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Le sujet dispositif de la représentation

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 163-168)

Chapitre I La ressemblance : de la nature à l’imagination

A. Le sujet dispositif de la représentation

Cette absence naturelle du sujet disparaît avec l’effacement de la ressemblance dans le savoir à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. La figure de Don Quichotte fait une double

épreuve de cette disparition et de cet effacement. Comme le dit Canguilhem, Foucault est

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l’une des deux personnes avec Auguste Comte qui ont reconnu au Don Quichotte de Cervantes la portée d’un événement philosophique54. Cette portée d’événement est aussi celle

d’une apparition de dispositif du sujet au même moment où la ressemblance de la nature se perd dans son jeu d’écriture humaine, où le sujet connaissant est obligé de surplomber son être naturel pour témoigner la ressemblance perdue ou pour trouver un nouveau type de conjointure entre le signifiant et le signifié. Chez Foucault, l’aventure de Don Quichotte est ce témoin de la ressemblance perdue au seuil de la nouvelle épistémè, le système subtil d’esquives de Ménines est cette recherche du nouveau type de conjointure, et tous les deux nous présentent le sujet nouveau-né à l’âge classique.

La figure de Don Quichotte est un sujet qui est imposé à une rupture d’abîme, où ses deux pieds marchent sur deux murs interrompus. D’un côté, il ne connaît entre les choses qu’un rapport de la ressemblance, les troupeaux doivent ressembler aux châteaux, les servantes doivent ressembler aux dames, et les auberges doivent ressembler aux armées. De l’autre coté, il ne connaît le monde réel que par les récits d’un monde de chevalerie, où la magie de l’ensorcellement peut expliquer toutes les différences métamorphosées. Si le monde de la ressemblance n’est pas perdu dans l’écriture, si le lu et le vu sont encore identiques comme à la Renaissance, Don Quichotte doit être un « héros du Même »55, il est le plus pieux pèlerin

de la grammaire des êtres, il ne prend même pas la peine de s’aventurer dans ce qu’il voit pour trouver la ressemblance, lorsque celle-ci est déjà étalée dans ce qu’il lit, lorsque la ressemblance de la nature doit être prouvée par un homme, si l’autorité du savoir exige la démonstration quoi qu’il soit d’un sujet connaissant, c’est que le lisible des signes ne ressemble plus au visible des êtres, c’est-à-dire, le texte écrit n’est qu’une suspension du monde, un vide inescomptable, sans lequel « la figure du monde n’en sera pas changée »56.

En ce sens, l’apparition de Don Quichotte est inévitable, puisque le savoir ou l’écriture n’est plus indépendant, il a besoin de son témoin, de sa justification supplémentaire. Le pire est que ce témoin ou cette justification n’est autre chose qu’un sujet connaissant. Si le rôle de Don Quichotte comme « héros du Même » n’est qu’un attardé, en revanche, il est le pionnier du sujet qui, pour la première fois, cherche à prouver la vérité du savoir par sa quête aux similitudes, une tâche qui était celle de Dieu. C’est au sujet connaissant de remplir la promesse du savoir, de transformer la réalité en signe d’écriture, de lire le monde pour

54 Georges Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », Les mots et les choses de Michel

Foucault. Regards critiques 1966-1968, p249. L’autre est Auguste Comte qui s’est référé plusieurs fois à Don Quichotte, par lequel il définit la folie comme « excès de subjectivité » et « passion de réplique ».

55 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p60 56 Ibid., p61

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démontrer les livres. Curieusement, ce sujet de chevalier, d’Iliade, s’enfonce par la suite lui- même dans la vérité qu’il s’invente : les aventures de Don Quichotte deviennent sa réalité qui est reconnue par les autres dans la seconde partie du roman. Le chevalier prétentieux qui cherche la ressemblance en vain s’oblige d’être le défenseur de sa propre recherche, « il a à le protéger des erreurs, des contrefaçons, des suites apocryphes ; il doit ajouter les détails omis ; il doit maintenir sa vérité »57, même la promesse a déjà failli, même ce qu’il cherche à

prouver ne sont que les mots vides qui dorment dans la poussière entre les feuillets.

Le texte de Cervantes se replie sur lui-même, mais le sujet de Don Quichotte reste cohérent et ignorant. L’entourage de Don Quichotte peut lire ce livre qui parle de ses aventures, et par ce savoir d’écriture, il l’oblige à maintenir sa vérité dans la réalité de la seconde partie du roman. Un sujet fictif peut être écrit par un auteur réel et lu par les lecteurs fictifs, une fois que ceux- ci sont fait, il a pris sa réalité par ceux qui l’ont lu, même s’ils sont fictifs ; tout comme Don Quichotte lui-même qui est un lecteur fictif, il lit un livre de chevalerie écrit par un auteur réel, ce que le livre dit devient ainsi pour lui une réalité. Il n’y a pas d’importance si Don Quichotte prouve que ce qu’il lit est vrai ou pas (en effet, sa tâche a échoué), comme il n’y a pas d’importance si Don Quichotte lui-même qui est lu par son entourage comme réel est en effet fictif, l’essentiel de ce texte de Cervantès est que ce cercle doublé et répété qui mélange du fictif et du réel révèle une circulation complexe entre le signifié et le signifiant : le signifiant du sujet de Don Quichotte (la figure littéraire qui identifie ce qu’il lit -- la réalité au second niveau -- et ce qu’il voit -- la réalité au premier niveau ) peut être écrit et lu comme le signifié dans une seconde signification, par lequel le signifié vide (la figure fictive de Don Quichotte) peut être doué de réalité à ce second niveau; cette réalité au second niveau de signification qui est à la fois écrit et lu par le sujet au premier niveau, peut créer et enchaîner encore un second Don Quichotte (une personne réelle qui identifie ce qu’il lit et ce qu’il voit comme Don Quichotte qui répète ce que Don Quichotte a fait). Cette circulation complexe ne peut pas s’arrêter sur le premier cercle de l’identification entre le lu et le vu, comme la figure de Don Quichotte dans la première partie du roman échoué de prouver que ce qu’il a lu est vrai ; en ajoutant la seconde signification où le signifiant devient le signifié, un espace de vérité est créé : le sujet connaissant devient l’objet connu, une réalité du sujet est constituée, par conséquent, elle substitue la vérité qu’il cherche à une nouvelle tâche de la recherche de la vérité sur la constitution d’elle-même, comme la quête des similitudes devient la défense de la signification.

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Cervantes ne nous montre qu’un sujet ridicule et vraisemblable dans un espace circulaire et répété de cette nouvelle épistémè à partir du XVIIe siècle. Cinquante ans plus tard,

Vélasquez58 détaille cet espace et indique un sujet sans visage dans son fameux tableau de Ménines. Ce tableau de 1656 raconte une histoire vraie, dans laquelle le roi Philippe IV

d'Espagne et la reine sont l’objet de portrait, la jeune infante Marguerite-Thérèse et les suivantes se trouvent dans cette scène de peinture. Or, pour le peintre Vélasquez, ce portrait ne peut pas être simple comme un miroir qui reflèterait ce qui est devant lui, puisque la manière de poser le miroir est un art sophistiqué, car son maître Pacheco59 lui a déjà dit que

« l’image doit sortir du cadre ». Son maître a raison de dire que l’image n’est pas dans le cadre, puisque l’image est elle-même une fixation instantanée sous les yeux d’un regard ou dans l’imagination d’une pensée, non seulement il ne doit pas sortir du cadre, il n’est jamais dans un cadre. Il est fluctuant comme le monde réel ou même plus quand il s’agit d’un sujet capricieux qui veut le captiver. Alors c’est justement cette image fluctuante qui est devant ce peintre baroque, le simple portrait ne peut pas être une simple ressemblance comme dans la nature, mais une représentation élaborée de la représentation artificielle.

Foucault souligne trois points invisibles qui constituent ce dispositif de la représentation où un sujet universel est né. Le premier est un point triplement invisible dans le tableau, il est à la fois celui des spectateurs réels, où nous regardons ce tableau de Vélasquez, celui de Vélasquez qui peint ce tableau en 1656, dont le spectacle n’est pas réellement devant lui, mais dans son imagination, dans son reflet mémorisé, ou même dans sa reconstitution de la scène de peinture, et celui du modèle du peintre représenté dans le tableau, le roi Philippe IV et la reine. Ce point n’est pas présenté dans l’espace du tableau, mais il est inévitablement indiqué par la présentation du tableau. C’est à ce point que l’indissociable rapport entre le vu et le lu s’est défait, ce que Vélasquez a vu n’est pas ce qu’il nous fait voir, par conséquent, ce que nous, les spectateurs, avons vus n’est pas simplement un tableau comblé de couleurs et de lignes, mais un spectacle que le roi du XVIIe siècle a vu, autrement dit, on voit ce que les

autres ont vu, les autres qui sont comme le peintre ou le roi Philippe vu dans la tête de Vélasquez. Seul le roi a vu ce qu’il a vu, nous les spectateurs ou le peintre Vélasquez ne lisons que les images reproduites. Est-ce cela que Vélasquez veut dire à son roi et à tous les spectateurs ? Alors qui est le roi ? Philippe IV et tout ceux qui sont signifiés par Philippe IV, le sujet qui regarde ce qu’il voit, non pas ce qu’il lit, lorsque désormais les marques qu’on lit

58 Diego Rodríguez de Silva y Velázquez (1599-1660), un peintre baroque considéré comme l'un des principaux

représentants de la peinture espagnole.

59 Francisco Pacheco (1564-1644), un peintre espagnol, il écrit un manuel de peinture constituant aujourd'hui

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ne sont plus les signes propres des choses, mais les signifiants qui désignent toujours quelques choses extérieures. Certes, ces signes gardent encore la ressemblance des choses, c’est pour cette raison que nous pouvons encore discerner ce qu’ils signifient, nous pouvons encore nous prétendre comme le roi qui est le sujet regardant. Mais seulement pour cette dernière ressemblance reproduite sous les yeux de l’homme, cette même ressemblance encore naturelle, mais qui est en train de disparaître, nous sommes au seuil de la disparition de nos propres yeux, de notre propre subjectivité, au seuil de la transformation des choses sans fin.

Le deuxième point invisible est le miroir au fond du mur. Il n’est pas invisible comme ce dernier qui est à l’extérieur du tableau, il est invisible lorsque personne dans le tableau ne le regarde ou même ne peut le voir, il est invisible pour les autres signifiants. Il est le seul point qui représente le vrai modèle du roi Philippe IV et la reine, il est aussi le seul et dernier point de ressemblance honnête de la nature qui fonctionne comme un miroir sans reconstitution du peintre. Mais il offre un double douteux, ambigu et désolé, qui manifeste à la fois l’honnêteté du peintre et son hypocrisie, puisqu’il nous fait croire qu’il reflète la vérité, mais il ne nous montre que celle dans sa pensée. Il représente honnêtement le miroir qui est un symbole de la ressemblance, il ajoute aussi honnêtement les silhouettes imaginées du roi dans le miroir, mais cette ruse calculée trahit également sa limite, puisqu’un vrai miroir doit refléter tout ce qui est devant lui, à n’importe quel moment et dans n’importe quel espace, alors qu’un miroir dans le tableau ne révèle que sa vérité de reproduction d’un certain moment et dans un certain espace, il ne reflète aucun spectateur devant lui. Ce n’est pas une critique naïve qui demande au miroir dans un tableau qui fonctionne comme un vrai miroir, cela dévoile juste la prétention de la représentation qui prétend nous dire la vérité.

Le troisième point invisible est celui à l’envers de la grande toile représentée dans le tableau. Il n’est pas invisible pour tout ceux qui sont présents dans le tableau, il est invisible pour nous les spectateurs et pour le modèle du roi, ainsi le spectateur et le modèle sont mis en cause par cette invisibilité. Le modèle, le seul qui a vraiment vu cette scène de représentation, est peint dans un second tableau qui ne présente qu’un dos dans ce premier tableau. Nous, les spectateurs, en regardant la représentation de ce tableau, nous nous trouvons sur le siège du modèle, ainsi pouvons nous croire que nous sommes en train d’être peints dans ce second tableau. « Où nous sommes, que nous sommes »60. Les personnages, leurs gestes et leurs yeux

dans le premier tableau qui fixent le siège du roi ne sont que les complices de ce second tableau qui n’est visible que de dos. Cette ambigüité de demi-visibilité et de demi-invisibilité assure que la représentation (le premier tableau) et le signifié (le roi Philippe IV) soient à la

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fois associés et dissociables, si bien que le signifiant (les dispositions des personnages et le second tableau invisible) et le spectateur soient capables d’être associés dès qu’il est regardé. De cette façon la représentation devient universelle, tout le monde peut être le roi à la seule condition qu’il le regarde, autrement dit, tout le monde peut être le sujet pourvu qu’il lise la représentation. En ce sens, le rôle du sujet n’est pas défini par ce qui le regarde, mais au contraire par ce qu’il regarde. À tel point que la subjectivité du sujet qui regarde n’a pas d’importance, ce qui importe est que la représentation soit regardée, le seul fait de regarder suffit à le définir comme sujet. Ce n’est donc pas un regard avec subjectivité, avec curiosité et avec passion qui peut découvrir l’immense secret de la nature, c’est un regard présupposé, fixé et éclairé dans lequel rien n’est à découvrir, aucun secret, tout est certain.

De là, il convient de dire que le signifié (le roi, les spectateurs, le sujet) peut être absent dans le signifiant (le tableau), il n’est pas signifié par une ressemblance directe dans le signifiant, mais par un spectacle de représentation, par les regards (la signification) des personnages (les signifiants), par les lignes impérieuses et invisibles. Le sujet, peu importe qu’il a une subjectivité ou pas, une fois qu’il regarde, il entre dans la disposition de la représentation (en ce sens, si un chien est devant le tableau, il devient aussi le roi et le sujet). Le rôle de la ressemblance qui était la seule façon d’unir le signifiant et le signifié est remplacé par le sujet dispositif, qui accomplit sa tâche par sa propre compréhension schématisée sur le même dispositif de la représentation.

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 163-168)