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Le mélange synthétique de la médecine et de la jurisprudence

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 104-107)

Chapitre III Les sciences analytiques de la subjectivité pure

A. Le mélange synthétique de la médecine et de la jurisprudence

Bien que depuis la première moitié du XVIIe siècle, vers l’année 1624, le fondateur de la

médecine légale moderne Zacchias a déjà indiqué une obligation rigoureuse du rôle médical,

1 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p341 2 Ibid., p161

3 Ibid., p157 4 Ibid., p166

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« seul le médecin peut être compétent pour juger si un individu est fou, et quel degré de capacité lui laisse sa maladie » 5, mais cette obligation n’est toujours pas respectée. Non

seulement en 1641, Descartes exclut le fou par son « bon sens », mais aussi en 1797, Kant parle encore de sentiments morbides dans Von der Macht des Gemüts6. Ce ne sont que deux

exemples des grands philosophes qui représentent le jugement populaire chez les intellectuels. Dans les pratiques de la jurisprudence de l’internement, le jugement est encore plus irréfléchi. Les précautions administratives de Certificat médical ne sont qu’un processus vide. En réalité, c’est le juge de paix par l’entourage ou même par lui-même qui est chargé de constater le dérangement de l’esprit. Les fous sont arrêtés par ordre du magistrat, de l’évêque ou du chapitre7. Les parents, les proches, les voisins sont tous les juges de la folie. De cette façon,

au XVIIe siècle, la folie est devenue une affaire de sensibilité sociale, elle se rapproche ainsi par-là du crime, du désordre, du scandale. Le passage de Zacchias, à Kant et jusqu’à Régnault8, est une dégénération du droit chrétien qui affirme l’autorité de la science médicale, puisque Kant le conteste dans Von der Macht des Gemüts, et Régnault le refuse complètement dans Du degré de compétence des médecins, « ces courtisans de l'humanité qui prétendent l'honorer en faisant du crime une maladie et du meurtrier un fou »9. La théorie juridique de la folie avec l’aide de la médecine se substitue à une pratique sociale et policière presque de la manière d’appréhension massive, par l’internement répressif, en négligeant leurs « subtilités des distinctions »10.

En dépit du fait que l’obligation médicale pour juger le fou n’est pas rigoureusement suivie, l’expérience juridique définit pourtant le fou comme un sujet de droit. On libère ses responsabilités et on l’enferme dans les hôpitaux. En ce sens, la science médicale des maladies mentales qui ne peut plus échapper à l’héritage de l’internement s’est constituée effectivement « sur le fond d'une expérience juridique de l'aliénation que s'est constituée la science médicale des maladies mentales »11. De Zaachias à Esquirol12, les mêmes catégories

5 Zacchias, Questions médico-légales (1624-1625) ; cf., M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris,

Éditions Gallimard, 1972, p167

6 Kant, Von der Macht des Gemüts, durch den bloßen Vorsatz seiner krankhaften Gefühle Meister zu sein, 1797 ;

cf., Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, précédé de Michel Foucault, introduction à l'anthropologie, thèse complémentaire pour le doctorat dès lettres, Paris, Vrin, 2008, p18 ; cf., M. Foucault,

Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p167

7 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p170

8 Élias Régnault (1801-1868, membre de la Société médicale d'émulation, avocat à la Cour royale), Du degré de

compétence des médecins dans les questions judiciaires relatives aux Aliénations Mentales, Paris, 1828 ; cf., M.

Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p167, p171

9 Élias Régnault, op.cit. ; Cf., Robert Catel, L'ordre psychiatrique, Paris, Minuit, 1978, p178 10 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p172 11 Ibid., p172

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continuent, mais il y a une profonde différence ou modification qui s’effectue « sous la pression des concepts du droit, et dans la nécessité de cerner précisément la personnalité juridique »13, qui fait que l’analyse médicale de la folie ne cesse de s’adapter aux exigences

de jurisprudence, et s’affine également avec les théories médicales qui ne sont point spécifiées sur les problèmes de la folie. Par exemple, un terme comme celui d’imbécillité n’a de valeur qu’à l’époque de l’exclusion obscure, comme celle de Descartes, il n’est qu’un manque de « bon sens » dans une certaine société ; néanmoins, ce terme reste toujours dans les catégories médicales ultérieures, et ces derniers sont obligés de l’inclure dans les classements scientifiques, même avec d’irréductible difficulté et incohérence.

Partant de ce fait, la médecine de l’esprit se développe à deux niveaux. D’une part, dans le contexte du droit, elle doit « mettre en jeu les capacités du sujet de droit », elle doit préparer « une psychologie qui mêlera […] l’analyse philosophique des facultés et l’analyse juridique de la capacité à contracter et à s’obliger »14. D’autre part, dans la pratique sociale de l’internement, elle est obligée de « mettre en jeu les conduites de l’homme social », et de « préparer une pathologie dualiste » selon le fonctionnement social, « en terme de normal et d’anormal, de sain et de morbide ». À la fin du XVIIIe siècle, peu avant la Révolution, ces deux niveaux sont présupposés comme réconciliables en dépit des conflits de fait entre l’aliénation du sujet de droit et la folie de l’homme social, et des incompatibilités de termes entre ce qui est analysable dans le langage du droit et ce qui est perceptible aux formes les plus immédiates de la sensibilité sociale.

De toute façon, cette unité étrange du sujet juridiquement incapable et de l’homme reconnu comme perturbateur du groupe social réalise, par le Code civil, le moment où les révolutionnaires comme Pinel prétendent libérer les enchainés et les traitent pour la première fois comme des êtres humains. C’est aussi le moment où cette jurisprudence de l’aliénation devient la condition préalable de tout internement. Les pratiques de l’arrestation de la folie sans loi à l’époque monarchique deviennent ironiquement le fondement de la loi de la liberté des autres à l’époque démocratique. « Ce que Pinel et ses contemporains éprouveront comme une découverte à la fois de la philanthropie et de la science, n’est au fond que la réconciliation de la conscience partagée du XVIIIe siècle. » 15 Ce que la Loi des Douze Tables définit

comme fureur dont il faut limiter le droit de liberté, s’amplifie par le fait de l’internement

12 Jean-Étienne Esquirol (1722-1840), un psychiatre français, considéré comme le père de l'hôpital

psychiatrique français.

13 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p173 14 Ibid., p174

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classique comme une limitation légitime pour tous les hommes aliénés, et ensuite, par le Code civil de la Révolution comme une incapacité et une interdiction absolue de liberté. L’usage de la médecine qui tente de définir les structures fines de la responsabilité et de la capacité et celui qui aide seulement à déclencher le décret social de l’internement sont réconciliés et réunit par la simple construction du Code civil.

Pourtant, ce mouvement juridique contribue énormément au développement ultérieur de la médecine de l’esprit, où se pénètrent et s’unissent l’expérience sociale et l’expérience juridique. Cette première est « normative et dichotomique »16 en style de « oui ou non »,

« inoffensif ou dangereux », « bon ou pas bon à interner » ; cette dernière est « qualitative, finement différenciée, sensible aux questions de limites et de degrés, et qui cherche dans tous les domaines de l’activité du sujet, les visages polymorphes que peut prendre l’aliénation »17. Le système que le Code civil établit invente une figure mélangé de l’homme natura, en mélangeant le socius du sujet de droit. La science « positive » des maladies mentales et l’humanisme des révolutionnaires ne sont plus capables de ne pas aliéner la folie ou même l’homme, puisque le fond d’homo natura est déjà définit par celui d’homo socius.

Dans le document Cogito, sujet, subjectivité chez Foucault (Page 104-107)