banque : intérim et crédit bancaire sont clairement antinomiques.

Karim, 32 ans, jeune père de famille, espère voir transformer son contrat d’intérim en CDI. La possibilité a été

évoquée. Elle ne va cependant pas sans concessions de sa part. Car il lui faudra accepter que son futur emploi, polyvalent, comprenne aussi du polissage, travail peu convoité : pénible et salissant il est moins varié, moins valorisant et moins « technique » que la mécanique. D’ores et déjà, on l’y a affecté. « C’est pas mon métier, mais

je n’ai pas le choix. C’est le ticket pour le CDI. Si je refusais, je serais à la porte ». Certes, il pourrait trouver un poste de mécanicien dans l’une ou l’autre petite entreprise de la métallurgie – moins intéressante que celle-ci. Le secteur du conditionnement prévoit également quelques embauches stables, mais ni Isabelle ni Anne-Marie ne pensent être parmi les heureuses élues. D’autres sont plus anciennes qu’elles. Plutôt, elles s’interdisent l’espoir pour ne pas être trop cruellement déçues. Le piège de l’intérim s’est refermé sur Isabelle, 35 ans, après ses deux congés parentaux ; elle a été auxiliaire de vie auparavant et a travaillé dans les restaurants. Des fermetures d’usines ont privé Anne-Marie, 47 ans, mère seule de deux enfants maintenant grands, de ses CDI. Les deux femmes se trouvent actuellement dans une entreprise dans laquelle elles aimeraient bien rester. Elles y sont depuis près d’un an, avec des contrats renouvelés d’une semaine à l’autre, sans garantie de reconduction. « La dernière fois on m’a dit que c’était pour trois mois, mais après six semaines, il n’y avait plus de travail, Je me suis dit, c’est fini, il faut que je trouve ailleurs », raconte Isabelle. « J’ai flippé quand ils nous ont arrêtés en fin d’année », témoigne Anne-Marie. « Ils nous ont dit qu’ils allaient nous rappeler en février. Le jour où l’agence m’a rappelée pour revenir, ce que j’étais contente ! Je ne m’y attendais plus, tellement j’étais obsédée par le téléphone ».

Les deux femmes subissent un stress inconnu de leurs collègues embauchées, qui sont souvent d’anciennes intérimaires. C’est l’estomac noué à la fin de la semaine avant que le renouvellement du contrat ne soit annoncé. C’est la nécessité de toujours rester en alerte pour pouvoir s’aménager des voies de rechange : prévoir l’envoi de CV et réfléchir aux destinataires éventuels, avoir à l’esprit la situation des « autres boîtes » pas trop éloignées du domicile, de leurs saisonnalités, les périodes propices aux remplacements de salarié(e)s stables … C’est l’angoisse de l’amenuisement des ressources qui nécessitera des arrangements avec la banque ou avec l’agence d’intérim.

Voir partir en vacances les « embauché(e)s » vaut aussi symbole du fossé entre stables et précaires, auquel seuls les derniers semblent prêter attention. Les intérimaires touchent une prime de repos compensateur et n’ont pas droit aux congés payés ; cela « gonfle » leur salaire par rapport à leurs collègues en CDI. Les « vacances » se prennent de façon essentiellement contrainte, entre deux missions d’intérim, en période de chômage, au mieux quand l’entreprise fait une fermeture annuelle. « Quand on est embauché, on peut mieux se permettre de faire des projets. Maintenant [en février], il y en a pleins qui prennent une semaine de vacances. Ils ont leurs vacances en été et pour le reste, ils prennent leurs vacances quand ils veulent C’est vrai, des fois j’aimerais bien avoir des vacances, des vraies vacances, quoi ». Le CE de l’entreprise de travail temporaire propose son propre catalogue de vacances et de voyages. « Mais je n’ai pas la tête à ça », commente Isabelle. « Au mois d’août, je ne sais même pas où je serai. Il y a quelques années, ça ne me faisait rien, mais là … Moralement, parfois, c’est pas facile », conclut-elle.

Il faut se garder de se sentir trop intégré(e) : « Quand on fait de longues missions, on a l’impression qu’on fait partie de la boîte. Et c’est pas ça ». Bien qu’ils le vivent moins douloureusement que les deux ouvrières, les deux intérimaires hommes relèvent de leur côté la coupure entre embauchés et précaires. « Avec les salariés, on est un peu à l’écart. Pour eux, je suis l’intérim ». Les tâches peu prisées leur reviennent plus facilement. Les tensions peuvent se décharger sur eux. La riposte ou la défense – devant une injustice subie ou observée –s’interdisent d’elles-mêmes. Il faut peu de relances pour faire surgir cette question dans tous les entretiens. Isabelle : « Il suffit qu’il y ait une petite dispute, bon, ça n’arrive pas très souvent, et on me dit, toi tu n’es qu’une intérim. Donc je tiens ma place d’intérim. Je me dis aussi, si on dit quelque chose, la prochaine fois, on n’est plus là ». Karim : « Comme intérim, bien sûr, on sait qu’il faut faire un peu plus attention. Parfois on aurait peut-être son mot à dire. Par exemple moi, après une formation de quinze jours, je devais retourner en mécanique. Ça ne s’est pas passé. Je suis toujours au polissage. Comme embauché, j’aurais pu aller les voir et leur dire, ayez l’amabilité de me prévenir. Etant en intérim, je me tais, si je ne suis pas content, c’est la porte ». Patrick : « Quand on est en intérim, c’est tellement facile de se faire virer. La seule défense qu’on a, c’est de dire qu’on part ». Anne-Marie : « Si j’étais en CDI, j’aurais des choses à dire. Il y a des trucs, des chicaneries. Mais je ne suis pas embauchée, et je ne peux rien dire. Je vais pas faire d’histoires parce qu’après, ça va vite ».

Dans l’entreprise il y a un CE plutôt actif, animé par des syndicalistes. La secrétaire du CE veille à en faire profiter un peu les intérimaires, par de petits services ou en leur proposant de participer à certaines festivités pour lesquelles il reste des places. « C’est un CE puissant qui défend bien mais c’est normal que ce soit d’abord pour les embauchés », juge Patrick. Bien que les élus et surtout la déléguée syndicale cherchent le contact avec les intérimaires, les instances creusent encore un peu plus, aux yeux des intérimaires, l’écart avec le monde sécurisé. « Ils ont plein d’avantages ». Pour la déléguée syndicale que nous rencontrons à la fin des entretiens, cette situation renvoie aussi au vécu de la précarité qui intègre comme un fait peu discutable le non-droit à la parole. « À certains intérimaires, j’ai dit de me montrer leurs contrats. Quand on prend quelqu’un depuis aussi

longtemps, il y a certainement quelque chose qui ne va pas. Mais ils ne veulent pas. Si après j’interviens pour eux, ils sont sûrs qu’ils ne seront jamais embauchés. Alors là, si personne ne dit rien, peut-être ils pourraient être embauchés. C’est prendre le problème un peu à l’envers ».

À aucun moment de nos entretiens avec les intérimaires, le mot syndicat n’est évoqué. « Il n’y a chez les intérimaires aucune référence à la vie syndicale, ça c’est très clair », confirme la déléguée syndicale.

Les instances de référence sont plutôt l’agence d’intérim et l’ANPE. Qui, elles, tendent à renvoyer l’intérimaire à une condition qui apparemment ne leur réserve ni choix, ni liberté. Patrick s’est fait rappeler à l’ordre par son entreprise d’intérim quand il a choisi, à plusieurs reprises, de faire une pause entre des missions. « L’agence m’a fait un peu la tête : mais Monsieur, vous savez, arrêter, reprendre, arrêter, ce n’est pas sérieux. J’ai dit : Arrêtez ! On est en intérim quand même ! » Les jugements sont extrêmement sévères à l’égard de l’agence pour l’emploi qui ne leur proposant « jamais » d’emploi, oriente directement vers l’intérim – « A l’ANPE on nous dit, il faut faire les agences, sinon, il n’y a rien » – et radie de plus en plus vite.

V.2-D

ANS UN FOYER DE JEUNES TRAVAILLEURS

Ils sont auxiliaires de vie, stagiaire aide-soignante, intérimaires dans l’industrie et le bâtiment, ingénieure vacataire dans l’administration publique. Au moment de l’interview, ils habitent le même foyer de jeunes travailleurs. Nous les avons retrouvés le soir, dans leur cafétéria, autour d’une pizza. Ils ne se connaissaient guère auparavant ; c’était la première fois qu’ils discutaient ensemble. Le contact ne s’en est pas moins établi très vite entre ces garçons et filles aux niveaux scolaires, orientations professionnelles, origines familiales et ethniques contrastés. Ils n’ont aucune difficulté à franchir ces clivages, se reconnaissant spontanément dans une même situation de jeunes précaires. Le fait que dans le petit groupe les filles sont en parcours de formation vers des qualifications choisies, alors que l’horizon des garçons semble bouché par l’intérim, n’y change pas grand- chose.

Certes, les intérimaires sont davantage préoccupés par la précarité matérielle de leur existence. Mikaël, quasiment sans qualification, est en intérim depuis plus de dix ans. Il a la particularité, dit-il, de « tout accepter », sans refuser des activités que d’autres jugeraient peu agréables voire dégradantes : « J’ai des factures à payer, j’ai ma moto, j’ai quelques dettes, je ne peux pas compter sur l’Assedic ». Francis qui a raté son insertion après un bac+2 souffre davantage de ne pas accéder à des emplois plus valorisants. Ils nous font comprendre que la malléabilité des intérimaires, mise à l’épreuve par l’agence employeur, décide de l’accès à l’emploi précaire, au- delà des aléas du marché du travail local. Après avoir travaillé durant une semaine dans un élevage de cailles, entre cadavres de volatiles et excréments, Mikaël s’est plaint auprès de son agence : « Je leur ai dit comment ça c’était passé, gentiment, sans agressivité, et ils ont arrêté de me donner des missions ». Il faut faire du forcing pour décrocher des missions dans des agences en mesure d’exercer un pouvoir abusif sur les intérimaires, explique Francis : « Le mot d’ordre pour les jeunes, c’est : tu vas les voir tous les jours, mais vraiment tous les jours, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus te voir. Alors ils te trouveront du boulot. Si on y va comme ça, je m’inscris, je cherche tel type de boulot, je vous donne mon CV, et si après on revient deux, trois fois par semaine – c’est sûr que vous attendrez des mois ».

Les garçons commentent la quasi-impossibilité pour les précaires d’accéder au logement, faute de bulletins de salaires et de garants, ce qui a valu la rue à certains. Marilyne, stagiaire aide-soignante saisit la balle au vol : Réunionnaise, elle connaît les obstacles qu’il faut franchir avant de se voir céder un logement.

Quelles sont les relations entre les jeunes précaires ou stagiaires et les salariés stables ? Quel accueil est réservé aux jeunes dans les entreprises ? On touche là au nerf de la question, sur laquelle tout le monde a son mot à dire. Le terme bizutage, évoqué par l’un, est immédiatement compris par tout le monde : garçons et filles le rapportent à une situation qui les a durablement marqué(e)s. Pour le premier, c’est la mission dans une entreprise agroalimentaire. Le tri des caisses de pommes pourries, c’était pour lui. « Les CDI, eux, ils sont bien tranquillement derrière leurs machines. Là où on surveille que l’emballage carton se fait correctement ». Pour la seconde, c’est les photocopies à faire, les placards à ranger, la revanche des agents en bas de l’échelle administrative, qui prennent un certain plaisir à commander à leur tour cette jeune étudiante en fin d’études. Une troisième évoque son stage en maison de retraite : à son arrivée, on lui a imposé de faire le bain aux personnes âgées, alors que « normalement, je n’y ai pas droit, je n’y connaissais rien, j’étais toute seule ». Elle ne pouvait s’y opposer : « C’est l’aide-soignante qui m’a donné l’ordre. Et si après je ne fais pas le travail elle va dire, Marilyne n’a pas voulu faire, c’est une mauvaise stagiaire. Et je suis mal notée ». Les jeunes précaires décèlent

derrière l’humiliation subie aussi une certaine crainte des embauchés : « Il y a une peur des fixes que nous, par notre zèle, on leur prenne quelque chose ». L’assistance et l’initiation du (de la) néophyte ne vont pas de soi ; plutôt, « quand le nouveau, le jeune, a dérapé, parce qu’il ne sait pas tout, les autres se gardent bien de le lui dire ». Les embauchés ne s’entendent pas toujours bien entre eux, les tensions peuvent être lourdes, mais l’unité revient « quand il s’agit de mettre tout sur le dos des stagiaires ».

Dans cette situation de bizutage, les jeunes semblent admettre qu’il faut supporter et endurer plutôt que compter sur des recours. Parfois, l’environnement offre des ressources qui aident à résister au découragement : la famille, un supérieur qui remarque et valorise le travail accompli, des co-stagiaires qui font les mêmes expériences et avec qui on peut sympathiser … Peut-on faire appel au syndicat, demandons-nous prudemment ? Tous les jeunes n’en ont pas rencontré dans les entreprises. Annick, la vacataire dans l’administration, n’en garde pas un très bon souvenir. « Il y a un certain privilège », a-t-elle constaté : dans son service, il s’agissait de transférer vers un service moins noble une des deux secrétaires. Or, l’une était syndiquée et l’autre pas. « Comme par hasard », la secrétaire non syndiquée a dû céder sa place. Francis estime que « ça n’a pas beaucoup de sens de faire appel au syndicat » qui est une émanation des salariés stables. « Malgré toutes les divisions qu’il peut y avoir, les salariés en CDI font partie de la famille : ils partagent les choses, boivent l’apéritif ensemble, partent ensemble au ski avec le CE. Moi en tant qu’intérimaire, je n’ai pas les critères pour intégrer la famille. Je ne suis dans l’entreprise que pour un temps. Je ne suis pas crédible ». Il arrive aux intérimaires d’être pénalisés par « leur » grève. Dans une société de ramassage des ordures ménagères pour laquelle Mikaël travaille de temps en temps, les salariés, « arnaqués par le patron sur les primes, l’ancienneté etc. », se sont mis en grève. « Ils ont obtenu que tout soit régularisé. Mais moi, j’étais pénalisé. Quand ils sont en grève, la société n’a pas le droit de nous appeler. Et les avantages qu’ils ont obtenus, ils ne profitaient qu’à eux ».

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