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Les études folkloriques furent largement dominées par une « hypothèse archaïsante »6 et la recherche de survivances, notion qui tint une place centrale dans leur naissance et leur développement. Le concept de survivances, tel qu’il fut introduit en 1871 par l’anthropologue Edward Burnett Tylor (1832-1917), fournit à la discipline du folklore son assise théorique. Fondateur de l’anthropologie britannique, Edward B. Tylor domina avec l’Américain Lewis Morgan (1818-1881) la pensée ethnologique du XIXe siècle. Ils représentent l’école de l’évolutionnisme culturel et social, qui constitua le premier courant de pensée de l’histoire de l’ethnologie et qui se développa principalement en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis entre 1850 et 1910. L’évolutionnisme se présente comme une tentative pour ordonner et comprendre la pluralité des cultures, en proposant un schéma d’évolution linéaire et identique pour toute l’humanité. Les différences entre les sociétés sont perçues comme les stades ou les étapes d’un développement unique : « La civilisation occidentale apparaît comme

l’expression la plus avancée de l’évolution des sociétés humaines, et les groupes primitifs comme des « survivances » d’étapes antérieures, dont la classification logique fournira, du même coup, l’ordre d’apparition dans le temps. »7 C’est au XVIIIe siècle que se systématisèrent les comparaisons entre les peuples anciens, « sauvages » et modernes et que

1 Le musée d’Ethnographie du Trocadéro prit en 1937 son nom actuel de musée de l’Homme.

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La salle de France comptait trois mille pièces avec les réserves et présentait des dioramas, des reconstitutions d’intérieurs paysans, notamment une salle de ferme un jour de noces, des mannequins vêtus de costumes régionaux et dont les visages avaient été moulés sur nature ou d’après nature, des plans de fermes ainsi que divers objets (serrures, hameçons, cuillères, livres de compte). Dès la fin du XVIIIe siècle, la Bretagne constituait le terrain privilégié des études folkloriques et linguistiques du fait de la prétendue immuabilité de ses traditions.

3 Ces musées étaient consacrés à l’histoire, l’archéologie et l’ethnographie locales ou régionales. Parmi les plus anciens on peut citer le musée breton de Quimper (1874) et le museon arlaten fondé en Arles en 1896 par Frédéric Mistral (1830-1914) auquel il consacra l’argent de son prix Nobel (1904). Jean CUISENIER et Martine SEGALEN, op. cit., p. 32.

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Le Konigliches Museum für Volkerkunde de Berlin fondé en 1868 à partir des collections du département d’ethnologique ouvert dès 1856 au musée des Antiquités, musée ethnographique de Leipzig en 1873, musée d’Anthropologie et d’Ethnographie de Dresde en 1874, Museum für Volkerkunde de Hambourg en 1877, ainsi que le musée royal ethnographique de Munich, et ceux de Francfort, Stuttgart, etc.

5 NOËL, M.-F., op. cit., p. 147.

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BELMONT, Nicole, « Folklore », op. cit., p. 603.

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s’élabora une conception de l’histoire de l’humanité selon un schéma évolutionniste, progressant de la sauvagerie à la civilisation.1 Les « sauvages » ainsi situés dans une histoire universelle devinrent alors des « primitifs ». Placé dans une perspective historique, le savoir ethnologique devait servir à reconstituer l’évolution des sociétés humaines et en expliquer les différentes étapes par la découverte des lois du progrès déterminant le passage d’un stade à un autre. Ses principaux questionnements portaient sur l’origine de la famille, de la religion, du patriarcat, de la propriété privée, etc. Seuls certains traits étaient retenus à des fins comparatives. On n’envisageait pas l’étude d’une société particulière considérée pour et en elle-même. Dans Ancient Society, or Researches in the Line of Human Progress from

Savagery through Barbarims to Civilization (1877), Lewis Morgan divisait notamment l’histoire de l’humanité en trois périodes, l’état sauvage, la barbarie et la civilisation, chacune étant déterminée par un stade technique et une forme d’organisation sociale.

Dans Primitive culture, Researches into the Development of Mythology, Philosophy,

Religion, Language, Art and Custom (1871), Tylor proposait la première définition du concept scientifique de culture : « Culture ou civilisation, pris au sens ethnologique le plus étendu, est

ce tout complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et les autres dispositions ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société. »2 Voulant concilier les idées d’universalité et d’évolution de la culture, Tylor considérait que les sociétés « primitives » représentaient les formes originelles de la culture de l’humanité, d’après le postulat évolutionniste selon lequel les formes les plus « archaïques » de la vie sociale en étaient les formes élémentaires, et qu’elles en conservaient la simplicité et la pureté primordiales. Il se proposait notamment d’étudier l’évolution de la culture à partir de l’examen des « survivances », c’est-à-dire des coutumes et des croyances qui apparaissaient comme les « témoignages fossilisés d’anciennes institutions »3. Selon la perspective évolutionniste, des traits sociaux et culturels se conserveraient lors du passage d’un stade de civilisation à un autre et fourniraient ainsi des indications sur le stade antérieur, dans lequel il fallait aller chercher leur signification.4 Il consacra le second volume de

Primitive culture à l’étude de l’origine du sentiment religieux et à l’évolution des systèmes religieux, de l’animisme au polythéisme et au monothéisme.

Il proposa de substituer à l’emploi du terme superstition celui de survivance :

« L’étymologie de ce mot superstition, qui paraît avoir originairement signifié ce qui persiste des anciens âges, le rend parfaitement propre à exprimer l’idée de survivance. Mais,

aujourd’hui, ce mot implique un reproche, et, quoiqu’il soit à bon droit permis de verser le blâme sur ces débris de civilisations mortes enclavées dans une civilisation vivante,

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L’ouvrage de Joseph-François Lafitau (1681-1746), Mœurs des sauvages américains, comparées aux mœurs

des premiers temps (1724), l’une des premières descriptions proprement ethnographiques des Indiens d’Amérique du Nord, est également l’un des premiers à systématiser la comparaison entre les sauvages et les Anciens, selon l’idée que l’étude des sociétés « primitives » peut éclairer celle des sociétés anciennes et disparues.

2 TYLOR, E. B., Primitive culture, 1871, p. 1, cité par CUCHE Denys, La notion de culture dans les sciences

sociales, Paris, Editions La Découverte, 1996, p. 16.

3 « Survivance », BONTE, Pierre et IZARD, Michel, dir., Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 2e édition, 1992, p. 687.

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Edward Tylor voyait par exemple dans les rites de la couvade, par lesquels des hommes, à la naissance de leur enfant, simulent un accouchement et s’alitent comme une parturiente, une survivance de la lutte menée par les hommes pour établir le patriarcat, le matriarcat étant évidemment perçu comme une forme d’organisation sociale plus « primitive » que celle du patriarcat et donc antérieure.

cependant l’employer serait bien dur et même point exact. Pour la science ethnographique, il est absolument indispensable d’introduire un mot, tel que survivance, simplement destiné à désigner le fait historique que ne peut plus maintenant exprimer le mot superstition. »1

Le folklore, les légendes, les mythes, les superstitions lui apparaissaient ainsi comme « les plus précieux conservatoires du passé ».2

Il y avait d’un côté les sociétés dites primitives dans lesquelles on voyait les témoins vivants de l’enfance de l’humanité et de l’autre les traditions et les croyances populaires au travers desquelles persistaient des stades de civilisations antérieures, sinon des formes de pensées prélogiques, et qui constituaient ainsi le versant « primitif » des sociétés dites modernes. Ce rejet dans le passé fondait la valeur de ces faits autrement injustifiables et inexplicables. Il en autorisait la collecte et la conservation mais il leur déniait tout sens ou fonction actuels, puisque ceux-ci s’étaient évanouis avec la disparition du système social dont ils relevaient, ce qui expliquait en même temps leur irrationalité apparente.

Cette approche du folklore comme des survivances ou des archaïsmes conservés d’époques anciennes, dépourvus de significations, ressort des définitions données par les principaux représentants de cette discipline. Les survivances et la perpétuation d’anciennes croyances dominent les travaux de James George Frazer (1854-1941). Cet auteur anglais apparaît comme le vulgarisateur de l’anthropologie à la fin de la période évolutionniste. Son œuvre majeure est la célèbre série du Rameau d’or (The Golden Bough. A Study in

Comparative Religion)3, en douze volumes, publiés de 1890 à 1915, qu’il présente comme « le tableau de la pensée de l’homme passant successivement des stades de la magie et de la

religion à celui de la science ». Il adopte une démarche comparatiste en puisant les exemples de cette synthèse dans le folklore européen, la mythologie et l’histoire classique, les récits bibliques et l’ethnographie des sociétés dites primitives. Il aborde les thèmes de la magie, des rites agraires, de l’animisme et du bouc émissaire. Pour le sociologue Henri Hubert (1872-1927), « le folklore d’un peuple se compose en majeure partie des résidus de son passé, et des

reliques de ses prédécesseurs, à divers degrés de dessèchement et de décomposition. Les pratiques et les croyances qu’on relève dans les recueils ne sont souvent que des épaves ».4 Paul Sébillot décrit comme un « paganisme contemporain » les traditions et les croyances, « qui se traduisent dans la pratique par des rites, des gestes et des formules, débris de cultes

naturaliste ou déformations de religions plus avancées, qui survivent encore chez les peuples civilisés » et définit le folklore comme l’« examen des survivances qui, remontant parfois [...]

jusqu’aux premiers âges de l’humanité, se sont conservées, plus ou moins altérées, jusque chez les peuples les plus civilisés ».5 De même, Giuseppe Pitré évoque « des restes de rites

disparus, de cérémonies oubliées, de pratiques interrompues », « la survivance simultanée

d’usages disparates, qui équivalent pour nous à des couches géologiques révélatrices des diverses époques. »6 Pierre Saintyves voit ainsi dans les contes les vestiges d’anciens rituels.7

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Cité par BELMONT, Nicole, « Folklore », op. cit., p. 603.

2 Cité par GAILLARD, Gérald, Dictionnaire des ethnologues et des anthropologues, Paris, Armand Colin, 1997, p. 32.

3

FRAZER, J., Le Rameau d’or, 4 vol., Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 1981-1984.

4 HUBERT, H., L’Année sociologique, 1900-1901, V, p. 219 cité par BELMONT, Nicole, « Le Folklore refoulé ou les séductions de l’archaïsme », op. cit., p. 293.

5

SEBILLOT, Paul, Le Paganisme contemporain chez les peuples celto-latins, 1908, cité par BELMONT, Nicole, « Folklore », op. cit., p. 603.

6

Cité par BELMONT, Nicole, « Folklore », op. cit., p. 603.

7

Pour André Varagnac, le folklore est constitué d’éléments très archaïques, remontant parfois jusqu’au Néolithique.1

D’autres auteurs, comme Arnold Van Gennep, vont au contraire insister sur le caractère vivant et contemporain du folklore. Quand bien même les origines anciennes d’une tradition seraient prouvées, encore faudrait-il expliquer les raisons de sa permanence. Aussi pour Arnold Van Gennep, « les traditions populaires ne se bornent pas à perpétuer

hypothétiquement les coutumes du passé, elles règlent actuellement les transactions entre les membres d’une même société, non sans en investir le contenu de sens constamment renouvelés ».2 Dans un article sur le Père Noël, Claude Lévi-Strauss estime que « les

explications par survivance sont toujours incomplètes ; car les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause s’en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d’une fonction que l’analyse du présent doit permettre de déceler. (...) Nous sommes en présence, avec les rites de Noël, non pas seulement de vestiges

historiques, mais de formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions plus générales de la vie en société. Les Saturnales et la célébration médiévale de Noël ne contiennent pas la raison dernière d’un rituel autrement inexplicable et dépourvu de signification ; mais elles fournissent un matériel comparatif utile pour dégager le sens profond d’institutions récurrentes. »3