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Nous étions, en France, un groupe de jeunes républicains “irréconciliables” nourris de la lecture des Châtiments, abhorrant l’homme et le régime du 2 décembre. Nos maîtres, avec Victor Hugo, c’étaient ceux qu’on appelait “les proscrits” et le premier de tous, Edgar Quinet, que nous allions saluer d’un pieux enthousiasme dans son exil de Veytaux.

Ferdinand Buisson, Souvenirs, 1916287

Sous le Second Empire, la Suisse est perçue de manière tout à fait contrastée. Symbole de liberté pour les irréconciliables, d’autres la fustigent de manière plutôt véhémente. Dans la Revue des Deux Mondes, Saint-René Taillandier consigne en 1852 que la Suisse actuelle incarne « un des foyers les plus actifs de la perversité et de la corruption sociale, l’asyle (sic) des enfants perdus de l’athéisme germanique288 ». Arthur de Gobineau s’inscrit dans d’analogues perspectives, et écrit de Berne à Tocqueville : « la position centrale de la Suisse en fait un club permanent des réfugiés les plus agressifs pour nous, pour l’Italie et pour l’Allemagne289 ».

Relativement peu étudié, ou de manière indirecte, le rôle des proscrits et des réfugiés européens, fuyant essentiellement la répression antilibérale d’Allemagne, d’Italie et de France, mériterait une étude globale sur le temps long, afin de disséquer leur réelle implication dans l’élaboration de la Suisse moderne. Réclamée dès les années 1980 par Marc Vuilleumier290, l’entreprise n’est pas aisée et sujette à maintes

287 Ferdinand Buisson, Souvenirs (1866-1916). Conférence faite à l’Aula de l’Université de Neuchâtel

le 10 janvier 1916, Paris, Librairie Fischbacher, 1916, p. 10.

288 Cité par Alexandre Daguet, « Littérature populaire », L’Émulation, 1/1852, p. 69.

289 Correspondance d’Alexis de Tocqueville et d’Arthur de Gobineau, in Alexis de Tocqueville,

Œuvres complètes, tome IX, Paris, Gallimard, 1959, p. 168.

290 Marc Vuilleumier, « Quelques jalons pour une historiographie du mouvement ouvrier en Suisse »,

Cahiers Vilfredo Pareto, Genève, tome XI, 29/1973, p. 5-35. Voir également Marc Vuilleumier, Histoire et combats. Mouvements ouvriers et socialisme en Suisse 1864-1960, Lausanne, Éditions d’en Bas et Collège du travail, 2012 –– Jean Batou, Mauro Cerutti et Charles Heimberg, Pour une

résistances. Alain-Jacques Tornare faisait récemment remarquer que « ce qui est insupportable déjà à l’époque, c’était le poids de l’étranger dans la formation, la réalisation de la Suisse291 ».

D’une manière globale, on pense tout d’abord à l’itinéraire helvétique des frères Ludwig et Wilhelm Snell, qui émigrent en Suisse alémanique en 1824, après l’attentat perpétré contre le Régent-président de Nassau par l’un de leurs disciples présumés. Or, on sait que les conceptions politiques de Ludwig Snell292 ont profondément pesé sur l’avènement du radicalisme suisse293. Il en va de même du réfugié politique italien Pellegrino Rossi (1787-1848), le rapporteur de la commission chargée d’élaborer un projet d’acte fédéral lors de la Régénération, d’ailleurs largement soutenu par Snell. Par ailleurs, Blaise Extermann a montré le rôle des réfugiés allemands dans la structuration de l’enseignement de l’allemand en Suisse romande, en suivant l’itinéraire de figures marquantes comme Gustave Soldan, Stephan Born, Hermann Krauss, Moritz Hartmann ou le catholique Jean Kleiser294.

Il ne s’agit bien évidemment pas, dans ce chapitre, de dresser une histoire globale des émigrés ayant séjourné en Suisse romande. On se concentrera plutôt sur la minorité des irréconciliables français. Nous chercherons donc, dans une approche socio-historique, à déconstruire l’assertion « irréconciliable », pour éclairer d’une part les enjeux et le rôle de ce réseau, et d’autre part afin de montrer que même si Buisson évoque son séjour comme celui d’un « étudiant » de la démocratie suisse, les proscrits français se sont montrés fort actifs dans leur repli.

histoire des gens sans Histoire. Ouvriers, excluEs et rebelles en Suisse (19e-20e siècles), Lausanne,

Éditions d’en Bas, 1995.

291 Alain-Jacques Tornare, « Cinq dates qui ont changé la Suisse », L’Hebdo, mis en ligne le 25.07.2012, http://www.hebdo.ch/cinq_dates_qui_ont_change_la_suisse_162780_.html

292 Voir Anton Scherer, Ludwig Snell und der schweizerische Radikalismus (1830-1850), Freiburg, Paulusdruck, 1954 –– Stefan G. Schmid, « Ein zweites Vaterland : wie Ludwig Snell Schweizer wurde », Nachdenken über den demokratischen Staat und seine Geschichte, 2003, p. 263-281 et du même, « Ludwig Snell : ein Revolutionär in Küsnacht », Küsnachter Jahrheft, 45/2005, p. 67-75. 293 Cf. Olivier Meuwly, Les penseurs politiques du 19e siècle. Les combats d’idées à l’origine de la

Suisse moderne, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2007, p. 68-69.

294 Voir Blaise Extermann, Une langue étrangère et nationale. Histoire de l’enseignement de

La proscription en Suisse française

Commençons par répertorier et situer les figures majeures de la proscription du 2 décembre installées en Suisse romande295 :

1. Jules Barni (1818-1878) Genève 1861-1870

2. Ferdinand Flocon (1800-1866) Lausanne 1851-1866 François Auguste Bruckner (1814-1876) Lausanne 1857-1876 Pascal Duprat (1815-1885) Lausanne ?

Clémence Royer (1830-1902) Lausanne 1860-1865 Pierre Leroux (1797-1871) Lausanne ?

3. Edgar Quinet (1803-1875) Montreux296 1858-1870

4. Victor Versigny (1819-1872) Neuchâtel 1851-1864 Félix Cantagrel (1810-1887) Neuchâtel 1857-1859

5. Georges Joseph Schmitt (1813-1875) Fribourg 1852-1870

6. Max Buchon (1818-1869) Berne 1851-1859

7. Jean-Baptiste Charras (1810-1865) Bâle 1858-1865 Victor Chauffour (1819-1889) Bâle 1852-1859

8. Marc Dufraisse (1811-1876) Zurich 1855-1870

Si certains d’entre eux, à l’instar de Max Buchon, possèdent déjà une certaine expérience de la Suisse avant le coup d’état, la plupart des proscrits du 2 décembre y affluent entre 1852 et 1858. Dans quelles conditions arrivent-ils en Suisse ?

295 On trouvera une liste exhaustive des proscrits français établis en Suisse, rédigée par Amédée Saint- Ferréol, dans l’Annexe 2.

296 Les Quinet s’installent dans la commune de Veytaux, un village voisin de Montreux, connu pour son château de Chillon.

Comment s’insèrent-ils dans le tissu helvétique ? Quel regard portent-ils sur leur terre d’accueil ? Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre.

Nous débuterons cette incursion dans les réseaux de la proscription du milieu du siècle avec le Salinois Max Buchon (1818-1869). Celui-ci prend place dans ce volet pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il a partagé une amitié de trente ans avec Alexandre Daguet, minutieusement consignée dans une correspondance de plus de trente lettres qui s’étend de 1841 à 1868. Buchon fut, avec le peintre Gustave Courbet, l’un des deux Franc-Comtois accueillis et protégés par Daguet suite au 2 décembre pour l’un, et à la Commune parisienne pour l’autre. On soulignera surtout que Buchon entreprit, à l’instar de Daguet et grâce à ses séjours en Suisse et en Allemagne, ce même travail de « démondanisation » de la littérature française par la médiation d’une littérature germano-alémanique davantage populaire et réaliste. De plus, l’itinéraire de ce passeur nous permet de réfléchir au rôle et à la condition de l’exilé en Suisse Romande, comme à celui des intellectuels de la province française. En effet, revendications romandes et provinciales s’avèrent globalement connexes. Ainsi, Paris, cœur de la France, ne pouvait battre sans l’apport du sang des provinces pensées comme incarnation de la nation297.

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