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Le choix éthique

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 92-96)

Chapitre II Les critiques de cogito

A. Le choix éthique

À l’époque grecque archaïque, il y a une folie qui se caractérise par l’inhabituel de la société primitive ; à partir de l’âge classique, il y a une raison qui est née pour contrer l’habitude de la société. Lorsque cette habitude se définit, par exemple chez Descartes, comme « une perpétuelle tentation de sommeil et d’abandon aux chimères » 120, maintenant, c’est la raison qui joue le rôle de la folie, de l’inhabituel, pour réveiller l’habitude de toute une société. Cependant, ce n’est pas un simple inversement de position dans un paradoxe conceptuel, la contradiction réciproque qui se répète incessamment, révèle en effet un passage permanent entre l’habitude et l’inhabitude, le sommeil et la veille, la chimère et la réalité, et une surface toujours renouvelable et inépuisable où la projection d’une liberté engendre indifféremment la « folie » ou la « raison », selon la terre où elle atterrit. Jadis, ou plutôt naturellement, cette projection de liberté ignore sa fin, son sens et son usage ; jusqu’à un jour, la première pensée réfléchie121 trouve que l’habitude de culte anthropomorphe est drôle, l’éthique de l’homme

commence jusqu’alors à fonder cette projection de liberté, ou plus précisément, elle se manifeste ou se transforme en un choix, un choix qui rend l’habitude de l’homme ou de la société humaine moins drôle, c’est la naissance de ce qu’on appelle la prudence (Σοφíα), la raison grecque à partir du Ve siècle av. J.-C.

De même, la raison classique naît aussi d’une éthique qui transforme la liberté en un choix. Mais cette fois, cette pensée réfléchie trouve que l’habitude de jouir « dans le sommeil d’une liberté imaginaire »de Dieu n’est qu’un songe d’esclave, « j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement » 122, c’est la naissance de ce qu’on appelle la science, la raison classique à

partir du XVIIe siècle. Paradoxalement, cette raison contre la liberté imaginaire naît non

seulement d’une éthique qui applique et ainsi réduit la liberté, mais encore de la pensée elle- même en la divergeant en deux par un critère de la clarté. « Bien avant le Cogito, il y a une très archaïque implication de la volonté et du choix entre raison et déraison. » 123 Quelle est alors la source de cette volonté et de ce choix entre raison et déraison qui fond même avant la fondation de la science par le fameux Cogito cartésien ?

120 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p187

121 À l’Ionie du VIe siècle av. J.-C., elle s’énonce d’abord par le mouvement sophistiqué dont Hécatée avoue que

la mythologie grecque est « drôle », d’où son travail rationaliste est pour les rendre moins drôles. Son

contemporain Xénophane nie totalement la validité de la divination du point de vue morale, en disant que « si un bœuf savait peindre, son dieu ressemblerait à un bœuf ». cf., Dodds, op.cit., p180-181, note 5, 6, 7

122 Descartes, Première méditation, 1641 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions

Gallimard, 1972, p187, note 2

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Malgré toutes les analyses des circonstances historiques et des préférences du bon sens qui accompagnent Descartes, il est primordialement un mathématicien et un physicien avant qu’il se mette à étudier la métaphysique en 1633, son fondement de la science124 s’élève déjà dans Règles pour la direction de l'esprit (1628-1629). Ce fondement de clare et evidenter s’établit

bien avant le Discours de la méthode (1637) où il expose initialement en français « je pense, donc j'existe » dans la quatrième partie, où il publie avec ses Essais mathématiques et physiques sur Dioptrique, Météores et Géométrie. De ce point de vue, il semble que la métaphysique de Descartes n’est qu’une expression philosophique de ses nouvelles découvertes des sciences abstraites, elle « revêt le caractère d’une ascèse et d’une discipline de la pensée »125. En 1641, il répète son raisonnement en latin 126 dans les Méditations

métaphysiques, où les règles pour la direction de l’esprit s’exercent, pour imposer à chacune

des haltes de réflexion « sur ses conclusions principales et prendre le temps de les assimiler »127. Cependant, le mot latin cogito, qui est comme « le fanion de la doctrine

cartésienne »128, n’apparaît que dans les Principes de la philosophie (1644), « Ac proinde

haec cognitio, ego cogito, ergo sum, est omnium prima & certissima, quae cuilibet ordine philosophanti occurrat. »129. La certitude de pensée n’est pas pour tout ce qui pense,

autrement dit, ce n’est pas pour n’importe quel cogito, mais seulement pour « celui qui conduit ses pensées par ordre ».

Dans cette petite histoire du cogito cartésien, « le seul moyen d’arriver à la science » (1637,

scientia, comme connaissance en grec), est par la première règle de la direction de l’esprit -- clare et évidenter, la règle qui doit s’appliquer dans ses propres méditations, la règle qui peut

conduire à une chose qui est vraie (1641, verum, définie par ce qui est certain [1644,

certissima] pour le sujet pensant).

Bien que ce raisonnement soit évident et raisonnable à nos yeux, à la lumière de Foucault, les concepts sont transformés, la décision est présupposée, la connaissance et la vérité sont

124 Règle troisième, «Circa objecta proposita non quid alii senserint, vel quid ipsi suspicemur, sed quid clare et

evidenter possimus intueri vel certo deducere quaerendum est; non aliter enim scientia acquiritur. » (II faut chercher sur l’objet de notre étude, non pas ce qu’en ont pensé les autres, ni ce que nous soupçonnons nous- mêmess, mais ce que nous pouvons voir clairement et avec évidence, ou déduire d’une manière certaine. C’est le seul moyen d’arriver à la science).

125 Étienne Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin,

1930, p187

126 « hoc pronuntiatum, Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse

verum» ( cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit »)

127 E. Gilson, op.cit., p187

128 Roger Lefèvre, La bataille du "cogito", Paris, PUF, 1960

129 Première partie, article 7, « Cette pensée, je pense, donc j'existe, est la première et la plus certaine qui se

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confuses. À travers cette histoire du cogito cartésien, la volonté de la clarté qui est présupposée avant la fameuse méthode de doute métaphysique dans les Méditations est effectivement une prise de décision et un geste grave tel qu’elle exclut la « déraison ». « Tout le cheminement qui va du projet initial de la raison […] il se sauve sans cesse par un parti pris éthique qui n'est autre chose que la volonté résolue de se maintenir en éveil»130. Certes, les

historiens peuvent expliquer que cette volonté de se maintenir en éveil est incitée par les menaces de sommeil, de chimère, d’incertitude, d’erreur, comme Descartes le propose. Mais ce raisonnement risque de ne lire que ce que le discours philosophique fait croire et de manquer ainsi d’examiner ce à quoi il se confronte.

L’ouvrage de Méditations métaphysiques (1641) semble bien être un processus de doute de plus en plus profond et universel, une méditation de la pratique philosophique qui approche petit à petit à la certitude, un guide pour le non-philosophe pour s’efforcer d’arriver par soi- même à la vérité. Mais toutes ces apparences brillantes et « scientifiques » se fanent quand on les examine sous une vision plus large, c’est-à-dire, une vision qui ne se limite pas seulement sur les textes, sur les discours, mais aussi, et surtout sur l’auteur qui parle, sur le sujet pensant, sur le sujet parlant. Il ne faut pas oublier que la première exposition de « je pense donc j’existe » n’apparaît pas pour la première fois dans les Méditations métaphysiques, mais dans le Discours de la méthode. Le raisonnement du doute qui semble métaphysiquement persuasif dans les Méditations n’est pas l’argument décisif qui prouve que cogito ergo sum, mais la conséquence d’une méthode déjà déterminée. Sa conclusion est déjà faite par une autre méthode sur d’autres domaines qui n’est pas encore populaire et facile à l’accepter. Les éléments du doute que Descartes utilise ne font qu’objecter, mettre en faux, persuader les plus élevés (les théologiens, les philosophes à l’époque).

Douter pour ne plus douter, Descartes trahit aussi le doute sceptique dans la tradition de Montaigne, du Moyen Âge, des sceptiques grecs. Il adopte tous les éléments du doute traditionnel, sauf le plus essentiel : ne jamais l'interrompre en prétendant être parvenu à une vérité absolue. En effet, dans les quatre éléments du doute, l’erreur de perception, la folie, le rêve et le malin génie, les sceptiques marquent souvent une singularité démonstrative du rôle de la folie par rapport à celle des autres. Quant à Descartes, l’argument de la folie est abandonné facilement à cause de la qualification du sujet pensant à l’époque, l’attitude permanente du sceptique métaphysique se laisse convaincre par une fausse croyance de Dieu. Ces modifications qui sont apparemment nécessaire et raisonnable ne servent pas seulement

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au processus du raisonnement clare et evidenter, elle est le fondement de la raison du cogito cartésien, plus précisément, elle est la condition de la raison et de la vérité à l’âge classique. Par exemple, la volonté de clarté de Descartes dans sa méthode scientifique s’oppose déjà à la folie. Mais en effet, la folie ne s’oppose pas vraiment à la clarté, au contraire, elle se conforme aux règles logiques. Zacchias 131 fait une épreuve sur la logique de la folie où les

raisonnements d’un fou ne sont « ni absurdes ni illogiques ». Par exemple, le fou qui croit être en verre, qui conclut par la suite qu’il est fragile, évite donc de se briser. Ce raisonnement est logiquement raisonnable sauf sa prémisse qui concerne le jugement et la croyance de la vérité : il est en verre. C’est cette croyance « ridicule » qui dépasse la vérité commune, elle devient ainsi une raison forte ou même la seule raison pour exclure la folie dans le raisonnement du cogito et ainsi son droit d’être sujet pensant. La raison pour laquelle les erreurs de perception ou les bizarreries du rêve peuvent rester dans le raisonnement cartésien, c’est ces « erreurs » qui peuvent être corrigées lorsqu’on s’éveille, elles disparaissent naturellement quand le sujet pensant revient à un état normal de penser, de manière plus essentielle, ils ne démolissent pas du tout la croyance de la vérité.

Quant à la folie, il n’y a pas un tel retour, le seul retour est la suppression de la folie. Le problème de la folie est qu’elle possède une autre croyance de la vérité que l’homme normal, elle croit ce qu’elle perçoit. Elle ne corrige pas les contradictions entre ce qu’elle perçoit et ce que les autres perçoivent. Ce caractère de la folie semble bien être la raison décisive de l’exclure. Alors revenons sur le raisonnement du doute cartésien, qui applique le processus du doute pour trouver la vérité. Si la raison pour laquelle Descartes rejette la folie est qu’elle n’a pas la croyance de vérité comme les autres, cette raison d’exclusion présuppose déjà une vérité déterminée avant la recherche philosophique de la vérité. De ce point de vue, le raisonnement du doute cartésien implique non seulement une volonté de clarté, mais aussi une confirmation présupposée de la vérité, toutes les deux sont en effet à prouver ou à vérifier par ce raisonnement philosophique lui-même, au moins, c’est le but qu’il annonce pour son raisonnement.

De ce point de vue, à l’âge classique, la connaissance et la vérité s’identifient et se produisent simultanément et réciproquement. La vérité n’est plus ce qui est donnée directement par la nature, ou par Dieu, mais ce qui est vérifiée par le cogito, par l’homme. Le passage ancien de la vérité à l’homme est inversé. Jadis, soit on est dans la vérité, en tant qu’une partie de la vérité, comme chez les Grecs, les hellénistiques et romains ; soit on croit en Dieu qui donne la

131 Paulus Zacchias (1584-1659, médecin italien), Questiones medico-legales ; cf., M. Foucault, Histoire de la

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vérité, qui ne ment jamais, comme au Moyen Âge. Quant à l’époque de Descartes, le deuxième rapport est mis en cause. La plupart des dogmes chrétiens est mise en question par les nouvelles découvertes scientifiques, d’où la croyance en Dieu se perd petit à petit. Mais les scientifiques ne peuvent pas non plus recourir à l’Antiquité, car la longue période de l’ascétisme chrétien a déjà ruiné l’indépendance de l’homme qui cherche l’accès à la vérité par leurs propres pratiques, car la soumission totale à la religion chrétienne constitue un monde discursif du signe et de l’Écriture qui comble sur le passage direct de l’homme à la vérité, qui masque le monde réel dans une épaisseur indéchiffrable de représentations. Avant que les scientifiques à l’âge classique soient nés, ils sont déjà dans un monde foisonnés de signes énigmatiques. Dans cet espace déjà fourni et confondu des choses et des signes, dans cet espace où la garantie de Dieu a perdu son autorité omniprésente, ce qu’on reçoit par soi- même requiert nécessairement une vérification et demande également un remplacement du rôle de Dieu qui nous garantit, qui nous donne la certitude universelle. C’est exactement ce que fait Descartes et les scientifiques à l’époque : chercher une nouvelle certitude. Cette fois, ce n’est plus une certitude garantie à l’extérieur, mais à l’intérieur de l’homme, c’est la certitude du cogito.

À tel point, ce choix, qui provient en effet de la liberté du cogito, qui est formé par l’éthique historique, fonde la raison et condamne la déraison, et « une fois pour tous », car « la liberté du pari s’achève alors dans une unité où elle disparaît comme choix et s’accomplit comme nécessité de la raison »132. Bien longtemps après ce choix, même quand la raison positiviste

ne cherche plus dans l’espace libre d’un choix du cogito, et le refus de la folie n’est plus une exclusion éthique, la situation de la folie ne devient que pire, toute l’histoire de la folie est déjà intégrée comme la nature propre de la folie, la distance accordée ne peut plus être effacée ; même quand la raison positiviste ne préjuge plus la folie, mais elle se situe toujours comme antérieure à la folie, la folie est toujours une aliénation secondaire en face du regard des positivistes. Par voie de conséquence, c’est justement par ce choix fondamental de clarté que la folie est obligé de venir au jour pour présenter sa liberté (sa folie), la peur seconde y surgit ainsi.

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 92-96)