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Le langage des choses

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 157-163)

Chapitre I La ressemblance : de la nature à l’imagination

C. Le langage des choses

Ces quatre similitudes et ses signatures constituent ce que Foucault appelle « l’épistémè » du XVIe siècle. La description ou l’analyse foucaldienne de cette structure épistémologique ne contribue pas à confirmer un structuralisme qui peut être universel à chaque époque, même en résultat elle a le même effet. Mais cet effet est fait pour les historiens qui répètent

35 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p44 36 Ibid., p44

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l’accumulation des événements historiques, qui ne savent que redoubler la sculpture déjà faite par l’histoire. Pour un archéologue comme Foucault, la forme de sculpture n’a pas d’importance, comme il dit, les rapports du macrocosme et du microcosme de la néo- platonicienne « apparaissent comme un simple effet de surface »38. Ce que l’archéologie

fouille sur l’histoire consiste en « ce qui l’a rendu possible ». À propos de cette ressemblance définitive dans le savoir du XVIe siècle, la question se pose de la nécessité ou plutôt de la non-

nécessité de son pouvoir.

Revenons sur le rire au début de l’encyclopédie chinoise de Borges, le même rire est inévitable sur les magies du XVIe siècle, par exemple, selon le récit de Paracelse39, les

serpents en Helvétie, Algorie ou Suédie comprennent les mots grecs « Osy, Osya, Osy », « ils retournent leur queue pour boucher leurs oreilles, afin de pas l’entendre de nouveau »40, et ce n’est même pas l’effet de voix, lorsque quand on impose un papier écrit de ces mots au serpent, il reste aussi immobile. Si cette magie nous fait rire, comme celle de l’encyclopédie chinoise, ce n’est pas parce qu’elle est superstition, c’est parce que nous ne sommes plus dans le système de savoir du XVIe siècle, parce que nous ne comprenons plus sa nécessité. Alors, quelle est sa nécessité ?

Comme ce que nous citons de Pierre Grégoire qui s’efforce d’établir une encyclopédie en un art unique et général pour communiquer les sciences différentes, les connaissances du XVIe

siècle soit « un mélange instable de savoir rationnel, de notions dérivées des pratiques de la magie, et de tout un héritage culturel »41. La confrontation entre « la fidélité aux Anciens » --

les traditions des pratiques magiques et les œuvres érudites de l’Antiquité, « le goût pour le merveilleux » -- la croyance de Dieu, et « une attention éveillée de la souveraine rationalité »- -le soulèvement de la science --, produit une exigence de la rigueur, mais cette rigueur ne peut pas imposer sur les contenus incompatibles entre les magies, la croyance et la science, comme Pierre Grégoire le dit, il faut un art à la fois unique et général, à la fois compatible à chaque connaissance distincte et cohérente de lui-même, cet art est cette fameuse « ressemblance » que nous avons déjà analysée. Lorsque la divination n’a plus, comme au Moyen Âge, une

38 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p46

39 Paracelse, Archidoxis magicae libri VII (Les sept livres de l’Archidoxe magique), 1524. Selon, Roberto Poma

(Magie et guérison: la rationalité de la médecine magique, XVIe-XVIIe), ce livre est faussement attribué à Paracelse. Selon W. Schneider (1982), les quatre premiers livres des Sept livres de l’Archidoxe magique sont authentiques et datent aussi de 1526 ; le reste revient sans doute à Gerhard Dorn (1570).

40 Paracelse, Les sept livres de l’Archidoxe magique, trad. en français, précédés d'une introduction et d'une

préface par le Docteur Marc Haven. 1983, p15-16. Cf., M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p48. La citation de Foucault a une légère différence à cause de la traduction. Par exemple, celle-ci n’a pas « pour boucher leur oreilles ». Mais justement, c’est cette description qui fait rire le plus.

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autorité indépassable et une souveraineté absolue, elle devient une partie de la connaissance, son rôle est réduit à une croyance qui garantit la connaissance de l’homme, comme chez Descartes. Et les magies et les éruditions, parmi ses concurrences, n’ont autorité que dans la manière où elles sont des signes rigoureux. De ce point de vue, il convient de dire que dans cette époque remplie de connaissances incompatibles et en compétition, ces principes sont probablement doués du moindre impératif historique, autrement dit, ils sont le plus universel et le moins stéréotypé.

À tel point que nous comprendrons mieux la raison pour laquelle le principe de la ressemblance est capable d’unir toutes les connaissances. D’abord, dans la magie, deux choses ou même plusieurs choses se produisent simultanément, les marques visibles et les similitudes imaginables constituent le savoir fondamental de la magie, c’est dans ce sens que la magie est « inhérente à la manière de connaître »42. Et cette manière de connaître peut être partagée avec la science, par exemple au XVIe siècle, la chimie n’est pas encore distinguée de l’alchimie. Et puis, les marques visibles que Dieu a déposées sur la terre et les mots lisibles de l’Écriture ou de l’érudition dans l’Antiquité peuvent être réunies par cette ressemblance, lorsque « le rapport aux textes est de même nature que le rapport aux choses »43, les mots demeurent les signes qui existent vraiment dans les choses. Par exemple, la ressemblance entre une voix et un bruit, une consonance dans la musique de la nature et dans le son de la parole, ou même la similitude entre la figuration des choses et les caractères des mots orientaux. Il ne reste qu’à déchiffrer l’héritage de l’Antiquité comme on le fait sur la nature, qu’à trouver le signe de sympathie dans les choses réelles et contemporaines. Et dans ces choses-là, cachent et partagent le signe de Dieu et le signe de la sagesse ancienne qui a été éclairée à la lumière divinatio. « Divinatio et Eruditio sont une même herméneutique »44,

parce qu’ils sont tous liés par le profond rapport de la ressemblance des choses, comme celle dans les signes naturels. Au lieu de dire que l’Écriture ou le discours des anciens a elle-même « une affinité sans âge » avec les choses qu’il dévoile, il n’a valeur que dans la manière qu’ils les ressemblent. Grâce à cette affinité, ce qu’ils sont ajustés aux choses mêmes et en formant le miroir et l’émulation, ils ont encore la vérité de toutes les marques de la nature, ils sont encore communicables dans la confrontation des connaissances hétérogènes.

Ainsi à la lumière de la recherche foucaldienne sur cette nécessité de la ressemblance qui est elle-même intérieure à la nature et partagée entre la magie, la croyance et la science, nous

42 Tommaso Campanella (1568-1639, un moine dominicain et philosophe italien), De sensu rerum et magia,

1620 ; cf., M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p48, note 1

43 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p48 44 Ibid., p48

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voyons inéluctablement le rôle de la communication dans la constitution et la conservation du savoir. Il ne s’agit pas de poser la question ce que ces éléments dévoilent ou conservent est la vérité ou non, mais de le considérer comme un élément de médiation, autrement dit, ce n’est pas parce qu’ils sont vrais qu’ils sont communicables, mais parce qu’ils sont communicables qu’ils sont considérés comme la vérité. Ce point de vue peut expliquer à l’inverse, pour nous, le fait que l’encyclopédie chinoise et les magies du XVIe siècle n’ont plus la valeur de la

vérité, au contraire, ils nous font rire ; c’est parce qu’ils ont perdu leurs vérités, ou parce que nous avons perdu notre sensibilité aux marques de la vérité. Ce qui fait une vérité, c’est qu’elle soit vrai, ou qu’elle soit communicable ? Ce rapport entre la vérité et la connaissance du sujet reste à découvrir.

Revenons à la ressemblance entre les choses et les signes, entre les marques et les mots. Le plus essentiel que Foucault découvre est qu’au XVIe siècle, il n’y a qu’« un grand texte unique »45. Ce texte unique est la chose elle-même, ainsi que son langage est aussi compliqué que ce qu’il reflète et énonce par un miroir. C’est un langage qui vient des choses et qui reste comme les choses, il n’est qu’un réseau de marques où chacun peut être le contenu ou le signe des autres. C’est pour cette raison que les éléments de ce langage, tout comme les éléments des plantes, des animaux et des pierres, ont une loi de ressemblance, chacun a une propriété intrinsèque qui ressemble ce qu’il indique dans les choses. Cette loi est ce qu’on appelle à notre époque « la grammaire », ces propriétés constituent ce qu’on appelle « l’étymologie » en terme moderne, de même, la « syntaxe » pour nous, est pour eux le bâtiment de ces éléments par les propriétés de ce qu’il ressemble. Le seul principe grammatical est la ressemblance, le seul ordre de sa conjonction est l’ordre par lequel les choses conjoignent. Or, c’est ici qu’un enjeu émerge. Le langage du XVIe siècle s’organise selon l’ordre des

choses auquel il ressemble, et non selon l’ordre de leur propre propriété. Son propre contenu n’a pas d’importance et même s’efface. De cette façon, il parle des choses auquel il ressemble, et non lui-même. Mais on ne voit que le langage lui-même, non pas ce qu’il dit. Au moment où ce décalage est obligatoire pour le langage qui veut exprimer ce à quoi il ressemble, l’énigme du langage qui cache des ressemblances entre ce qu’il dit et ce qu’on voit, se superpose sur l’énigme des choses qui cache généralement toutes les ressemblances. Cette double énigme constitue ainsi la double difficulté du savoir du XVIe siècle. À première vue,

ce décalage de ce dont il parle et ce que l’on voit s’approche de la différence entre le signifié et le signifiant à notre époque, mais à bien considérer le « texte unique » du XVIe siècle, ce

n’est pas la même différence, lorsque ce dont il parle ressemble à ce qu’on voit, la seule chose

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qu’il faut faire n’est pas de chercher directement et aveuglement ce qu’il signifie, mais de trouver cette ressemblance dans le langage lui-même, d’y trouver le signe de cette ressemblance. « Les noms étaient déposés sur ce qu’ils désignaient, comme la force est écrite dans le corps du lion, la royauté dans le regard de l’aigle, comme l’influence des planètes est marquée sur le front des hommes : par la forme de la similitude. »46

Ainsi le langage du XVIe siècle est la révélation à la fois transparente et enfouie, elle est

transparente lorsqu’il n’est fait que pour refléter la nature, elle est enfouie lorsqu’il est fait pour montrer la nature dans une clarté humaine. Dans l’imagination des chrétiens, c’est Dieu qui donne cette transparence dans le langage et les choses par les signes partagés, si bien que l’hébreu qui garde les masses fragments de marque des choses est le langage de Dieu ; c’est aussi Dieu qui détruit cette transparence à Babel par plusieurs langues, si bien que le latin et le langage qui s’écrit de droite à gauche, de gauche à droite, de bas en haut et de haut en bas47 ne ressemblent plus directement aux choses. En dépit de ce préjugé chrétien, une chose est certaine, il existe en effet plusieurs façons d’exprimer la ressemblance des choses dans le langage si le langage est inévitablement une expression de ce qu’il reflète. Lorsque la clarté et la communicabilité du signe sont de plus en plus exigeantes, dans le langage, la fonction de signification dépasse la fonction de redoublement. Par conséquent, la signification compréhensible et communicable pour l’homme devient le principe du langage, la ressemblance entre les mots et les choses qui avaient été le premier principe du langage s’efface au fur à mesure, ainsi, à son tour, cette disparition de la ressemblance rend la signification vide et indéchiffrable.

L’apparition et le privilège d’écriture en sont une preuve. En premier lieu, chez Claude Duret, il divise déjà les langues diverses selon la manière d’ordonner l’écriture. Chez Pierre Grégoire, bien que ce qu’il imagine comme « un art unique et général » pour communiquer toutes les sciences suit le principe de la ressemblance, mais c’est une ressemblance d’espace, ce qu’il s’efforce de faire est une reconstitution de l’ordre du monde « par l’enchaînement des mots et par leur disposition dans l’espace », autrement dit, par l’écriture. C’est pour cette raison que l’encyclopédie qui organise les choses à la fois de l’ordre du monde, dans lequel la magie, la croyance et la science sont mélangées, et de l’ordre alphabétique – ou plus précisément de l’ordre d’écrire -- apparaît si étrange qu’il nous fait rire comme l’encyclopédie chinoise. Comme ce qui étonnera Buffon chez Aldrovandi, un naturaliste qui mélange « des

46 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p51

47 Selon Claude Duret (1570-1611, Thrésor (sic) de l'histoire des langues de cest univers, 1613), les langues du

monde se divisent en cinq diverses sortes d’écritures. Cf., M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p52

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descriptions exactes, de citations rapportées, de fables sans critique, de remarque portant indifféremment sur l’anatomie, les blasons, l’habitat, les valeurs mythologiques d’un animal, sur les usages qu’on peut en faire dans la médecine ou dans la magie »48. Tous ceux-ci nous

étonnent aussi, mais ils ne sont qu’un miroir honnête du monde au XVIe siècle, dans un

espace commun d’écriture. La ressemblance se conserve d’une manière totale, pleine et figée d’écriture, et ainsi elle se perd de cette même manière, lorsque l’on ne la reconnaît plus. En second lieu, ce que Foucault souligne sur l’importance de ce privilège de l’écriture n’est pas seulement ce déplacement de l’ordre d’espace d’écrire à l’ordre de la voix immédiate ou de la ressemblance encore plus compliquée et variée, mais aussi une substitution du processus silencieux de lire à des fonctionnements immédiats et réciproques d’écouter, de mémoriser, de pratiquer49. « La loi a été confiée à des Tables, non pas à la mémoire des hommes »50 ; la vérité est dans le livre, non pas dans la vie quotidienne. C’est peut-être pour cette raison que non seulement nous, à notre époque, ne la reconnaissons plus, mais aussi pour ceux qui sont contemporains, il n’est qu’un ésotérisme.

Ainsi, l’expression de la ressemblance pour être reconnaissable est paradoxalement inconnaissable. Que ce soit à cause de l’énigme des choses propres, ou de l’énigme du langage, la solution du XVIe siècle n’est pas dans les retrouvailles des ressemblances

immédiates de convenance, d’émulation, d’analogie et de sympathie, dans les premières rencontres entre les ressemblances et l’homme, mais dans le ressassement du langage au langage, dans le discours second du commentaire. On déchiffre l’énigme par l’interprétation, on dévoile les ressemblances cachées et transformées par ce qui les cache et transforme -- le déroulement et la prolifération propre du langage. « C’est n’est point là le constat de faillite d’une culture ensevelie sous ses propres monuments ; mais la définition du rapport inévitable que le langage du XVIe siècle entretenait avec lui-même. »51 Foucault a bien souligné ce cycle

infini du discours second et futur, « ce discours lui-même ne détient pas le pouvoir de s’arrêter sur soi, et ce qu’il dit, il l’enferme comme une promesse, léguée encore à un autre discours[…] »52 Une promesse de conception ou plus précisément de la croyance, lorsque le

commentaire se définit comme un discours vers la vérité, vers un discours premier, vers « un Texte primitif », en supposant qu’il y a « une écriture primitivement naturelle » qui est écrit par Dieu et directement dans la nature qu’entre « ce qu’on voit » et « ce qu’on dit » il n’y a

48 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p54

49 À propos des techniques de connaissance, de la différence entre écouter et écrire, nous les étudierons dans

la troisième partie.

50 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Édition Gallimard, 1966, p53 51 Ibid., p55

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que des ressemblances, pas de différences, il n’y a qu’un « texte unique », pas de décalage entre l’écriture et les choses. Un héritage épuisable lorsqu’il se déroule sur lui-même, sur la loi du langage lui-même, sur son propre jeu par l’oubli de sa naissance. Bien sûr ce n’est pas un jeu pour l’homme, mais c’est l’homme le sujet qui démarre ce jeu infini et se soumet dans son règne silencieux avec toutes les autres choses entourées qu’il se croit de connaître. Ainsi nous voyons que la ressemblance disparaît dans son propre jeu de ressemblance, elle est par définition une tâche infinie et inachevable vers le rapprochement sans fin de similitude. Cela est le point faible de cette épistémè du XVIe siècle. En revanche, par rapport à celles qui

suivent ou même celles qui précédent, ce point faible a pourtant un avantage précieux. Le système des signes était ternaire depuis le stoïcisme53, le signifié, le signifiant et la

« conjoncture » étaient trois choses différentes et se connectaient par cette dernière sans d’autres conditions. Quant à la Renaissance, ce système ternaire n’est pas changé, mais ces trois éléments s’unissent par la ressemblance à la fois innée de la nature et visible pour l’homme. Cependant, ces deux caractères sont si semblables que l’effort d’un sujet connaissant qui les unit se fond et se confond dans les propres liens de la nature.

En ce sens, il convient de dire que dans le monde de la ressemblance, le sujet est absent par nature : il est là comme il n’est pas là, l’existence de la nature et l’expérience du sujet se conforment dans la profonde appartenance de ce qu’il lit et ce qu’il voit. Néanmoins, il ne faut pas négliger que dans cette unité de la ressemblance, il y a une présence invisible du sujet, depuis la première convenance obscure qui est identifiée par la visibilité d’un sujet connaissant, depuis la première émulation hiérarchique qui s’établit sur le sujet qui obéit au modèle absolu de Dieu, depuis la première analogie qui pivote sur la métaphore de l’homme, depuis la première sympathie qui est possible d’être contestée par une antipathie du sujet et vice versa, depuis la première signature reconnaissable qui est à la fois marquée par la nature et retrouvée par le sujet, depuis la première écriture qui reflète la nature sur un plateau du langage. Mais toutes ces présences du sujet ne laissent presque aucune trace dans le savoir, parce que ce sujet lui-même n’est qu’une nature qui se ressemble.

II. Une présence dispositif du sujet dans le tableau mix

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