• Aucun résultat trouvé

Les résistances à la classification

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 114-119)

Chapitre III Les sciences analytiques de la subjectivité pure

A. Les résistances à la classification

Le grand projet positiviste pour classer la folie d’après ses propres signes visibles rencontre sans exception un moment déviant où un principe hétérogène altère l’ordre d’organisation, où entre la folie et ses figures perceptibles introduite un ensemble de « dénonciations morales »56

ou un système de causalité. Le fou est comme ce qui est identifiable à première vue, mais à regarder plus près il est un vide où tout est possible sauf son identité. De là, le fait que le classification qui envisage les pouvoirs de l’esprit humain—le cogito au sens le plus large-- dans les désordres qui lui sont propres, ne peut guère éviter de se détourner et de recourir aux « autres » lorsque son objet –la folie n’a aucun contenu propre.

Premièrement, l’un de ces « autres » est la déformation de la vie morale. Thomas Arnold57, un

physicien anglais qui traite la maladie mentale au début du XVIIIe siècle, divise la folie

d’après deux facultés majeures de l’esprit que Locke introduit : la folie qui porte sur les « idées » et la folie qui porte sur les « notions ». La première se définit selon les « qualités des éléments représentatifs » et le « contenu de vérité », les vésanies phrénétiques, les incohérentes, les maniaques, les sensitives (hallucinatoire) sont inclus dans cette catégorie. La deuxième se définit sur le « travail réflexif » et l’ « architecture de leur vérité », il distingue

tarentisme, rage, hydrophobie, cacositie, antipathie, anxiété). Cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge

classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p250

54 Melchior Adam Weikard (1742-1803, un médecin et philosophe allemand dans le siècle des Lumières), Der

philosophische Arzt, 1790 ; il distingue les maladies de l’esprit (faiblesse de l’imagination, vivacité de

l’imagination, défaut d’attention, réflexion obstinée et persistante, absence de mémoire, défauts de jugement, sottise, lenteur d’esprit, délire) et les maladies du sentiment (excitation : orgueil, colère, fanatisme,

érotomanie ; dépression : tristesse, envie, désespoir, suicide, maladie de cour). Cf., M. Foucault, Histoire de la

folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p250

55 Les problèmes que Foucault pose c’est : « quelles résistances se sont opposées … ?», « qui fût de nature à

l’empêcher de se répartir dans la cohérence d’un plan nosographique ?», « quelle structure particulière la rendait irréductible ?» cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p252

56 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p252

57 Thomas Arnold (1742-1816), Observations on the nature, kind, causes, and prevention of insanity, lunacy and

madness, 1702 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p253,

113

neuf aspects différents de la folie dans cette catégorie : Illusion, Fantasme, Bizarrerie, Impulsion, Machination, Exaltation, Hypochondrie, Folie appétitive, Folie pathétique. Dans cette dernière, Folie pathétique, il y a 16 variétés : amoureuse, jalouse, avare, misanthrope, arrogante, irascible, soupçonneuse, timide, honteuse, triste, désespérée, superstitieuse, nostalgique, aversive, enthousiaste. C’est ce que Foucault appelle une « galerie de portraits moraux »58. Aucun homme concret n’arrive à se réduire aux « idées » ou aux « notions » sans

contenu moral. Dans tous ces aspects de la folie, aucun ne se produit complètement et isolément de la folie elle-même, par elle-même et pour elle-même, autrement dit, la subjectivité pure (la folie sans contenu social) n’existe pas.

De même chez Weickhard, chez Louis Vitet59, chez Pinel60, à côté des phénomènes de la folie,

il y a toujours une place pour les « caractérisations morales »61, comme par exemple les péchés, les vices ou les affections maladives. Le positiviste cherchant l’objectivité des formes morbides de la folie, n’a trouvé qu’un mélange des subjectivités déformées et des objectivités corrompues. La notion même de maladie est mise en cause, la signification uniquement pathologique n’existe qu’au sens de la critique des valeurs. Une preuve se trouve dans une curieuse correspondance entre les classifications de Vitet et de Weickhard et les listes des registres de l’internement, en considérant qu’ « aucun des nosographes du XVIIIe siècle n’ait

jamais eu contact avec le monde des hôpitaux généraux et des maisons de force »62. Le plus

curieux est que l’internement et la nosographie se développent séparément, mais ils atteignent le même résultat sur la folie inacceptable par la société et sur la maladie insupportable par l’homme. Ce n’est sans doute pas un problème de complice, mais un accord de l’exclusion morale. La soi-disant spéculation scientifique, dès qu’elle traite dans le domaine de l’homme63, n’est plus capable de tenir son attitude objective, parce que la critique humaine

avec la valeur sociale est inévitable. Ceci entache le concept scientifique de maladie, ou plutôt il n’y a pas de concept purement objectif de maladie.

Deuxièmement, un autre aspect de ces « autres » dans le concept de maladie mentale est celui de la mécanique. Le projet du botaniste Sauvages n’est que d’établir une symptomatologie

58 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p253

59 Louis Vitet (1736-1809, un médecin et homme politique français), Matière médicale réformée ou

pharmacopée médico-chirurgicale ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions

Gallimard, 1972, p254, note 1

60 Philippe Pinel (1745-1826, médecin renommé comme aliéniste précurseur de la psychiatrie et

accessoirement zoologiste), Dictionnaire des sciences médicales, 1819 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à

l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p254, note 1

61 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p254 62 Ibid., p254

63 Il est possible que non seulement sur le domaine de l’homme, mais aussi sur d’autre domaine de la science,

114

solide des maladies mentales. Mais ce caractère solide de la classification ne s’implante que sur des significations causales. Par exemple, l’hallucination est une erreur de l’âme occasionnée où le vice des organes ne se situe pas aux cerveaux, mais dans « ce qui fait que l’imagination est séduite » 64, dans une causalité morale. Alors que cette cause elle-même

risque d’être vide, seule son assignation est capable de distinguer l’hallucination avec d’autres maladies, par exemple, la différence entre l’hallucination et le délire est leurs origines, l’une dans les divers organes du système nerveux, l’autre dans le cerveau. Ainsi, quant aux formes concrètes de la folie, la fidélité au principe de la classification sur la symptomatique, la causalité morale, n’a recours qu’à la cause physique.

Ainsi l’organisation des maladies de l’esprit se situe soit dans le jugement moral comme la passion ou la faute dont l’homme peut être libre dans ses comportements, soit dans l’analyse des causes physiques comme la mécanique rigoureusement déterminée des esprits animaux ou du genre nerveux. Ce qui unit et mesure la morale et la mécanique, la liberté et le corps, la passion et la pathologie, c’est l’imagination65, dans laquelle toutes les erreurs, les chimères et les présomptions sont un ressort du mécanisme où les éléments hétérogènes, de l’âme au corps, peuvent être liés par l’imagination, par la ressemblance et par la proximité aux yeux de l’homme. C’est effectivement l’analyse de l’imagination qui opère la synthèse de l’hétérogénéité entre la folie et le fou, qui y insère l’expérience mystérieuse de la déraison. « L’imagination […] c’est ce que médecins et philosophes s’accordent à appeler, à l’époque classique, délire »66, d’où toutes les déraisons, les folies et les fous sont réunis dans une seule

et même expérience de la transcendance du délire.

Or, cette synthèse dont les nosologies décrivent si facilement le mal de la folie comme la maladie du corps rencontre inévitablement une vielle question : où et de quelle manière l’âme se trouve-t-elle concernée ?

Dans la tradition grecque archaïque, l’état de la folie est la voie essentielle pour communiquer avec l’âme immortelle et avec la puissance divine. Dans la tradition des théologiens et des casuistes, cette voie de la folie n’est pas sûre, mais elle n’est pas non plus impossible ; la pénitence donne certains signes extérieurs, donc tout le monde même le fou peut être entendu

64 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p255, note 3 65 La représentation dans Les mots et les choses, grâce à laquelle, la classification devient possible. 66 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p256

115

en confession et recevoir l’absolution, puisque l’Esprit n’éclaire pas l’âme par des voies sensibles ou matérielles dont la folie est supposée manquée67.

Dans la tradition de juristes et de juges, lorsqu’on suppose que l’âme de la folie n’est pas complète, on supprime sa responsabilité d’une certain manière; mais ce ne veut pas dire que l’âme de la folie est malade ou folle, au contraire, on n’annule pas sa personnalité civile, « l'internement ne changeait en rien la capacité légale du sujet » 68 . En ce sens,

l’irresponsabilité et l’internement ne sont pas en contradiction, parce que l’irresponsabilité de la folie n’est qu’une assignation vide, c’est l’internement qui s’effectue réellement sur la folie. Et ce n’est pas du tout une protection de la liberté secrète du fou lorsqu’il est impuissant, mais au contraire, c’est une négation de sa liberté, de la liberté du corps. Cependant, cette négation physique ne peut pas se justifier par la maladie de l’âme, puisque cette dernière n’exige pas nécessairement une contrainte du corps. De ce fait, on justifie l’internement par une vieille causalité entre l’âme et le corps : la puissance irrésistible du corps atteint l’âme, jusqu’à la supprimer entièrement. Il n’est pas étonnant que cette causalité puisse trouver sa source dans l’idée platonicienne où l’âme est une prisonnière libre, ou même celle du puritanisme où l’âme est plus forte quand le corps est plus faible. De toute façon, l’âme peut être affectée par le corps. Ainsi la pénalité du corps peut être efficace pour corriger le vice de l’âme. Cette « matérialité de l’âme »69 se prouve dans les registres d’Arsenal, lorsque l’âme est « attentive

aux images que ses traces de son cerveau forment en elle » 70, une fois la matière et le corps

réorganisés, la raison est aussi restaurée. Ainsi que l’âme a dans la matière sa vertu et sa perfection.

Quant à la tradition de doctes et docteurs, la folie se loge seulement dans les phénomènes du corps par lequel la pureté de l’âme est abolie. Épiménide, qui purifia Athènes de la dangereuse souillure en tant que chaman crétois71, devient chez Voltaire une folie dont l’âme

est mal logée dans un corps où « les fenêtres de la maison sont bouchées […] l’air lui manque, elle étouffe » 72. Cependant, cette métaphore voltairienne cache deux glissements. D’une part,

le trouble de la folie réduit à un trouble des sens. Sous l’influence de Locke, la plupart des discussions médicales sur l’origine de la folie réside dans un trouble de la sensibilité. Par

67 Jacques de Sainte-Beuve (1613-1677, un théologien français), Résolution de quelques cas de conscience,

1689 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p268, note 2

68 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p269, note 1 69 Ibid., p272

70 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p269, note 2. Cela est sans

doute d’origine aristotélicien.

71 Son histoire comme une personne réelle voir Dodds, op.cit., p146

116

l’accusation des sens, le sensualisme primaire réduit le pouvoir de l’âme. Mais comme Sauvages le dit, « ce n’est pas parce que la fenêtre est en mauvais état, mais parce que l’habitant est malade »73. D’autre part, le modèle supposé (une causalité de l’âme au corps) de

la folie devient sa cause matérielle (cerveau). Pour Voltaire ou les philosophes classiques, l’homme pense par le cerveau comme il marche par les pieds ou regarde par les yeux, la fonction de l’âme est réduite à une connexion des rapports qui sont analogues à ceux que le corps a lui-même établis. Lorsque l’âme ne fait d’autre chose que de nouer ces rapports, la maladie de l’âme devient ainsi simplement une atteinte des lésions du corps et surtout des lésions de cet organe privilégié comme le cerveau, l’organe de tous les organes. De là, la maladie de l’âme n’est pas une atteinte de n’importe quel sens, mais du sens du cerveau. Ce n’est plus un sensualisme primaire, parce qu’il n’accuse pas la sensibilité générale, la vue ou l’ouïe, etc. ; il est sensualisme secondaire, parce qu’il accuse la sensibilité du cerveau, un sens propre et unique de l’âme.

Ces deux glissements, de la folie au sens, du modèle à la cause, transforment le problème médical d’une hallucination des sens ou d’un délire de l’esprit à un problème philosophique qui pose une question : « la folie prouve-t-elle ou non, la matérialité de l'âme ?»74. À première vue, le problème philosophique refuse une directe réponse sensualiste – cela est aussi une réponse médicale -- où le sens organique est l’origine de la folie, mais ce refus n’empêche pas qu’il applique le sensualisme secondaire, superposé et vide, en termes foucaldiens, il le refuse « pour la mieux imposer comme solution »75 d’une autre manière, de la manière d’un sens

inventé du cerveau, d’une matérialité de l’âme. De ce fait, la question du problème médical dans lequel les organes des sens jouent un rôle non négligeable dans l’origine de la folie est effectivement abandonnée. En revanche, le problème du sens-cerveau ou de la périphérie- centre qui est au niveau de la réflexion transcendantale des médecins se transforme en une analyse critique ou plus précisément une superposition significative sur le problème de la folie, il sépare et oppose l’âme et le corps, anéantit le pouvoir de l’âme dans les mécaniques du corps. Or, la contradiction et la liaison entre l’âme et le corps n’est sans doute qu’une invention intentionnelle et théorique. Elle surplombe l’expérience actuelle de la folie ou de l’homme. Elle transforme la complexité du problème où les expériences médicales et juridiques sont mélangées et confondues en une subtilité vide de dialectique et de polémique des concepts (entre l’âme et le corps). La dichotomisation entre « l’atteinte organique d’un principe matériel » et « le trouble spirituel d’une âme immatérielle » n’est qu’une

73 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p271 74 Ibid., p272

117

interrogation artificielle, « un problème importé […] décalé à partir d’une intention philosophique »76.

En ce qui concerne la tradition médicale à l’époque même de Voltaire, la simplicité du médecin donne une tout autre vision, une vision que Foucault appelle « la belle unité sensible de l’âme et du corps» 77. Cette belle unité laisse la métaphysique spéculer aux causes

et aux mécaniques entre l’esprit et le corps, elle ne s’intéresse qu’à la fidélité des phénomènes : « un tel état du corps produit nécessairement tels mouvements de l’âme qui modifient le corps à leur tour »78. L’union de l’esprit et du corps n’est pas une supposition

spéculative, mais un phénomène si fort qu’il est difficile à imaginer un désaccord entre eux. Du XVIIe au XVIIIe siècle, comme chez Tissot, chez Willis79, chez Sauvages80, chez

Boerhaave81, chez Diemerbroek82, les maladies de l’esprit ne sont pas celles qui s’opposent au domaine des pathologies organiques comme des troubles psychologiques ou des faits spirituels, mais quelque chose dans lequel le corps et l’âme sont mis en question ensemble. Partant de ces traditions de l’âme et du corps, à l’âge classique, la synthèse du fou, de la folie et de la déraison arase tous ces reliefs de la morale et de la mécanique, les réduit en une unité des expériences nivelées par trois circulations de l’extérieur à l’intérieur, du visible à l’invisible, de l’image au langage, autrement dit, le cycle de la causalité, de la passion et de l’imagination.

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 114-119)