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Les pratiques psychologiques sur l’invisible de l’objet

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 135-141)

Chapitre III Les sciences analytiques de la subjectivité pure

C. Les pratiques psychologiques sur l’invisible de l’objet

Cette structure thérapeutique quasi-moniste demeure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, elle est

chronologiquement contemporaine de la pensée dualiste de Descartes et l’internement semi- hôpital et semi-prisonnier. Mais concernant la conception de la folie comme l’unité du corps et de l’âme, elle correspond plutôt aux époques précédentes. Autrement dit, le dualisme de la pensée philosophique et des pratiques sociales ne transforment la médecine qu’à partir d’une époque suivante, c’est à partir du XVIIIe siècle que cette structure moniste commence à

diverger en deux modèles différents : la médication physique et le traitement psychologique. Ce second courant psychologique différencié de celui de la physique commence d’abord par une guérison d’une nymphomanie en traitant son imagination en 1771 par Bienville157.

Ensuite, dix ans plus tard, Beauchêne158 critique les remèdes matériels qui n’auraient jamais

réussi par eux-mêmes sans les secours de traitement de l’esprit. Certes, les éléments psychologiques existent dans les techniques médicales avant cette divergence, tout comme les éléments physiques demeurent toujours après cette apparition de la psychologie. Mais cette

156 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p405

157 Bienville, De la nymphomanie, 1771 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions

Gallimard, 1972, p407, note 2

158 Edmé François Pierre Chauvot de Beauchêne (1780-1830, Chirurgien du Roi Charles X), De l’influence des

affections de l’âme, 1781 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972,

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coexistence n’est qu’une apparence. Si l’on examine de plus près, à chaque côté apparaîtront des transformations profondes.

D’abord, du côté des éléments psychologiques. Dans la médecine à l’âge classique, il y avait toujours une assignation aux qualités communes au corps et à l’âme qui est de l’ordre de la technique des métaphores, d’où la maladie de la folie est une unité d’altération de la nature. Un exemple de la guérison par la musique peut bien l’expliquer. Si la musique guérit, à l’âge classique, ce n’est pas par une imagination pure qui interprète ce que la musique exprime, mais dans la réalité matérielle des sons de la musique « qui apporte jusqu’au corps les vertus secrètes cachées dans la substance même des instruments »159. La valeur thérapeutique de la

musique provient de la transformation qui se défait dans le corps. L’harmonique de la musique produit dans l’air le son harmonieux, celui-ci produit par la suite dans les fibres de l’homme l’harmonique. Cela ne se fait même pas par les voies de la sensation auditive, mais par l’effet de résonance directe entre les cordes des instruments et les fibres de l’homme, « les fibres sont comme autant de ‘danseuses sourdes’ dont le mouvement se fait à l'unisson d'une musique qu'elles n'entendent pas »160. Ni le corps ni l’âme n’est anti-instrument, ils sont tous ensemble l’instrument d’une même nature résonnante.

De même, l’élément psychologique comme la passion dans la pensée médicale à l’âge classique n’est pas non plus une médication purement psychologique. Elle sert d’un événement dans le double système des effets à la fois de l’âme et du corps, dans la correspondance immédiate de leurs significations. Par exemple, la peur en tant que le plus recommandable remède pour le fou est considérée comme le complément naturel des contraintes. Son efficacité ne se trouve pas seulement au niveau des effets de la maladie, elle possède elle-même une nature à figer le fonctionnement du système nerveux, de pétrifier les fibres trop mobiles, elle provient de la vie naturelle comme un frein qui diminue l’excitation du cerveau quand il y a danger. Quant à la colère, Tissot la considère comme « une décharge de bile »161, elle dissout les phlegmes amassés, elle est immédiatement transférable dans leur

modalité propre du corps à l’âme et vice versa. La colère est à nos yeux comme un élément purement psychologique, mais pour les praticiens à l’âge classique, elle n’est qu’un autre chemin, un événement, comme la thérapeutique physique, pour produire le même enchaînement des effets. C’est pour cette raison que Foucault dit, « pour les médecins

159 Giambattista della Porta (1535-1615, un physicien, opticien, philosophe, cryptologue et alchimiste italien),

De magia nalurali (La Magie naturelle), 1558-1560 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris,

Éditions Gallimard, 1972, p408

160 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p409 161 Ibid., p410

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classiques, il n’y a pas de la cure psychologique » 162, et ainsi à l’âge classique, « la

psychologie n’existe pas »163.

En revanche, du côté des éléments physiques, une étiologie spécifique 164 devient de plus en

plus exigeante dans le développement physique et le mouvement positiviste, lorsqu’ils définissent leur science seulement à l’ordre des phénomènes visibles et des ordonnances logiques. Par exemple, les étapes de la cure, les phases par lesquelles la guérison passe et les moments qui la constituent s’articulent au fur à mesure autour des phénomènes visibles de la maladie, et chaque phénomène doit avoir sa propre cause et son propre remède. C’est pour cette raison que d’un côté, tous les éléments mystérieux et moraux ne peuvent plus se fonder dans les symboles à la fois imaginaires et communs entre l’âme et le corps, ni fusionner dans la seule logique des concepts qui se fondent sur la surface des phénomènes ; de l’autre côté, la guérison n’est plus ou ne peut plus être portée par l’unité significative de la maladie ou groupée autour de ses qualités communes et majeures, elle n’est plus pour un état total ou général de la santé, mais spécifiée seulement au besoin de résister à chaque phénomène et de la destruction partielle dans laquelle « l’attaque psychologique et l’intervention physique se juxtaposent, s’additionnent, mais ne se pénètrent jamais»165.

Et finalement, l’unité se défait au moment où le positiviste transfère ce qui n’est pas visible, qui était toute une extériorité mystérieuse, cosmique et sociale, dans la subjectivité individuelle de la folie que le moraliste récupère, confisque et intériorise comme un sujet responsable et psychologique. Désormais, la conception de la passion n’est plus utilisée pour l’amélioration directe de la passion elle-même, mais comme concept indirect pour la punition ou la récompense ; l’irresponsabilité juridique de la folie devient une responsabilité individuelle de la morale du sujet fou. Toute une sorte d’exhortation, de persuasion, de raisonnement, de dialogue apparaissent dans les techniques du médecin à la fin du XVIIIe

siècle, elles s’engagent dans la guérison indépendante de la cure par les remèdes du corps. La parole de Sauvages, « il faut être philosophe pour pouvoir guérir les maladies de l’âme »166,

semble répondre à celle de Démocrite, « La médecin soigne les maladies du corps, la sagesse

162 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p408 163 Ibid., p427

164 Chez Beauchesne (Des influences des affections de l’âme, 1781), une classification selon différents

caractères des malade comme bilieux-flegmatique, bilieux-mélancolique et sanguin flegmatique s’établit sur différents phénomènes nerveux. Chez Pressavin (Nouveau traité des vapeurs, 1770), les fonctions de l’organisme troublé sont distinguées.

165 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p407

166 Sauvages, Nosologie méthodique ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions

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libère l’âme de ses passions. » 167 Mais cette première est loin d’être une sagesse qui libère

l’âme ni la guérison des maladies de l’âme. Au contraire, c’est le langage, les formulations de la vérité ou de la morale qui prendra en charge tout ce qui n’est pas visible dans le corps, et l’invisibilité seule.

Cette nouvelle dichotomie positiviste se manifeste dans les trois techniques sur les éléments psychologiques de plus en plus primordiaux.

La première technique est le réveil compulsif. Le philosophe qui exclut la folie comme sujet pensant dit aux prisonniers religieux « je pense donc je suis », le médecin qui suppose que la folie n’est pas réveillée par ce slogan dit au malade « réveille-toi donc je te libère ». « Le médecin par rapport au fou reproduit le moment du Cogito par rapport au temps du rêve, de l'illusion et de la folie »168. Or, ce n’est pas par là que le prisonnier religieux deviendra un sujet pensant, que le malade libéré sera en santé, au contraire, c’est par là qu’un sujet qui obéit à une certaine religion, à une certaine vérité en tant que sujet libre de la pensée est réduit à un objet qui n’a plus le droit de penser librement, qui n’a plus rien à faire qu’obéir dans le domaine à la fois de la pensée et de l’action. Il semble que le réveil opéré par le médecin exclut toutes les formes de l’illusion de la folie dans laquelle elle délire dans un quasi- sommeil, tout comme ce que Descartes a fait à lui-même dans son courage solitaire.

Mais le réveil par l’autre (le médecin) transforme profondément et essentiellement le réveil par soi-même (le cogito) dans l’illusion du sujet qui est ensommeillé mais autonome en l’intervention autoritaire d’autre (le veille des autres). Cette voie passant du médecin au malade coupe dogmatiquement le long chemin du cogito cartésien qui n’est pas superflu, « ce que Descartes découvre au terme de sa résolution et dans le redoublement d’une conscience qui ne se sépare jamais d’elle-même et ne se dédouble pas la médecine l’impose de l’extérieur dans la dissociation du médecin et du malade » 169. Le moment du Cogito, reproduit par le

médecin, ne peut s’imposer au malade qu’au prix de le pétrifier, et cela ne fonctionne que sur la pression d’autorité ou de menace. Par exemple, dans la forme constante de la thérapeutique de la folie, l’irruption de la veille se réalise chez Lieutaud170 par un coup de fusil tiré tout près

d’une jeune fille en convulsions qui avait contractées à la suite d’un chagrin violent. Chez

167 Cf., Jackie Pigeaud, op.cit., p17

168 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p414 169 Ibid., p414

170 Joseph Lieutaud (1703-1780, un médecin français) ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique,

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Boerhaave171, pour réveiller les émotions soudaines et vives, on brûle la folie jusqu’à l’os

avec un fer rouge. Chez Willis, un plus lent et plus certain réveil pour les imbéciles se réalise par la sagesse pédagogique, par la sagesse aux formes rigoureuses et évidentes de la vérité mathématique ou chimique et par la sagesse d’une vie bien ordonnée dans la vérité de vie quotidienne à l’ordre social imposé de l’extérieur. La guérison du médecin devient la correction du moraliste : la réouverture de la vérité, la reconnaissance du bien et la remémoration de la loi, peu importe ce soit par l’intervention physique ou pédagogique, « L’éveil à la vérité n’a plus de sens dans la guérison, mais seulement l’obéissance et la soumission aveugle »172.

La deuxième technique est la réalisation théâtrale. Par rapport à l’éveil violent et incontestable, elle est un travail patient et profond de la raison qui joue dans l’espace de l’imagination du malade. D’abord, le médecin imite l’irréalité des images de la folie dans une réalité fictive et perceptive, il constitue ainsi une vérité visible de l’illusion ; ensuite, il y insère un discours délirant qui est acceptable même pour la folie, mais ce discours intègre subrepticement un élément déductif du langage. Une fois que la folie entre dans ce dialogue et suit la grammaire et la signification du discours, elle est obligée de lui obéir continument. Par conséquent, elle est conduite par la logique du discours à l’extrémité où apparaît nécessairement la contradiction. Et puis, elle déclenche la crise de sa propre illusion représentée dans l’ordre du discours et ainsi apparu inévitablement absurde dans l’éblouissement de la vérité du langage. Enfin, le médecin introduit une ruse ou plutôt une issue qui est hors de son jeu autonome du délire, la folie en crise discursive de son propre illusion n’a d’autre choix que supprimer le délire et prendre l’issue facile et préparée par le médecin, car la folie ne supporter pas non plus le désordre discursif et sa crise éblouissante. L’accomplissement prétendu du non-être du délire dans l’être parvient à le supprimer dans l’illusion de la folie, grâce au mécanisme pur de la contradiction interne du jeu entre les mots et les illusions. Le délire se met en crise, et par conséquent, il est supprimé puisque l’être du délire ne peut pas exister que dans son non-être. Une fois que le délire en illusion devient perçu dans la perception du sens et dans la conscience du raisonnement du langage, il est captivé dans la lumière et ainsi devient non- sens. Comme Foucault le dit, « le percipi qui l’insérait dans l’être le vouait déjà secrètement à sa ruine » 173.

171 Herman Boerhaave (1668-1738), un botaniste, humaniste et médecin hollandais ; cf., M. Foucault, Histoire

de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p415, note 1

172 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p416 173 Ibid., p421

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La troisième technique est le retour à l’immédiat. Cette technique est plus directe que la dernière. Elle envoie la folie et son monde illusoire, en supposant que la folie est et doit être un être de nature, à la plénitude d’une nature ou d’une réalité qui ne reconnaît point son non- être. En ce sens, le délire de la folie est une parfaite aliénation par rapport à la nature, il doit et peut être guéri ou plutôt corrigé dans la nature. Cette technique applique un paradoxe romantique et parfait : elle est par excellent un refus de la thérapeutique rigoureuse, elle soigne dans la mesure où elle oublie tous les soins. Il semble que l’homme dans la nature exerce un double renoncement : d’un côté, il renonce à la passivité de l’homme à l’égard de l’artifice social ; de l’autre côté, il renonce à sa propre subjectivité délirante dans le silence du travail de la nature qui lui impose en effet une autre passivité. De ce point de vue, le retour immédiat n’est ni absolu ni simple.

Le médecin suppose que la folie est une expression sauvage des désirs les plus primitifs, cette expression révèle des sensibilités de la menace dans le monde animal « dominé par la prédation et l’instinct du meurtre »174, paradoxalement, ces désirs primitifs sont provoqués et entretenus par ce qu’il y a de plus artificiel dans la société. Le médecin considère que cette rage immédiate, individuelle et stimulée par la société n’est pas un retour à l’immédiat par rapport au désir naturel, mais par rapport à l’imagination qui s’éloigne de la vie de l’homme et de ses propres plaisirs dans tout ce qui est artificiel, irréel et imaginaire. Ces suppositions de médecin opposent ainsi l’immédiat de Sauvage et l’immédiat de Laboureur : l’un est celui du désire animal, « sans discipline, sans contrainte, sans moralité réelle » ; l’autre est celui du plaisir 175 direct, « sans médiation […] sans sollicitation vaine, sans excitation ni

accomplissement imaginaire » 176. Le plaisir de Laboureur est si immédiat et spontané qu’il

n’y a aucun besoin de réprimer le désir, parce qu’il n’y a même pas besoin de désirer, d’imaginer et de vouloir, parce que la plénitude de satisfaction immédiate et la présence prédéterminée de la réalité heureuse rendent le désir de Sauvage non-nécessaire, dérisoire ou plutôt impossible. Le monde immédiat de Laboureur est donc le monde où tout est organisé et mesuré, il n’y a plus d’espace pour la folie. C’est un monde où il est inutile de désirer et d’investir sur ce qui est dans l’imagination. De cette façon, toutes les possibilités du délire sont supprimées avec l’imagination sans aucun résidu. Or, cet immédiat idéal dans la nature

174 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p423

175 L’opposition du désir et du plaisir est compliqué à la fois dans la thérapeutique de la folie et dans le souci de

soi par rapport à la vérité. Nous traiterons ce dernier dans la troisième partie.

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n’est en effet qu’une nature modulée et enfermée par la morale bourgeoise où « la nature cesse de pouvoir se reconnaître dans les figures fantastiques de la contre-nature. »177

À mesure que ce genre de techniques psychologiques qui s’organisent autour de la punition devient le plus souvent un traitement recommandé, et que les méthodes physiques deviennent de plus en plus limitées aux phénomènes visibles et partiels, l’époque où la différence entre traitements physiques et traitements moraux n’était pas encore reçue comme une évidence par la pensée médicale est enfin finie. D’un côté, la thérapeutique physique devient « la cure du déterminisme innocent » où la maladie mentale révèle seulement des problèmes organiques, de l’autre côté, le traitement moral ou plutôt psychologique devient « la cure de la liberté fautive » 178 où ce qui appartenait à la déraison et à la transcendance de son discours est nivelé

seulement dans la psychologie.

Or, cette disjonction des pratiques physiques et des pratiques psychologiques n’est point un retour à la situation primitive où l’expérience médicale et l’expérience juridique ou morale ne sont pas encore confondues, au contraire, c’est à la base de ce mélange que s’établit cette différenciation qui assigne à la folie coupable et responsable toutes les causes, peu importe qu’elles soient matérielles ou morales. La pensée médicale à l’époque de Descartes n’est pas affecté par la définition cartésienne des substances étendues et pensantes, et pendant un siècle et demi, la médecine postcartésienne n’est pas parvenue à adopter l’hétérogénéité du physique et du moral ni dans ses pensées ni dans ses pratiques. Mais finalement, elle n’a pas pu esquiver « la pratique de la sanction » 179 qui définit enfin une médecine purement

psychologique : l’aveugle devient l’inconscience, l’erreur devient la faute, l’émergence spontanée du non-être dans la nature devient le châtiment naturel d’un mal moral. Bref, le cosmique devient l’anthropologique, l’anthropologie au sens des pratiques à la fois morales et positivistes. À tel point, « la ‘psychiatrie scientifique’ du XIXe siècle est devenue possible »180.

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 135-141)