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1.1 Mission et caractéristiques éditoriales de L’Éducateur

Lors de sa création en janvier 1865, le premier comité directeur540 ne cache

pas son ambition de supplanter les revues cantonales existantes afin de constituer un monopole : « Cette union est nécessaire encore si l’on désire (et on doit le désirer) que la feuille de la Suisse romande l’emporte sur les feuilles purement cantonales qui l’ont précédée dans la carrière541 ». Il faut dire que dès les années 1850, des voix se font entendre pour lutter contre l’esprit cantonaliste. Ainsi, dans son précis d’instruction civique, l’instituteur Mignot suggère que « dans l’intérêt général de la Suisse et par conséquent de chaque canton, il est nécessaire de combattre l’esprit étroit de localité, cet esprit trop cantonal qui est une vraie plaie à cicatriser le plus tôt possible, si nous voulons que la Suisse, avec ses nouvelles institutions, reste ferme, unie et heureuse542 ». Qui mieux donc qu’Alexandre Daguet pouvait mener cette œuvre de médiation ? S’il déclina l’offre une première fois, il accepta la rédaction de

540 Alexandre Daguet (président), Félix Guérig (secrétaire), A. Blanc (caissier), Olivier Pauchard et Jean Chanex (membres). Il s’agit de Fribourgeois issus de la fraction libérale et anticléricale menée notamment par Alexandre Daguet.

541 L’Éducateur, 1/1865, p. 3.

542 C. Mignot, Considérations sur l'enseignement civique et politique qu'il convient de donner à la

jeunesse dans les écoles publiques de la Suisse et en particulier dans celles du canton de Vaud, Lausanne, Imprimerie Corbaz et Robellaz, 1851, p. 14, cité par G. Heller, « Tiens-toi droit ! », p. 113.

L’Éducateur sur l’insistance de ses collègues fribourgeois. Daguet va réussir, non

sans résistances d’ailleurs, à lier les cantons romands durant un quart de siècle, son éviction en 1889 correspondant globalement à un retour au cantonalisme.

Ce bimensuel – toujours en activité aujourd’hui – paraissait du temps de Daguet le 1er et le 15 de chaque mois et se divisait en deux parties principales : une première consacrée aux articles de fond, théoriques et une seconde dévolue à la correspondance, aux notices bibliographiques et aux comptes rendus. Une partie pratique fait son apparition en 1869, avec des exercices de mathématiques ou des dictées à utiliser directement en classe.

Par ailleurs, Daguet réserve une place importante à l’étude des trajectoires de pédagogues illustres, présentées aux conducteurs de la jeunesse comme autant d’exemples à suivre. Le rédacteur en chef privilégie surtout « ceux qui ne furent pas seulement des théoriciens de cabinet comme Montaigne, Locke et Rousseau, mais de véritables éducateurs en théorie et en pratique, à l’exemple de Pestalozzi et de Girard, dont les noms forment le principal décor de cette enceinte543 ». Centré sur ces

deux éducateurs qui sont à l’origine de la Suisse pédagogique, L’Éducateur a toutefois été pensé par Daguet comme une fenêtre ouverte sur les divers systèmes étrangers, comme un lieu d’ouverture qui sert avant tout à élargir l’horizon et le cœur des instituteurs romands. En acceptant la direction de cette revue, la neuvième en Suisse selon la statistique de l’époque544, Alexandre Daguet souhaite l’éducation d’un corps qu’il veut armer en termes de méthodes pédagogiques. Il entreprend la diffusion d’une theoria éclectique, seule susceptible selon lui d’instituer un « code commun » dans chaque partie de la Suisse romande et arracher ainsi l’instituteur à son isolement :

L'homme sain a besoin du contact de ses semblables ; le cabinet d'études avec son isolement laborieux, la salle d'école avec sa tension et contention d'esprit déprimeraient l'esprit ; il lui faut la flamme de la parole amie de ceux qui pensent à l'unisson. Ainsi se retrempe et se

543 Alexandre Daguet, « Coup d’œil sur la marche et les tendances de L’Éducateur », L’Éducateur, 18/1870, p. 277.

544 Ces revues sont la Gazette suisse des instituteurs (Thomas Scherr), L’Ami des Écoles (Bach), la

Nouvelle Gazette des Écoles bernoises (J. König), la Feuille des Écoles populaires de Suisse catholique (Bommel), la Feuille des Écoles de Zurich, les Feuilles mensuelles de la pédagogie imprimées à Coire, la Feuille mensuelle de Saint-Gall et L’Educatore de Lugano (« Statistique de la presse pédagogique en Suisse », L’Éducateur, 7/1865, p. 108).

rajeunit la force ; la pensée appelle la pensée : un homme d'école qui ne lit pas une feuille pédagogique se racornit et se trouve distancé. Il n'est plus qu'un jouet de la routine. La lecture d'une feuille pédagogique bien dirigée fait à l'esprit de l'instituteur l'effet d'une eau pure et savoureuse à celui qui a soif. L'intelligence est avivée, le savoir accru, la méthode perfectionnée, le cœur agrandi et ennobli.

Quel est l'instituteur qui ne serait satisfait de voir ce que les autres font, ce qui se passe autour de lui et au-delà, de quelles questions on s'occupe et quels progrès s'accomplissent. Il y a cependant des instituteurs qui ne lisent aucun journal scolaire et ne s'inquiètent pas le moins du monde de ce qui se fait en pédagogie. Ils tiennent leur école demain comme hier et ne pensent même pas qu'ils aient à apprendre quelque chose : ils taxent de théories creuses ou arbitraires tout ce qui est en dehors de leur horizon ou contrarie leur routine, oubliant le fameux mot de Goethe, le coryphée de la littérature allemande : « Qui n'avance pas recule ». Nous ajouterons : Celui qui n'a pas l'habitude de porter ses regards au-delà de la banlieue où il se trouve, devient myope et sans cœur545.

Entre 1865 et 1890, L’Éducateur possède un nombre d’abonnés relativement stable, ce qui équivaut à une moyenne de 1200 tirages. Il touche ainsi la moitié du corps enseignant romand546.

Statistique des abonnés de L’Éducateur pour l’année 1877, no11, p. 163

545 Alexandre Daguet, « Mission de la presse scolaire : l’importance de cette dernière pour l’instituteur », L’Éducateur, 4/1880, p. 50.

546 « Le nombre actuel des abonnés est de 1150 dont près de 200 à l’étranger ; or, comme il y a 2500 membres du corps enseignant dans la Suisse romande, l’on n’est pas encore arrivé à apprécier notre belle association comme elle le mérite, et, toutes proportions gardées, les étrangers la prisent davantage », (L’Éducateur, 1/1880, p. 3).

L’Éducateur emprunte sa devise Dieu-Humanité-Patrie à l’École cantonale

de Fribourg dirigée par Daguet, instituant par là même un mètre-étalon de sa ligne rédactionnelle :

Au Comité rédacteur est réservé, cela va sans dire, le droit de rejeter tout ce qui ne sera pas conforme à cette devise chrétienne, humaine et patriotique. Il se regarde aussi comme autorisé à faire des mémoires et des notes qui lui seront envoyés, l’usage que réclameront l’intérêt du journal et le souci d’une rédaction correcte et soignée sans purisme excessif, tout en respectant les vues personnelles de ses collaborateurs et les opinions d’autrui547.

Enfin, il convient encore de mesurer l’aura que Daguet a exercée sur « sa » revue. Spécialiste de la presse d’éducation, Pierre Caspard questionne le rôle de l’individu dans la trajectoire d’une revue : « dans un événement fondateur, quelle est la part qui revient à des personnages singuliers – leur histoire personnelle, leurs objectifs ou idéaux professionnels et citoyens – et au contexte où ils vivent, pensent et agissent548 ». Dans le cas de L’Éducateur, il est certain que le rôle dévolu à son premier rédacteur s’avère déterminant. D’ailleurs, le principal intéressé ne s’en cache pas, faisant de cette feuille une « œuvre personnelle » :

Mais personnel L’Éducateur l’est en effet si l’on entend que le rédacteur s’est identifié avec l’œuvre qui porte la belle devise de l’ancienne École cantonale de Fribourg, Dieu, Humanité, Patrie, qu’il y a mis son esprit, son cœur, et un dévouement qui ne s’est pas démenti un seul jour pendant 17 ans, c’est-à-dire pendant une période plus longue que le longum vitae spatium dont parle Tacite ; dévouement tel que pendant que tout le monde autour de lui prenait des vacances, lui n’en a jamais eu de réelles pendant ces 17 ans, les occupant en partie à votre œuvre. Il n’avait cependant accepté cette tâche en 1865 que sur les sollicitations pressantes et réitérées des instituteurs fribourgeois auxquels il avait d’abord refusé son concours, non par dédain de l’enseignement populaire pour lequel il avait de tout temps professé une estime inspirée par l’exemple de Pestalozzi, de Girard et de Naville, - mais par amour passionné pour les lettres et l’histoire au culte exclusif desquels il désirait consacrer sa vie, persuadé de la vérité de la maxime de Goethe que l’art est long et la vie pas assez longue pour y atteindre. Die Kunst ist lang, das Leben ist kurz549.

En acceptant la direction de L’Éducateur, Daguet, dévoué à un catholicisme irénique ou de conciliation, s’incarne en porte-drapeau de la phalange libérale- nationale de la pédagogie romande, alors que Raphaël Horner portera le groupe catholique au travers du Bulletin pédagogique dès janvier 1872. Jean-Marie Barras a

547 L’Éducateur, 1/1865, p. 3-4.

548 Pierre Caspard, « Avant et après 1865 : un état de la presse pédagogique dans le grand “Canton” francophone », in Liliane Palandella et Josianne Thévoz, « L’Éducateur a 140 ans », L’Éducateur, 1/2005, p. 39.

549 Compte-rendu du VIIIe congrès scolaire de la société des instituteurs de la Suisse romande à

raison de rappeler que « si les idées pédagogiques que présentera le Bulletin seront le plus souvent novatrices, voire d’avant-garde, l’idéologie en sera carrément conservatrice550 ». Rappelons qu’Horner concevait la laïcisation comme « une action despotique et athée des gouvernements qui cherchent partout à s’emparer de l’âme des générations naissantes551 ».

Entre le 1er janvier 1865 et le 31 décembre 1889, Daguet va rassembler près de trois cents collaborateurs552, choisis pour la plupart dans un cercle spécifique restreint. Il convient encore de signaler que L’Éducateur a la particularité d’être une revue itinérante, qui change de lieu et de maison d’édition tous les deux ans, parcourant ainsi les principales villes de Suisse romande.

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