• Aucun résultat trouvé

Le Silène renversé de la Renaissance

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 72-76)

Chapitre II Les critiques de cogito

A. Le Silène renversé de la Renaissance

Si on trouve encore dans le « fameux médecin »7 de Bosch une unité de l’expérience de la folie composant de la tragédie cosmique et de la critique morale -- il est plus fou que celui qu’il veut guérir --, cette unité se sépare ensuite par une profonde béance qui ne sera plus jamais recouverte. Cette béance est celle entre l’image et le verbe, l’une présenté par le tragique de Bosch8, Brueghel9, Thierry Bouts10 et Dürer11, l’autre présenté par la critique de

Brant et Érasme12.

D’un côté, sous la plume d’Érasme13, de Montaigne14, de Charron15 et de Calvin16, la folie est

« relative à la raison », elles sont « perpétuellement réversibles », « toute folie a sa raison qui la juge et la maîtrise, toute raison a sa folie en laquelle elle trouve sa vérité dérisoire »17. La

raison exclut la folie et la folie refuse la raison, pourtant, c’est dans ce double mouvement exclusif qu’elles se définirent et se fondent l’une l’autre.

Cela s’explique sans doute par le « vieux thème chrétien » : le monde humain est folie aux yeux de Dieu, « Monter par l’esprit jusqu’à Dieu, et sonder l’abîme insensé où nous sommes plongés ne fait qu’une seule et même chose. »18 Pourtant, si l’on remonte encore plus loin, la

première désignation de la divinité est provoquée justement par l’incompréhension de la

7 Jérôme Bosch (1450-1516), La Lithotomie (ou La cure de la folie) (1488-1516) ; cf., M. Foucault, Histoire de la

folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p44

8 Jérôme Bosch (1450-1516), voir son triptyque La Tentation de saint Antoine (1501). 9 Pieter Bruegel (1525-1569), voir sa peinture La Chute des anges rebelles (1562). 10 Dieric Bouts (1410-1475), voir sa peiture La Chute des damnés (1470).

11 Albrecht Dürer (1471-1528), voir sa gravure Les quatre cavaliers de l'apocalypse (1497). 12 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p45-46

13 Érasme (1466-1536), Éloge de la folie (1509), « ouvrez le Silène, vous rencontrerez le contraire de ce qu’il

montre. » cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p50, note 2

14 Montaigne (1533-1592), Essais, « qui ne sait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les

gaillardes élévations d’un esprit libre, et les effets d’une vertu suprême et extraordinaire ? », cf., M. Foucault,

Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p55, note 1

15 Pierre Charron (1541-1630), De la sagesse, 1601, « La sagesse et la folie sont fort voisines. Il n'y a qu'un

demi-tour de l'une à l'autre. Cela se voit aux actions des hommes insensés. » cf., M. Foucault, Histoire de la

folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p54, note 2

16 Calvin (1509-1564), Institution chrétienne, « si nous commençons à élever nos pensées en Dieu […] ce qui

nous plaisait à merveille sous le titre de sagesse, ne nous sentira que folie, et ce qui avait belle monstre de vertu ne se découvrira n’être que débilité. » cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p49, note 1

17 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p49 18 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p49

71

folie19. Cette dernière devient chez les Chrétiens la « raison démesurée de Dieu », qui se

transforme à son tour en une référence absolue de la raison humaine. Autrement dit, toutes les raisons humaines ne sont qu’une folie de la folie absolue, toutes les consciences, les clartés et les savoirs de l’homme ne sont qu’un désordre, la cruelle contradiction par rapport à un ordre démesuré, à un désordre absolu. « Toutes les choses ont deux visages, parce que Dieu a résolu de s’opposer au monde […] c’est pour cela que chaque chose est le contraire de ce qu’elle paraît être dans le monde : un Silène renversé »20.

Quand on regarde de plus près cette contradiction entre l’apparence et la vérité dans le Silène, elle est impliquée en effet par la définition elle-même de l’apparence et de la vérité, c’est-à- dire, il ne s’agit pas encore du problème de la réalité. La définition et la règle des concepts eux-mêmes compromettent déjà la contradiction entre eux, c’est le jeu paradoxal des concepts eux-mêmes qui introduit la contradiction, « Elle (la contradiction) est présente déjà à l’intérieur même de l’apparence ; car si l’apparence était cohérente avec elle-même, elle serait au moins allusion à la vérité et comme sa forme vide. »21 De ce point de vue, la réversibilité de la folie et de la raison n’est pas une possibilité du renversement « de l'apparence vers la vérité, mais de l'apparence à cette autre qui la nie », et puis à nouveau, elle peut se renverser vers ce qui la conteste et la renie à son tour. De là, la négation du jeu conceptuel est sans fin. « Le Silène renversé n’est pas le symbole de la vérité que Dieu nous a retirée ; il est beaucoup plus et beaucoup moins » 22 : beaucoup plus parce qu’il est non seulement le symbole de la

vérité retiré, mais aussi la vérité présente, en témoignant que l’apparence et la vérité ne sont que deux faces d’une même chose ; beaucoup moins parce que le symbole des contraires « dérobe l’unique et droit chemin vers la vérité23 », il ne faut donc pas être prisonnier dans ce

symbole paradoxal des contradictions de Silène.

Or, le platonisme24 et tout ce qui se compare avec la vérité absolue de Dieu dans son

imagination, ne cessent de se moquer, et en même temps, paradoxalement, ils excluent la folie

19 Le moira chez les Grecs archaïques n’est compatible et compréhensible par aucun ordre connaissable pour

les primitifs, de là l’état d’atê mène souvent l’homme à la « folie », la folie au sens incompatible et

incompréhensible. Alors il reste à assigner une explication pour tout écart de la conduite humaine normale dont les causes ne sont pas immédiatement perceptibles. Cette explication est donnée chez les Grecs primitifs comme un agent surnaturel. Selon l’étude de Dodds, la conception de dieux anthropomorphes chez Homère provient de cet agent surnaturel.

20 Sébastien Franck (1499-1542), Paradoxa, 1534 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris,

Éditions Gallimard, 1972, p50, note 1

21 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p50 22 Ibid., p50

23 Sur cet « unique et droit chemin vers la vérité », voir les recherches sur le rapport entre sujet et vérité dans

la troisième partie.

24 Le platonisme de la Renaissance est considéré comme « le platonisme de l'ironie et de la critique » ; cf., M.

72

humaine pour s’y arracher et pour accéder à Dieu. Tauler a déjà prédit le cheminement cartésien qui abandonne la folie, et s’offre à une forme plus sombre et plus désespérante de la folie : le malin génie, « la petite nef est conduite au large et comme l'homme se trouve en cet état de délaissement, alors remontent en lui toutes les angoisses et toutes les tentations, et toutes les images, et la misère »25. L’homme, pour sortir de sa faiblesse et accéder à Dieu,

abandonne le sensible et exclut la folie (comme chez Descartes), mais cela ne le rend que plus fou. Perdre le monde empirique et ne pas arriver vraiment à Dieu, l’homme est suspendu dans le monde où il se loge, en affrontant la même misère. « L’homme est plus que jamais offert à la folie »26, l’abri imaginaire de la vérité de Dieu n’est jamais accessible, n’est qu’un abîme

noir, tout comme dans la mythologie grecque. Néanmoins, ce dernier se réalise par le même chemin mythique en tant que sa propre fin, on se console en effet par ce processus mythique, par cette ambiguïté de la douleur, de l’espérance et de l’ignorance ; ce premier, en revanche, prétend marcher sur un pareil chemin mais en pleine lumière, en excluant toute l’angoisse et l’inquiétude de la sensibilité, et finalement, il ne finit que par la même fin mythique, en perdant toute la joie de tranquillité. Comme Calvin le dit, « Seigneur, c’est un abîme trop profond que ton conseil »27. « Celle au nom de qui on dénonce la folie humaine se révèle

n’être qu’un vertige où doit se taire la raison. »28

Deuxièmement, sous cette tension à la raison mythique de Dieu, la folie humaine, à travers une pensée d’une même manière mythique, devient curieusement et nécessairement une des formes même de la raison, « C’est la vanité de cette même imagination, comme Montaigne dit, qu’il est égal à Dieu »29. Mais aux yeux de Foucault, c’est « la pire folie de l’homme », parce

que la prétentieuse identification de la figure raisonnable de Dieu et de celle de l’homme dans l’imagination de l’homme lui-même (dans le cogito), ignore ou plutôt refuse la réalité de la déraison, de la faiblesse et de la misère qui entoure et constitue l’homme. Ce n’est point une approche de Dieu ni de l’homme. « Refuser cette déraison qui est le signe même de sa condition, c’est priver d’user jamais raisonnablement de sa raison »30.

25 Jean Tauler (1300-1361), cité in Maurice de Gandillac, Valeur du temps dans la pédagogie spirituelle de Jean

Tauler, Montréal, Institut d'Études médiévales et Paris, Vrin, 1956 ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p51, note 2

26 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p51

27 Calvin, Sermon Ii sur l’Épître aux Éphésiens ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris,

Éditions Gallimard, 1972, p51, note 3

28 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p52

29 Montaigne, Essais, liv. II, chap. XII ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions

Gallimard, 1972, p53

73

Quant à la conception de la folie, ce n’est pas non plus un retour à la mystérieuse croyance de la divinité incompréhensible, mais au contraire, la folie devient une forme paradoxale dans laquelle elle peut prendre conscience d’elle-même, elle est douée de forces secrètes et en même temps elle se manifeste. On accepte le monde de la folie par rapport au monde de Dieu, mais on l’accueille en soi, dans la claire conscience à la fois du spectateur et du spectacle31.

Ce n’est plus la même folie grecque qui croit que la psyché immortelle circule à travers le temps et l’espace, dans cette acception facile qui est en même temps un refus imperceptible, « la raison investit la folie ». Cette folie connaissable et compréhensible ne se trouve nul ailleurs que dans le cogito, un cogito qui l’identifie seulement par une sorte de cohérence interne. C’est pour cette raison qu’une action fort sage peut être commise par un fou, et la folie la plus insensée peut provenir d’un homme mesuré et d’ordinaire sage ; c’est pour cette raison qu’on ne comprend plus pourquoi chez Epiménide, chez Empédocle et chez Pythagore, il existe les vues à la fois religieuses et scientifiques, lorsqu’une synthèse (un mélange) dans l’être réel d’une personne est plus difficile à comprendre qu’une synthèse logique dans le cogito, lorsque l’ordre (de Dieu) dans la tête est plus privilégié que le désordre du monde réel, lorsque tous ceux-là ne sont envisagés que dans le cogito ordonné, non dans la réalité diverse.

Pour Montaigne, Charron, Érasme, cette ressemblance et voisinage entre les formes de raison et celles de la folie est grande et inquiétante, « il n’y a qu’un demi-tour de l’une à l’autre »32 ;

pour eux, la folie et la raison sont comme la doublure et la surface qui se dépend et se compromettent réciproquement : la raison tire de la folie ses « ressources les plus étranges », en revanche, la folie n’est qu’une « force vive et secrète »33 de la raison ; la folie est

l’instrument le plus dangereux de la raison, en revanche, la raison l’a aveuglée par sa clarté et sa « curieuse et laborieuse quête » sans âme, elle l’a conduit jusqu’à la bêtise. Cette bêtise de la folie qui est sanctionné par l’effort de la raison, pourtant, fait partie de ce que cet effort de la raison poursuit, puisque le concept de la raison universelle de Dieu (le but de cet effort de la raison qui sanctionne la folie) inclut tout, bêtise ou sagesse, raison ou folie. Ce n’est plus une synthèse dans la réalité particulière d’une personne, c’est une synthèse hors de la personne, impersonnelle et universelle. Chez l’homme, une telle synthèse n’est possible que dans le cogito.

31 Ibid., p54 32 Ibid., p54, note 2 33 Ibid., p55, note 2

74

La raison de la pensée sceptique, comme chez Montaigne, est consciente de ses formes qui la limitent et de ses forces qui la contredisent, mais en même temps, elle les localise au cœur de son propre travail, dans le cogito, elle les désigne comme un moment essentiel de sa propre nature, de sa propre pensée, « les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou » 34. La distinction d’Érasme entre Folie-folie et

Sage-folie n’est qu’un travail qui intègre la folie à la raison, en rejetant ceux qui refusent de rejoindre à la raison et restent dans « la plus simple, la plus close, la plus immédiate des folies »35, comme la distinction et le dédoublement platonicien entre la folie divine et la folie

malade. Cette filtration ou classement de la folie n’est sans doute qu’une « victoire de la raison », une maîtrise 36 définitive, un esclavage sans réticence, un pragmatisme du rationalisme. Il ignore ce que c’est que la folie dans son existence toute entière, il la déchire sans pitié comme il le fait de lui-même, en inventant une vérité de la folie, « c’est d’être intérieure à la raison, d’en être une figure, une force et comme un besoin momentané pour mieux s’assurer d’elle-même. » 37 Mais lorsque la vérité de la folie reste inconnue, la victoire n’est ni à Dieu ni à l’homme, « elle est à la Folie »38.

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 72-76)