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Accord thérapeutique

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 128-132)

Chapitre III Les sciences analytiques de la subjectivité pure

B. Le cycle de la causalité, de la passion et de l’image

III. Accord thérapeutique

« La médecin soigne les maladies du corps, la sagesse libère l’âme de ses passions. »115

—Démocrite, D. K. II. B 31 A. Le principe symbolique

L’une des plus vieilles activités pour guérir l’esprit est sans doute le culte collectif dionysiaque, car Dionysos est le dieu du peuple (dêmotikos) et ses joies sont accessibles à tous même aux esclaves116. Ses cérémonies se déroulent sur les montagnes, dans l’obscurité de la nuit, à la lumière incertaine des flambeaux, avec la musique bruyante. Les femmes dansent avec grands cris de joie, dans un cercle furieux, tourbillonnant et échevelé, elles se

113 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p303 114 Ibid., p303

115 Selon Diels, ce fragment attribué à Démocrite est douteux. Il le rapproche des Lettres d’Hippocrate (D. K. II.

227, ligne 11). Cf., Jackie Pigeaud, La maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la

tradition médico-philosophique antique, Paris, Les belles lettres, 2006, p17

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démènent ainsi jusqu’au paroxysme de tous les sentiments, et puis en proie à une « folie sacrée », autrement dit, à une âme divine avec une immense puissance117.

Or, cette activité collective et sauvage s’individualise de plus en plus jusqu’à une conciliation avec l’élément apollinien118 en introduisant l’extase dans la religion delphique. Cette extase se

trouve dans la pratique de Socrate, dans l’écriture de Platon comme l’une des folies divines. À l’époque grecque classique, l’action du voyant extatique, du prêtre purificateur et de la science se juxtaposent comme trois modèles de l’accès à la vérité.

À la fin du Moyen Âge, la dernière trace de l’extase indique encore une sagesse d’un certain humanisme médical. « Il semble en effet qu’on ait fondé assez tôt dans le monde arabe de véritables hôpitaux réservés aux fous. »119 À l’influence de la pensée arabe, il existe la cure d’âme dans laquelle interviennent la musique, la danse, les spectacles et l’audition de récits merveilleux. Au XVe siècle, les Frères de la Merci qui sont familiers avec le monde arabe établirent les premiers hôpitaux d’insensés en Espagne120. Ainsi le fou devient l’objet thérapeutique.

À partir du XVIIe siècle, ces pratiques mystérieuses, magiques et extra-médicales perdent leurs formes originales au profit de la théorie médicale de l’époque. Néanmoins, leurs efficacités reprennent une nouvelle vie, elles ne cessent de fonctionner dans les pratiques thérapeutiques, car celles-ci sont plus solides, plus stables, plus attachées aux structures traditionnelles que la théorie nouvelle, elles sont moins fluctuante, moins libre dans les développements, dans le renouvellement théorique et radical. Du moment où la juxtaposition des expériences médicales et juridiques et le nivellement de l’âme et du corps au discours délirant s’établirent au niveau de l’institution et de la théorie médicale, où la folie devient une maladie des nerfs dans lesquels l’âme et le corps s’unissent et agissent synchroniquement avec des qualités communes, ces pratiques traditionnelles correspondent curieusement au système nerveux. Quoique la relation dualiste ou moniste entre l’âme et le corps reste une aporie, cela n’empêche pas que les médecins exercent dans la thérapeutique les anciennes pratiques avec les nouvelles théories. Par exemple, la théorie des qualités communes est à la fois la preuve et la justification des pratiques anciennes, car dans les deux cas, ce sont des images — imaginaires ou observables — qui organisent et constituent sa simplicité et son originalité. Bien que cette unité communicable refuse la dichotomisation conceptuelle entre

117 Erwin Rohde, Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité, Paris, Payot, 1952,

p270

118 Erwin Rohde, op.cit., p305

119 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p159 120 Ibid., p160

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l’âme et le corps, en termes modernes, entre la maladie physique et la maladie psychologique, mais c’est grâce à elle qu’il y a moins de difficulté dans la communication entre le médecin et le malade, ou au sens plus large, c’est grâce à elle que la communication intersubjective est possible.

Premièrement, l’opium pour « les maladies de la tête » garde encore longtemps son mythe et son efficacité comme la panacée. Lorsque l’opium affaiblit la faculté de sentir proprement aux nerfs, il diminue les douleurs, les mouvements irréguliers et les spasmes. Sa fonction comme panacée consiste justement en ce caractère anti-sympathique qui insensibilise toutes les sensibilités sympathiques par lesquelles l’âme et le corps se synchronisent, par lesquelles l’intérieur et l’extérieur communiquent. À tel point que ce n’est pas l’effet de l’opium qui est général pour toutes les maladies, mais son « point d’application –le genre nerveux »121 qui le rend universel. Dans l’imagination médicale d’Hecquet122, l’opium est un solide qui se transforme, sous l’effet de la chaleur, presque tout en vapeur constituée d’esprits ou parties légères et fines. Ce sont ces vapeurs lisses et polies qui s’insinuent et adhèrent à la surface des membranes sans interstice, en se mêlant intimement au suc nerveux, de cette manière qu’ils les renforcent et les rendent plus élastiques, ils animent le nerf en le rectifiant et en le corrigeant. Dans cette imagination médicale, l’opium est à la fois le médiat indirect par rapport à l’enchaînement entre l’âme et le corps, et l’immédiat direct où s’appuie toute causalité discursive. Sur le premier point, l’efficacité de l’opium se situe sur son origine bienfaisante. Or, cette bienfaisance n’est pas sous une mécanique visible, elle se donne par assignation et par nature comme un « don secret »123 qui fonctionne autant dans le corps que

dans l’âme. Ce « don secret » ou plutôt ce fonctionnement se trouve aussi dans l'usage du hachich qui produit des visions et des extases religieuses124, dans l’usage de la proximité entre

le vin et le bile noir125. Ce mode d’action du médicament s’appuie sur le principe de proximité

d’essence et de communication originaire avec la nature, un principe qui se cache dans la nature et qui n’est visible que dans ses effets. Or, cette idée de la panacée fait obstacle à la recherche du médicament spécifique dont l’effet doit être localisé en rapport direct avec le symptôme particulier ou la cause singulière.

121 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p376

122 Philippe Hecquet (1661-1737, médecin français), Réflexion sur l’usage de l’opium, des calmants et des

narcotiques, 1726 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p377

123 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p378. Ce « don secret »

concerne aussi le problème de la drogue aujourd’hui, il produit des problèmes médicaux, sociaux et criminels. Un champ d’étude et d’action à développer.

124 Erwin Rohde, op.cit., p272

125 Aristote, L’homme de génie et la mélancolie. Problème XXX, 1, traduction, présentation et notes par Jackie

Pigeaud, Paris, édition Payot & Rivages, 2006, p13, « le bile noir et le vin sont ‘modeleurs de caractère’ par identité de nature ».

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Deuxièmement, entre microcosme de la maladie et macrocosme de la nature, un système complexe de correspondances s’exerce selon des valeurs symboliques. La pharmacopée d’antidotes des végétaux et des sels a une résistance considérable dans le domaine thérapeutique de la folie. Mais comme dans le cas de l’opium, ce n’est pas ses natures végétales propres qui organisent la thérapie, tout de même, les médicaments humains et minéraux sont employés par symbolisme. Par exemple, dans l’œuvre pharmaceutique du XVIIe siècle126, Lapis-lazuli fortifie la vue et réjouit le cœur ; l’émeraude veille sur la Sagesse

et la Vertu, fortifie la mémoire et résiste aux efforts de la concupiscence. Dans le dictionnaire des drogues du XVIIIe siècle127, les cheveux de l’homme et la poudre d’os de crâne abattent

les vapeurs, l’urine fraîche de l’homme est bonne pour les vapeurs hystériques et l’hypochondrie. Chez Buchoz128, le lait de femme fonctionne comme remède pour des

affections nerveuses, les prélevés sur le crâne de pendus ou le sang humain pour les convulsions. Chez Bienville129, vif-argent revivifié de cinabre peut résister les ardeurs de l’amour. Chez Ettmüller130, Assa fetida est chargée de refouler dans le corps des hystériques tous les mauvais désirs et les appétits interdits.

Pourtant, ces symboliques des images proviennent plus souvent des onirismes immémoriaux, ou s’établirent selon un simple principe similis similibus curantur131. La seule raison pour laquelle elles sont populaires pendant des siècles est qu’il y a un schéma symbolique qui demeure permanent dans les interprétations et les imaginations spéculatives : c’est le plus fort qui gagne.

De ce point de vue, ce sont ces recettes, ces proportions, ces symboles d’images, ces rites, ces anciens impératifs moraux dans les corpus techniques de la guérison qui demeurent des influences résistantes.

126 Jean de Serres (1540-1598, un pasteur calviniste, humaniste et historiographe français), Œuvres

pharmaceutiques, 1638 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972,

p380

127 Nicolas Lémery (1645-1715, un apothicaire et un chimiste français.), Dictionnaire des drogues, 1759 ; cf., M.

Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p382

128 Pierre-Joseph Buchoz (1731-1807, un avocat, médecin, et compilateur), Lettres périodiques curieuses, 1769 ;

cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p382

129 J.D.T. de Bienville (1726-1813, un médecin français), Traité de la nymphomanie, 1778 ; cf., M. Foucault,

Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p384

130 Michael Ettmüller (1644-1683, un physicien allmand), Chirurgia transfusoria, 1682 ; M. Foucault, Histoire de

la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p385

131 « Seule ardeur peut éteindre l’ardeur », cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions

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