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La Suisse, par sa position au centre de l’Europe et au confluent des races latine et germanique, semble prédestinée à devenir de plus en plus le trait d’union entre les grands peuples qui l’entourent432.

Quel bilan tirer du passage des proscrits du 2 décembre en Suisse ? Nous allons tenter de répondre à cette question complexe, en invoquant deux pistes de réflexion. En premier lieu, il conviendra d’analyser dans quelle Suisse romande les irréconciliables se sont établis. Dans un second temps, il s’agira de cerner la position stratégique singulière revendiquée par les intellectuels romands, et se questionner sur l’impact qu’elle a pu avoir sur les relations franco-romandes.

5.1 La Romandie des irréconciliables

Ce chapitre, intitulé « Des irréconciliables en Romandie », contient une assertion qui demande à être davantage explicitée. En effet, le terme « Romandie » fait aujourd’hui encore débat et c’est pourquoi Georges Andrey en a récemment redéfinit les contours433. Il indique que le toponyme apparaît dans la Tribune de

Lausanne en 1919, dans un article de Maurice Porta qui souligne : « Beaucoup de

choses nous lient et nous lieront toujours à nos grands cousins d’outre-Jura. Cependant sommes-nous français ? Non pas. Nous sommes nous-mêmes, la Romandie434 ». Presque un siècle après les premières tentatives d’indépendance littéraire (et identitaire), voilà encore et toujours cette nécessité – d’autres diront ce complexe – de s’autonomiser par rapport au grand voisin d’outre-Jura.

C’est donc à souhait que nous utilisons l’assertion « Romandie » qui permet de soulever une question de fond. Car, si l’on se réfère au chapitre précédent, c’est bien dans une « Romandie », c’est-à-dire dans un espace créé à partir de codes et de

432 « Convocation au congrès d’instituteurs de Neuchâtel (1870) », Le Manuel général de l’instruction

primaire, no 28, 9 juillet 1870, p. 550.

433 Georges Andrey, La Suisse romande, une histoire à nulle autre pareille !, Pontarlier, Cabédita, 2012, p. 209-305.

références métissées, mais foncièrement hostiles au modèle français, que les proscrits trouvent refuge. Pourtant, si l’on sait que les ouvriers français vont parfois faire l’objet de stigmatisations, les grands noms de la proscription furent chaleureusement accueillis en Suisse romande. Qu’on évoque simplement l’hommage rendu par les chanteurs vaudois sous les fenêtres des Quinet, ou les funérailles que les Bâlois ont offert au colonel Charras, il s’avère que les proscrits n’ont jamais, à notre connaissance, connu l’animosité toute théorique que l’on retrouve dans les textes programmatiques de l’intelligentsia romande du milieu du XIXe siècle. Au fond, ils ont été accueillis en semblables, en républicains.

Nous avons vu précédemment le mécanisme par lequel le catholique Daguet a tenté de régénérer la société fribourgeoise. Chacune de ses entreprises avait pour corollaire la « démondanisation » de l’héritage français, par l’activation de références alémaniques faisant du peuple l’unité fondamentale de la société helvétique. Croyant fermement que « la démocratie sans les lumières est une chimère », Daguet s’est attelé à un vaste travail d’instruction des masses, en faisant de Girard et de Pestalozzi – le fondateur du roman populaire selon lui – les deux figures tutélaires de son action pédagogique. De ce fait, on peut se demander si les irréconciliables, Quinet, Buisson et Barni en tête, ne vont pas opérer pour la France, ce qu’un Daguet a fait pour Fribourg. N’ont-il pas convoqué en Suisse une certaine idée du « peuple », tout fascinés qu’ils étaient par l’acuité patriotique des petites gens qu’ils rencontraient. Au sujet de Quinet, Marcel Du Pasquier souligne que « notre pays lui offrait le réconfortant spectacle d’une démocratie authentique. Il aurait voulu, pour le sien, l’école laïque et populaire réalisée chez nous, et s’étonnait, avec beaucoup d’étrangers, du développement intellectuel des gens simples435 ». On rajoutera que cette étude du peuple suisse ne se fixa pas sans une certaine idéalisation, exprimée notamment par ces considérations d’Hermione Quinet :

La culture de ces paysannes est vraiment surprenante […] Il n’est pas rare de les entendre causer littérature ; il y en a qui connaissent les Méditations de Lamartine, Le dimanche, après le culte, elles rapportent de la bibliothèque communale quelques livres d’histoire de M. Guizot, les Girondins de Lamartine, l’Histoire de mes idées, surtout les romans populaires d’Urbain Olivier. Le paysan vaudois cause politique, administration avec une parfaite

435 Marcel Du Pasquier, La Suisse romande terre d’accueil et d’échanges. Évocations au cours de

connaissance des choses qu’un conseiller d’état suisse. Comment en serait-il autrement ? Il est le souverain ; dès son enfance, à l’âge de douze, il a déjà appris en classe le manuel des droits et des devoirs du citoyen vaudois. Ces hommes, ces enfants, que vous rencontrez dans la rue chargés d’instruments de travail, portent au cœur le sentiment de leur souveraineté et de leur affranchissement d’esprit, grâce à la république, grâce à l’école436.

D’autres importations culturelles explicites nous incitent à persévérer dans cette hypothèse. Par exemple, peu après l’accession de Buisson à la direction de l’enseignement primaire, les ténors de l’École républicaine diffusent le « Comment Gertrude instruit ses enfants » de Pestalozzi dans la Revue pédagogique437. Il est donc vraisemblable que des théoriciens de la société française comme Quinet ou Jules Barni aient tenté de saisir ce fameux « peuple introuvable438 » en scrutant l’âme

de la démocratie suisse. 5.2 Le carrefour romand

Il convient de chercher à comprendre tout d’abord comment la Suisse romande se perçoit au fil du siècle et de quel « roman identitaire » elle se dotte par rapport à ses deux grands voisins. Globalement, il est intéressant de constater qu’à partir des années 1840, et la rupture proclamée d’avec la France par des auteurs comme Henri-Frédéric Amiel, Eugène Rambert439 ou Joseph-Marc Hornung, l’élite romande s’accorde sur un consensus. La Romandie et la Suisse plus généralement incarnent une posture médiane entre le Nord et le Sud.

Daniel Maggetti a proposé une synthèse détaillée de ce repositionnement stratégique dans sa thèse, qui en reflète peut-être le fil rouge440. Il montre en premier lieu qu’avec des auteurs francophiles comme Alexandre Vinet, Jean-Jacques Porchat ou Juste Olivier, la Suisse romande demeure fortement dépendante de Paris. Ainsi,

436 Hermione Quinet, Mémoires d’exil (Suisse orientale-Bords du Léman), Paris, Armand Le Chevalier Éditeur, 1870, p. 223-224.

437 Heinrich Pestalozzi, « Comment Gertrude instruit ses enfants », traduction du Dr Darin, Revue

pédagogique, second semestre de 1880, p. 1-13, 140-159, 435-447 –– premier semestre de 1881, p. 408-420 –– second semestre de 1881, p. 25-33 –– premier semestre de 1882, p. 1-10.

438 Selon la formule de Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998.

439 Eugène Rambert (1830-1886), professeur ordinaire de littérature française à l'académie de Lausanne (1855-1860), puis à l'École polytechnique fédérale de Zurich (1860-1881) et à nouveau à Lausanne (1881-1886). Médiateur entre la Suisse allemande et la Suisse romande, il traduit avec son épouse les nouvelles de Gottfried Keller.

« l’absence de référence à l’Allemagne montre qu’on n’attribue pas encore à la Suisse française ce statut de nation intermédiaire calqué sur la représentation de l’Helvétie, et destiné à la détacher de la France441 ». Le fait que des intellectuels comme Amiel – formé à Berlin – ou son ami Daguet s’alimentent à d’autres références, essentiellement germaniques, marque une rupture qui ne cessera désormais de s’accroître. Dès lors, pour Amiel comme pour son rival Joseph-Marc Hornung d’ailleurs, la Suisse doit jouer le rôle d’intermédiaire entre la France et l’Allemagne442. La pensée du belge Jottrand s’avère encore plus explicite, puisqu’il fait de la Suisse romande la messagère des valeurs protestantes en France443.

Alexandre Daguet indique que « c’est à nous Suisses français ou romans (sic), à colliger tous ces avantages des deux civilisations et à servir de trait d’union aux diverses nationalités444 ». De ce fait, n’est-il pas étonnant de constater la responsabilité quasi prophétique qu’il assigne à la pédagogie de son pays :

Si la mission politique et sociale de la Suisse, au milieu des grandes nations qui l’entourent, est une mission de paix, de neutralité, de médiation, de bienfaisance, le rôle de la pédagogie suisse ne serait-il pas de servir d’intermédiaire et de trait d’union entre les systèmes d’éducation du Nord et du Midi ?445.

Dans cette perspective, il n’est pas rare de voir Daguet intervenir en médiateur lors de tensions franco-allemandes. Il réagit par exemple à une attaque de Célestin Hippeau contre les Allemands parue dans L’École nouvelle : « Nous ne ménageons pas les Allemands, quand ils offensent la langue française et font du teutonisme. Mais le chauvinisme ne vaut pas mieux et devrait avoir disparu des journaux scolaires, comme il a disparu d’un grand nombre d’organes de la presse politique446 ».

441 Ibid., p. 40.

442 Amiel développe cette idée dans son texte programmatique Du mouvement littéraire dans la Suisse

romane et de son avenir, Genève, Imprimerie E. Carey, 1849.

443 Daniel Maggetti, op. cit., p. 125 sq.

444 Alexandre Daguet, « Union de la Suisse française et de la Suisse allemande », L’Éducateur, 14/1869, p. 219.

445 Compte-rendu du Ve congrès scolaire de la Société des Instituteurs de la Suisse romande, tenu à

Saint-Imier les 20, 21 et 22 juillet 1874, Saint-Imier, Imprimerie Grossniklaus, 1874, p. 64.

Dans l’imaginaire européen se fixe peu à peu l’image d’une Suisse qui apporte son crédit à l’élaboration culturelle européenne, comme l’exprime l’ancien président de la République espagnole Emilio Castelar :

Les cités républicaines sont celles qui ont le plus contribué à l’éducation de l’espèce humaine […] Athènes lui a donné ses statues, Rome ses lois, Florence les arts de la Renaissance, Gênes, la lettre de change pour le commerce, Venise, les glaces, Pise, la loi du pendule, Strasbourg, l’imprimerie. Tout le mouvement intellectuel de la France au 16e siècle eût été perdu, s’il n’eût trouvé un asile à Genève ; sans la Hollande, l’Angleterre devenait réactionnaire avec les Stuarts. Zurich a exercé une grande influence sur le mouvement intellectuel de l’Allemagne. Là ont séjourné Schelling et Fichte ; là écrivirent Klopstock et Gessner ; là encore brillait le théologien, le physionomiste Lavater ; c’est là aussi qu’est né Pestalozzi447.

Nous avions tout d’abord envisagé que la Suisse romande avait joué le rôle de « sas de décontamination448 » des idées allemandes pour la France. Par exemple, il s’avérait pratique pour les pédagogues français de transférer des méthodes allemandes préalablement traduites et expérimentées dans le giron romand. Au demeurant, il semble bien que cette même Suisse romande ait également joué, pour la France, le rôle de sas de décontamination des idées françaises. Il faut dire que le mouvement d’internationalisation du champ éducatif, qui s’élabore dans le sillage des expositions universelles dès la moitié du XIXe siècle, va substantiellement hâter le processus de standardisation des savoirs et le métissage des méthodes éducatives occidentales.

447 Alexandre Daguet « Pestalozzi et la Suisse loués par Emilio Castelar », L’Éducateur, 2/1876, p. 17-18.

448 Nous empruntons cette expression à Anne-Marie Thiesse, entretien avec l’auteure, Paris, juin 2011.

Chapitre 4

Internationalisation et réseaux