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L’itinéraire helvétique de Ferdinand Buisson

3.1 Les conférences de Buisson, un temps en retard?

3.1.1 L’alliance Guillaume-Buisson

James Guillaume assiste à la conférence du 5 décembre 1868 et prie Buisson de répéter ce plaidoyer au Locle. D’abord prévu le 9 décembre, celui-ci a finalement lieu le 16386. La venue de Buisson accommode particulièrement Guillaume et contribue aux intérêts des socialistes loclois. En faisant cause commune avec Buisson, on souhaite avant tout récupérer des adhérents dans les rangs des radicaux désabusés. C’est ce qui subvient, puisque le conseiller d’État Eugène Borel – futur collaborateur du Dictionnaire de Pédagogie – se rapproche de Guillaume. De plus, le Dr Hirsch, collègue de Buisson à l’Académie, se réconcilie avec le libertaire

neuchâtelois, dans l’espoir d’une lutte conjointe contre l’ennemi commun, le clergé387. Enfin, un camarade d’étude de Guillaume aborde Charles Kopp, professeur de chimie à l’Académie, pour lui faire connaître les intérêts du groupe socialiste du Locle388.

La première conférence au Locle obtient un franc succès et Guillaume prie Buisson de revenir y parler de ses conceptions théologiques389. À cette occasion, c’est à nouveau un professeur de l’Académie, le royaliste Auguste Jaccard, qui intervint – non sans scrupules – pour demander à la municipalité l’autorisation de faire usage du temple. Ainsi, il faut souligner l’appui substantiel que Buisson trouva parmi ses confrères de l’Académie. D’ailleurs, lorsqu’il lance en mars 1869,

L’Émancipation, organe du christianisme libéral pour la Suisse romande, on sait

qu’Édouard Desor et Adolphe Hirsch contribuèrent à cette feuille hebdomadaire390.

385 Ibid. p. 14-15.

386 Sur la conférence de Buisson au Locle, voir James Guillaume, L’Internationale, documents et

souvenirs, tome I, première partie, chapitre XII, p. 3-8.

387 Cf. James Guillaume, L’Internationale, documents et souvenirs, tome I, deuxième partie, chapitre III, p. 1-3.

388 Kopp propose de donner une conférence aux ouvriers du Locle au Cercle international (16 janvier 1869). Un résumé de cette conférence, intitulée « Le socialisme jugé par la science moderne », se trouve dans James Guillaume, L’Internationale, tome I, deuxième partie, chapitre III, p. 4-5.

389 Buisson reviendra au Locle pour y répéter une conférence donnée à Neuchâtel sous le titre de « Profession de foi du protestantisme libéral ».

Malgré la résistance qui s’organise dans les rangs des protestants orthodoxes romands391, Buisson poursuit ses conférences, à la Chaux-de-Fonds et au Locle, puis à nouveau à Neuchâtel, où il reproche à ses détracteurs d’avoir fait d’un problème pédagogique une question théologique. Le mercredi 25 janvier 1869, Buisson est à Genève, où il répète sa conférence sur « l’histoire sainte dans l’instruction primaire ». Deux jours plus tard, on doit changer de salle car une foule immense se presse pour écouter le tribun sur la question du « Christianisme libéral ». À nouveau, la contre-offensive s’organise et, le jeudi 4 mars, les pasteurs Barde et le célèbre polémiste Bungener392 défendent un protestantisme orthodoxe, en compagnie du principal intéressé. Si la presse relève globalement la bonne tenue des débats, une attaque ad nominem touche toutefois Buisson. On lui reproche en effet d’avoir provoqué ce séisme parce qu’il se savait sur le départ. Buisson nie et s’en explique ainsi :

À la fin de l’année dernière, spontanément et dans le simple désir de rentrer en France où mon titre d’agrégé me donnait droit à une chaire de philosophie dans un lycée, j’ai demandé mon congé aux autorités de Neuchâtel qui ont mis ma place au concours. Ce concours ayant été clos sans qu’on m’eût désigné un successeur, le Conseil d’État, sur le préavis du Conseil académique, m’a demandé de reprendre et de conserver aussi longtemps que je le pourrais mes fonctions à l’Académie393.

Son départ avorté, Buisson va redoubler de zèle pour imposer son mouvement d’émancipation dans le giron romand. Il enrôle des théologiens libéraux comme Albert Réville, Louis Leblois ou Athanase Coquerel fils. La venue de deux autres personnages, qui assureront des fonctions importantes dans le gouvernement de Ferry, mérite d’être soulignée. Jules Steeg arrive le 9 octobre 1869 à Neuchâtel, mais repart pour des raisons de santé le 16. Il est remplacé par Félix Pécaut, qui débarque dans l’ancienne cité prussienne le 31 octobre394. Le 27 janvier 1870, Pécaut débute

391 Voir, entre autres, Jules Paroz, La Bible en éducation, réponse à la réforme urgente de M. le

professeur Buisson : conférence donnée à Neuchâtel le 18 janvier 1869, Neuchâtel, Samuel Delachaux libraire-éditeur, 1869.

392 Félix Bungener (1814-1874), orienté vers la théologie par le pasteur de Marseille Jean-François Sautter, il étudie à Genève et Strasbourg. Consacré en 1839, il prêche en France pour la Société évangélique. Régent au collège de Genève (1843-1848), professeur à l'école supérieure des jeunes filles (1849-1857). Polémiste et conférencier souvent appelé à l'étranger, anticatholique, Bungener intervient avec talent dans la controverse confessionnelle (dhs).

393 Journal de Genève, 13 mars 1869, p. 3. 394 Il repartira de Neuchâtel le 2 février 1870.

une série de conférence au Temple du Bas de Neuchâtel, devant un auditoire de près de 2000 personnes sur la « religion du miracle et de l’autorité de la libre conscience ». Le père de James Guillaume écrit à son fils :

M. Pécaut […] a traversé toute la France, par ces froids rigoureux, pour venir appuyer le mouvement d’émancipation des intelligences, commencé à Neuchâtel et qui va s’étendre à toute la Suisse romande ; car on ne peut plus en douter, l’heure est venue, et les cantons français vont enfin entrer à leur tour dans cette voie de libéralisme religieux où les ont précédés de plusieurs années la plupart des cantons allemands395.

À l’heure du bilan, on voit donc que les conférences de Buisson ont fait grand bruit en Suisse romande et suscité un vrai débat théologique qui fut assurément apprécié par ses propres adversaires, de Philippe Godet à Félix Bovet, de Jules Paroz à Félix Bungener. Mais, finalement, ce qui ressort de cette entreprise dans la presse suisse, c’est que le professeur Buisson s’est battu sur des questions qui ne relevaient point ou peu de la réalité neuchâteloise, sinon romande. En date du 10 mars 1869, le rédacteur du Journal de Genève dresse le bilan suivant :

M. Buisson, avec sa réforme urgente dans l’instruction primaire, s’est fourvoyé à Genève comme à Neuchâtel, en ce sens que l’enseignement religieux n’occupe aucune place officielle dans nos écoles. Nos régents peuvent être protestants, catholiques, incrédules, sans que cela compromette en rien leur position, et s’ils s’occupent d’histoire sainte, ce n’est que dans la mesure où elle se rattache à l’histoire de l’humanité. Le Consistoire seul, sous sa responsabilité, en dehors des heures de classe, et seulement pour les enfants dont les parents le désirent, fait donner, par des chapelains désignés par lui, des leçons d’histoire sainte, tantôt sur l’Ancien, tantôt sur le Nouveau Testament. S’il y a des réformes à faire, c’est au corps ecclésiastiques qu’il faut s’adresser ; mais la question pédagogique reste intacte, aussi bien que le principe de liberté396.

Le rédacteur conclue en ces mots : « Enfin, nous avons écouté avec attention, nous avons lu avec soin, et nous n’avons découvert ni dans ce qu’a dit, ni dans ce qu’a écrit M. Buisson, rien qui fut absolument nouveau ». On trouve pareille positionnement dans la Gazette de Lausanne : « M. Buisson, après avoir préludé par demander la réforme urgente dans l’enseignement primaire, s’enhardit toujours plus et finit par exposer le système de protestantisme libéral, ne paraissant pas se douter

395 Lettre de Georges Guillaume à son fils James, 27 janvier 1869, in James Guillaume,

L’Internationale, documents et souvenirs, tome I, deuxième partie, chapitre III, p. 7. 396 Journal de Genève, 10 mars 1869, p. 1.

que ce qu’il appelait une nouveauté était pour la bonne partie de son public une vieillerie »397.

Voilà pour les faits et les tendances que l’on retrouve dans la presse romande. Qu’en est-il réellement, alors que de retour à Neuchâtel en 1916, Buisson lui-même parlera d’un « fait de jeunesse », abordé « avec plus d’ardeur que de circonspection398 » alors qu’il était « tout pénétré de la théorie révolutionnaire [d]’Edgar Quinet » ? Pierre Caspard a mis en relation les revendications de Buisson avec les réalités scolaires observables à l’époque de son séjour neuchâtelois. Par une analyse détaillée de la place et des enjeux de religion dans la formation des maîtres, il conclut que la « réforme urgente » souhaitée par Buisson a déjà été en grande partie réalisée399. D’autre part et comme on l’a déjà aperçu dans les critiques parues dans la presse romande, si l’histoire sainte était encore présente dans le cursus scolaire des Neuchâtelois, elle n’était plus dispensée par les enseignants.

Patrick Cabanel propose un autre développement, tout aussi pertinent. Selon lui, Buisson a agi certes sur le terrain romand, mais tout en pensant à la France. Dans une lettre du 24 avril 1869, Quinet lui écrit qu’« il serait beau que ce fût Neuchâtel qui éveillât Paris400 ». Georges Guyau réactivera cette idée d’une propédeutique

neuchâteloise au cas français en 1899 : « M. Buisson, Steeg et Pécaut délaissèrent leur petit cénacle de Neufchâtel (sic), encore assoupi dans le demi-sommeil du protestantisme orthodoxe, pour venir éveiller Paris du sommeil catholique et pour prendre le gouvernail de l’esprit français401 ».

397 Gazette de Lausanne, 23 janvier 1869, p. 1.

398 Ferdinand Buisson, Souvenirs (1866-1916), op. cit., p. 13.

399 Pierre Caspard, « Un modèle pour Ferdinand Buisson ? La religion dans la formation des maîtres à Neuchâtel (XIXe siècle) », in Jean-François Condette, Éducation, religion, laïcité (XVIe-XXe s.).

Continuités, tensions et ruptures dans la formation des élèves et des enseignants, Lille, Centre de Gestion de l’Édition scientifique, 2010.

400 Correspondance d’Edgar Quinet, cité par Patrick Cabanel, Le Dieu de la République, op. cit. p. 66. 401 Georges Guyau, L’école d’aujourd’hui, I, Paris, Perrin, 1899, p. 73.

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