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Du pays de l’herbe au pays des arbres : les nouvelles forêts ardéchoises

Chapitre 2 : Boiser pour lutter contre la friche

2.3. L’arbre plutôt que la friche

2.3.3. La symbolique de l’arbre 249

Après la mise en place du FFN en 1946, si les petits boisements et reboisements en résineux (la moitié des surfaces mise en œuvre dans le cadre du FFN en Ardèche ainsi qu’en France) ont eu un si grand succès auprès des propriétaires terriens250, il est certain que la symbolique de l’arbre n’est pas totalement absente des raisons qui ont poussé les planteurs à préférer l’arbre à la friche. En effet, en Ardèche ces propriétaires terriens en deuil allaient donc planter, non plus des châtaigniers dont ils savaient pertinemment le travail que ceux-ci nécessitent chaque année, mais des conifères dont l’Administration forestière d’État leur disait tant de bien (Voir doc. n°85). Ils seront considérablement aidés dans leur entreprise par l’Administration forestière d’État, lancée sans restriction dans la mise en œuvre de la politique forestière (et économique) du FFN. À cette époque, la France manquait déjà de bois et surtout de bois résineux. Elle voulait être autosuffisante, il fallait donc créer des millions d’hectares de nouvelles forêts résineuses et planter des arbres par milliards. Ils avaient aussi comme modèle des spécimens de conifères plantés au siècle précédent dans le cadre de la Restauration des Terrains en Montagne (RTM) ; sans compter les sapins centenaires des vieilles forêts domaniales, descendantes des anciennes Chartreuses ou abbayes. Ainsi en Ardèche, les forêts domaniales ont-elles servi de modèle forestier pour les communautés locales. Elles avaient pu mesurer jusqu’au début des années 1980 que la forêt était synonyme de richesse, quand quelques mètres cubes de grumes de sapin suffisaient pour acheter un tracteur ou une voiture. On retrouve encore fréquemment chez les propriétaires forestiers des systèmes de correspondances similaires pour établir la valeur d’une coupe de bois.

L’arbre choisi, que l’on plante de manière ordonnée, n’a pas la même signification pour le paysan ou l’agriculteur que l’arbre qui pousse, symbole de la nature non domestiquée, du saltus, signe paysager d’un enfrichement douloureux. Choisi, l’arbre est symbole de la vie, de la force, de l’ancrage à la terre. Il a été préféré à la friche, symbole de l’abandon, de la défaite, qui portait atteinte aux valeurs et à la morale paysanne. Mais s’agit-il de l’arbre en général, d’un arbre ou de tous les arbres ? Certains plaisent-ils plus que d’autres ? Qualifiés par leur famille botanique, certains conifères (aussi appelés résineux) se sont attirés les foudres des Français principalement à partir des années 1970 (MORINIAUX, 1999)251. Nous développerons plus loin ce qui l’en est en Ardèche à propos des résineux. Jean GIONO (1983) dans son petit récit sur « L’homme qui plantait des arbres » 252 ne donne pas de nom d’arbre en particulier. Il s’attache à décrire l’allure de ce pays nouvellement planté d’arbres, surgi du désert qu’il nomme pays de Chanaan : « Quand je réfléchis qu’un homme seul, réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de

249 Cette partie ne fait qu’approcher la question de la symbolique de l’arbre, par ailleurs plus largement développée dans de nombreux traités, thèses, anthologies, et colloques.

250 En Ardèche 20 000 hectares de conifères ont été plantés (très exactement commandés, il faut y appliquer un taux de réalisation effective) grâce à des bons-subventions du FFN, au rythme de 570 hectares par an entre 1949 et 1959, 710 entre 1960 et 1969, 450 entre 1970 et 1979, 170 entre 1980 et 1989 et de 65 hectares par an entre 1990 et 1999. À l’échelle française, 1,2 millions d’hectares de nouvelles forêts résineuses ont été créés grâce aux bons-subventions du FFN. Les superficies mises en boisement annuellement grâce à ce type d’aide ont été de : 38 000 hectares par an entre 1947 et 1959, 34 000 entre 1960 et 1969, 18 000 entre 1970 et 1979, 11 000 entre 1980 et 1989 et de 6 000 hectares par an entre 1990 et 1999 (source : FFN).

251MORINIAUX Vincent (1999). Les Français face à l’enrésinement, XVIe-XXe siècle. Annales de Géographie, n° 609-610, pp. 660-663.

Chanaan […] » (Ibid.). Dans le livre de la Genèse, cette terre est désignée par Dieu à Abraham comme une promesse pour ses descendants. Jean GIONO fait la description d’un pays métamorphosé grâce aux arbres plantés, sauveurs d’un pays et de façon métaphorique de l’humanité. « Les maisons neuves, crépies de frais », les « jardins potagers où poussaient […] les légumes et les fleurs », le « fond des étroites vallées, [où] quelques prairies verdissaient », « le pays resplendissant de santé et d’aisance », « les vieilles sources, alimentées par les pluies et les neiges que retiennent les forêts, se sont remises à couler »,

« les villages se sont reconstruits peu à peu. Une population venue des plaines où la terre se vend cher s’est fixée dans le pays, y apportant de la jeunesse, du mouvement, de l’esprit d’aventure ». Planter des arbres n’est-ce pas la promesse d’une terre accueillante pour ses descendants ? N’est-ce pas témoigner de sa présence sur terre quand l’homme sera mort, l’arbre vivra encore ? C’est le pari que nombre de propriétaires terriens issus de la paysannerie ont fait dans les moyennes montagnes françaises dès lors que fut créé le FFN. L’arbre était pour eux une valeur d’avenir. Il s’agissait de planter des arbres, des milliers peut-être sur une parcelle de quelques hectares, mais certainement pas d’en faire une forêt, de telle sorte que dans cet acte, le mythe de la forêt qui fait peur est absent. Mais à qui et à quoi serviraient leurs bois ? Ils ne le savaient pas : aux constructeurs, aux papetiers, pour la fabrication de biocarburant, pour la combustion ou pour fixer du carbone ?

Pour sa part, l’arbre est depuis toujours loué. On pense au chêne gaulois sous lequel les druides opéraient. Plus près de nous, la poésie, la littérature et le chant sont emplis de références à l’arbre. Le chêne253, un poème d’Alphonse DE LAMARTINE (1790-1869) en est une belle illustration, comme le poème de Robert DESNOS (1900-1945), Il était une feuille

(Fortunes) (Doc. n°59) Parmi, des centaines, des milliers peut-être de références poétiques franco-françaises sur le thème de l’arbre, en voici quelques-unes : Pierre DE RONSARD (1524-1585), Bel aubépin (Odes IV, 22) ; Jean DE LA FONTAINE (1621-1695), Éloge de l’oranger

(Les Amours de Psyché) ; Victor HUGO (1802-1885), Aux arbres (Les contemplations) ; Théophile GAUTIER (1811-1872), Le pin des Landes (Espana) ; Anatole FRANCE (1844-1924),

Les arbres (Les poèmes dorés) ; Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), Les sapins (Alcools). Il y a bien évidemment les références au châtaignier. Comme la sapin des Vosges (CORVOL, 2004)254, le Châtaignier incarne une région entière : les Cévennes. Fidèle à son image d'arbre paisible, aimable et tolérant, le châtaignier est le symbole d'une grande honnêteté et d'une franchise exemplaire. Le châtaignier vit très longtemps, plusieurs siècles. Et même croulant, privé de descendance, il conserve sa faculté de rejeter de souche255, de s’autorégénérer. C’est pourquoi, les sociétés paysannes l’utilisaient comme repère dans le paysages, pouvant être mobilisés en cas de litiges en matière de propriété (Ibid.). Jean-Robert PITTE (1986) évoque tout cela dans sa thèse. Il livre, entre autre, de nombreux extraits de poèmes sur le châtaignier : « L’un des thèmes les plus fréquents consistait à louer la beauté, la majesté, la « virilité » du châtaignier. Rien d’innocent ici, puisque ces litanies se rattachent directement aux dons généreusement dispensés par l’arbre à pain. […] Dans une poésie-fleuve intitulée Le Châtaignier, Fernand de Malliard, par exemple, attribue un grand nombre de qualités à l’arbre aimé » (Ibid) (Doc. n°59).

253 Recueil : Harmonies poétiques et religieuses.

254CORVOL Andrée (2004). Éloge des arbres. Paris : Éditions Robert Laffont, 213 p. 255 Il s’agit du développement de bourgeons dormants sur une souche après abattage.

Doc. n°59 : L’arbre dans la poésie : arbre loué, arbre aimé.

L’arbre est aussi présent dans la littérature, le chant, la chanson, la peinture et la photographie. De Francis PONGE (1976) à Georges BRASSENS il n’y a qu’un pas. Chez l’un on devine son bonheur si intense, en pleine Seconde Guerre mondiale, dans les sous-bois de pins sylvestres de la Loire qu’il décrit longuement dans « Le carnet du bois de pins ». L’autre chante en refrain son bonheur auprès de son arbre :

« Auprès de mon arbre, je vivais heureux

j'aurais jamais dû m'éloigner de mon arbre. Auprès de mon arbre,

je vivais heureux

j'aurais jamais dû le quitter des yeux. […] » (George BRASSENS, 1955, Auprès de mon arbre, refrain)

L’arbre, présent sur tous les continents, se décline aussi en de multiples symboles et mythes différents. Chez les scientifiques, des anthropologues comme Claude LEVI-STRAUSS ou Philippe DESCOLA présentent de nombreux exemples des relations entre les hommes et les arbres dans d’autres cultures, chez d’autres civilisations. Sans oublier les travaux d’Andrée CORVOL (1987, 2004, 2009)256 sur l’histoire des forêts et de la place du bois dans la

256CORVOL Andrée (1987). L’homme aux Bois. Histoire des relations de l’Homme et de la forêt. XVIIe-XXe siècle. Paris : Fayard, 585 p. ; CORVOL Andrée (2009). L’arbre en occident. Paris : Fayard, 369 p.

civilisation occidentale. Elle a récemment publié deux ouvrages, l’un fait l’éloge des arbres et l’autre traite de tous les aspects de l’arbre en occident.

Ainsi, l'arbre est le symbole par excellence de la vie. Avec ses racines ancrées profondément dans le sol, et sa ramure s'élevant vers le ciel, l'arbre apparaît souvent comme un trait d'union entre la Terre et le Ciel, entre les hommes et les dieux, entre le visible et l'invisible, le monde souterrain et le monde céleste. Sa station verticale, similaire à celle des hommes, a certainement facilité l'identification. La sève qui circule dans l’arbre peut être assimilée au sang des hommes. On parle toujours de la « tête » et du « pied de l'arbre ». Les arbres fruitiers apportent un cadeau divin, permettant aux hommes de s'élever à la connaissance des secrets divins ou des actes civilisateurs (Voir dans la Bible les deux arbres du jardin d’Éden, l’arbre de la vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal portant le fruit défendu (Genèse 2:9, Apocalypse 2:7)). Les arbres vivant plus longtemps que les hommes, ils sont apparus comme des symboles d'éternité. Les arbres à feuilles caduques, dépouillés de leur parure l’hiver, paraissant morts l'hiver, symbolisent la renaissance lorsqu’au printemps suivant ils se couvrent à nouveau de feuilles. Les arbres persistants quant à eux, peuvent symboliser l'éternité. Les arbres qui renaissent et qui portent des fruits sont aussi symbole de fertilité.

Les arbres font aussi référence à la famille. L’arbre généalogique est d’ailleurs très souvent représenté sous la forme d’un arbre sur lequel sont inscrits les noms des descendants d’un aïeul. L’arbre que l’on plante à l’occasion d’un événement particulier est un jalon mis en terre dans l’histoire d’un lieu ou d’une personne. Dans le cas d’une plantation, les descendants du planteur font souvent référence à la personne qui a installé cet arbre. Cela leur permet de rester en contact avec cette personne, dont l’arbre raconte l’histoire. Même plusieurs décennies après, l’on sait que c’est le grand père ou l’arrière grand père qui a planté ces sapins après la Grande Guerre. Il avait planté une parcelle pour chaque enfant. Dans certaine contrée, les maisons qui abritent de jeunes femmes le font savoir en installant un sapin ou un épicéa abattu auquel ne sont conservées que les branches de la cime. L’arbre place donc la maisonnée sous la bonne augure avec l’espoir pour le père de famille de marier sa fille.

De plus, l’arbre choisi semble plus apprécié que l’arbre imposé. Pierre CORNU (2003) décrit et explique les conflits en Cévennes autour de l’arbre à la fin du XIXe siècle. D’un côté une Administration forestière qui acquiert de grands espaces en tête de bassin versant pour les reboiser dans le cadre de la RTM, de l’autre des populations locales qui s’en prennent violemment aux arbres plantés et aux forestiers qui cristallisent l’éviction de leurs droits sur ces terrains en même temps que leur mort sociale. Selon lui, cette guerre contre l’arbre imposé par l’État durera longtemps. Malgré tout, les situations évoluent avec le temps, les rancoeurs tendent à s’effacer et c’est bien l’arbre résineux que choissent certains propriétaires fonciers en mesure de boiser dès lors qu’ils n’ont plus d’intérêts agricoles à défendre. L’allumette qui n’était jamais bien loin des nouvelles plantations intrusives, se faisait de plus en plus discrète.

Depuis le néolithique, d’incessants mouvements de va et vient, de flux et de reflux entre espace cultivé et espace inculte sont attestés (ARNOULD et al., 1997). Ils correspondent à une adaptation permanente de l’homme à son milieu en fonction de ses besoins, de ses savoirs techniques et de ses avancées sociales et culturelles. Mais, le processus de reforestation massif et généralisé qui se joue maintenant depuis la fin du XIXe siècle sur le plateau central de la France, représente sensiblement plus qu’une adaptation ponctuelle à

l’évolution de l’économie agricole. Au terme de cette partie 1, le Massif Central, le Morvan et l’Ardèche apparaissent comme des espaces en crise, marginalisés dans le contexte sociétal et économique des Trente Glorieuses. La friche est révélatrice des mutations sociales et spatiales profondes de l’espace rural, liées à des situations héritées (exode rural, crise agricole, déprise agraire, transformations de l’espace et du paysage). C’est en réalité une transformation profonde de la relation de l’homme, à l’espace et à la nature. La forêt comme nouvelle occupation du sol apparaît en totale rupture avec les modes de gestion de l’espace passés issus de l’agriculture. Or cette rupture, ne risque-t-elle pas d’être durable ? La reforestation tend de plus en plus à geler, sur le long terme, une grande partie du foncier. Cela rend difficile voire impossible une éventuelle reprise de l’activité agricole à terme dans les espaces défavorisés. L’ordre éternel des champs est-il déjà défait au profit de celui des forêts ? Si l’on répond par l’affirmative, cela pousse à s’interroger sur l’invention de nouvelles ressources territoriales liées à la forêt ; d’autant, nous l’avons vu, que dans ces territoires en mutation la structure de la population change. Avant de mettre en discussion la notion de ressource territoriale dans la partie 3 de cette recherche, il faut revenir sur les faits. Ce sera l’objet des chapitres 3 et 4 de la partie 2. Revenant d’abord sur 150 ans de reforestation en France depuis le milieu du XIXe siècle, l’étude de l’épisode du Fonds Forestier National qui couvre la seconde moitié du XXe siècle constituera une pièce centrale de cette thèse, dont l’unité de mesure est le million. Puis dans le chapitre 4, nous mettrons en perspectives les héritages paysans des millions de nouveaux propriétaires forestiers apparus dans le sillage du FFN, mais aussi des boisements spontanés, comme jamais il n’en fût par le passé. Dans cette démonstration, au regard des hommes et des femmes devenus propriétaires d’un bien boisé ou en ayant hérité, le concept de nouvelle forêt prendra tout son sens.

Ce que nous pouvons dire a posteriori, après un siècle (le XXe) de malaise rural (déprise agraire et dépopulation) et de reforestation, c’est qu’ils sont bel et bien liés. Pour autant, nous venons de le voir dans ce chapitre et il reste à développer d’autres points dans les suivants, c’est que déprise et reboisement ne se lisent pas sur un axe linéaire. Il faut au contraire les replacer dans un système dont les ressorts sont à la fois économiques, sociaux, culturels, psychologiques, législatifs, etc.

PARTIE 2

Le Massif Central, des terres nues aux terres les plus