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Une littérature suisse, rien que suisse ?

2.1 Européen pour contourner la France ?

Dans un portait dressé au sortir du collège, Nicolas Glasson écrit au sujet de son ami Daguet que « son âme toute républicaine et ennemie des sujétions monarchiques n’a point trouvé à sympathiser avec nos grands auteurs. Je crois, ajoute Glasson, que c’est pour cette raison qu’il a plus de goût pour les autres littératures, l’allemande, l’italienne par exemple. Il y retrouve ses idées de liberté et d’indépendance. Cependant, comme elles ne peuvent satisfaire pleinement ses

183 Cité dans Alexandre Fontaine, « L’intellectuel fribourgeois Alexandre Daguet, un exemple de modération pour notre temps », Spectrum, 1/2010, p. 20.

184 Le bimensuel L’Émulation, recueil agricole, industriel, commercial, historique et littéraire, paraît chez Louis-Joseph Schmidt (fils d’un imprimeur alsacien qui vint s’établir à Fribourg vers 1786) de 1841 à 1846, puis dans une seconde phase de 1852 à 1856. Sur l’histoire de la revue, on lira Jean- Maurice Uldry, L’Émulation (1841-1846 et 1852-1856). Analyse de la première revue culturelle fribourgeoise, mémoire de licence, Université de Fribourg, 2003.

185 À ce sujet, Daguet indique qu’on hésita à baptiser du nom d’Éveil la feuille littéraire fribourgeoise (A. Daguet, Notice sur la vie et les travaux de la Société d’Études de Fribourg, op.cit., p. 13).

186 Alexandre Daguet, « Revue des principaux écrivains de la Suisse française, L’Émulation, 5/1856, p. 369.

penchants, il en rêve une autre qui soit suisse et rien que suisse187 ». Si Daguet, dans le sillage du doyen Bridel – un de ses maîtres – va jouer pleinement la carte de l’helvétisation, peut-on pour autant parler d’une littérature exclusivement suisse ? Anne-Marie Thiesse relève très justement que c’est « par l’observation mutuelle, l’imitation, le transfert d’idées et de savoir-faire que les intellectuels européens des différentes nations ont forgé, au cours du XIXe siècle, ce modèle commun de production des identités188 ». Daguet ne déroge pas à cette tendance. Bien au contraire, puisque comme nous allons le voir, il a largement « cultiv[é] les littératures étrangères, celles surtout qui, par leur génie patriotique et populaire, peuvent servir à vivifier l’étude de la nôtre en lui fournissant des termes de comparaisons et de nouveaux éléments189 ». Ainsi, Daguet et ses collaborateurs vont chercher l’inspiration bien au-delà des frontières cantonales, et multiplier ainsi les importations culturelles.

La nécessité quasi obsessionnelle de se décentrer d’une littérature française perçue comme écrasante va favoriser d’autres filiations parmi les littératures européennes. Organe d’ouverture, on visite le monde par procuration dans

L’Émulation, par l’entremise de récits de voyages ou de traductions des grands textes

populaires. Si une poignée d’articles sont porteurs de valeurs universelles et cherchent à faire tomber les préjugés190, l’histoire littéraire proposée par L’Émulation est essentiellement une histoire comparée, au travers de laquelle l’intelligentsia libérale-nationale fribourgeoise accumule les juxtapositions transnationales. On en trouve un échantillon explicite dans le portrait que Daguet dresse entre la Suisse et la Circassie : « c’est dans leur position politique surtout qu’on trouve beaucoup

187 Jeanne Niquille, « Un portrait d’Alexandre Daguet », NEF, 62/1929, p. 206.

188 Anne-Marie Thiesse, « La lente invention des identités nationales », Le Monde diplomatique, juin 1999, p. 12.

189 Alexandre Daguet, « Revue des principaux écrivains de la Suisse française », op. cit., p. 333-334. 190 Nous devons toutefois mentionner quelques textes qui n’ont pour véritable objectif que de faire tomber les préjugés, à l’exemple de l’article consacré à la Fête de l’Aïd-el-Kebir à Constantinople, que Daguet reprend du journal L’Algérie : « Nous ne manquons pas de préjugés contre les Orientaux ; l’ignorance où, malgré de récents travaux, nous sommes encore des mœurs, des usages et du caractère, distinctif des races orientales, les barrières qu’ont élevées, entre elles et nous, les différences de religion, tout à contribuer à accréditer, à répandre parmi nous des erreurs qu’il est important de combattre » (A. Daguet, « Fêtes de l’Aïd-el-Kebir à Constantine. Fantasia arabe, L’Émulation, 11/1843, p. 85, article reproduit de L’Algérie).

d’analogie. Elles ont l’une et l’autre pour voisin une monarchie puissante qui les convoite191 ». On aime à se contempler dans le miroir de l’étranger, tout en créant « des références et des cautions intellectuelles dont la valeur est partagée au niveau européen192 ».

Bien davantage dictées par l’affirmation personnelle que par une réelle volonté de découverte des formes de l’altérité, les traductions répondent à un usage précis. Simone de Reyff mentionne justement que « l’altérité n’est féconde que dans la mesure où elle ramène le regard à sa propre identité193 ». Si les collaborateurs de la revue en voyage – ou en exil – adressent des articles sur l’Ukraine, sur Damas ou sur Moscou194, la comparaison n’a la plupart du temps d’autres fonctions que d’interroger la problématique locale. Lorsque Daguet traduit un fragment des Scènes

de la vie d’un maître d’école de Gotthelf, « il ne s’en faut guère que le tableau de la

vieille école bernoise ne soit aussi celui de la vieille école fribourgeoise avant 1830195 ». Il transcrit Luigi Cicconi196 car son épopée de la littérature italienne

permet l’objectivation des vicissitudes d’une littérature romande fantasmée : on y retrouve en effet une « domination française, domination étrangère et égoïste », l’émergence d’une « poésie toute nationale » à la chute de Napoléon, suivie d’une redécouverte de Dante et des auteurs du XIVesiècle, dont « l’étude devait régénérer l’Italie, l’affranchir de toute influence étrangère et, en retrempant la langue à ses belles et vives sources, lui rendre, avec ses éléments primitifs, une nouvelle vie

191 Alexandre Daguet, « La Suisse et la Circassie », L’Émulation, 17/1841, p. 7-8. 192 Daniel Maggetti, op. cit., p. 21.

193 Simone de Reyff « L’“idéal favori” d’Alexandre Daguet ou les pages littéraires de L’Émulation »,

Cahiers du Musée gruyérien, 5/2005, p. 35.

194 Voir Jean-Élisabeth-Nicolas Berchtold, J.-N.-E., « Lettres d’un Fribourgeois sur l’Ukraine »,

L’Émulation, 1/1841-1842, p. 6-8, 8/1841, p. 4-7, 15/1841, p. 5-8, 6/1841, p. 2-5 –– Ferdinand Perrier, « Études d’un Fribourgeois sur l’Orient. Damas ». L’Émulation, 4/1841, p. 4-6 –– Ferdinand Perrier, « Études d’un Fribourgeois sur l’Orient. Races turques et arabes en Syrie », L’Émulation, 6/1841, p. 5-7 –– Ferdinand Perrier, « Études d’un Fribourgeois sur l’Orient. Mœurs et habitudes religieuses des musulmans », L’Émulation, 7/1841, p. 2-6 –– Adrien Grivet « Les fêtes de Pâques à Moscou. Esquisses russes par un Fribourgeois », L’Émulation, 4/1842, p. 28-31, 5-6/1842, p. 41-46. 195 Alexandre Daguet, « Scènes de la vie d’un maître d’école par Jeremias Gotthelf ». L’Émulation, 1/1852, p.358 (traduction de Gotthelf, Leiden und Freuden eines Schulmeisters, 1838.).

196 Luigi Cicconi (1804-1856), poète et patriote italien, séjourne cinq ans à Paris dès 1835, où il se liera avec Chateaubriand, Mickiewicz, Hugo et collaborera à la Gazette de France notamment.

pleine de vérité, de beauté et d’avenir197 ». Ne sommes-nous pas là en présence de l’horizon programmatique de L’Émulation ?

Somme toute, la revue culturelle fribourgeoise propose des fragments minutieusement choisis dans les littératures européennes pour nourrir les revendications romandes. Nul hasard donc si L’Émulation publie la première traduction du Tarass Boûlba de Nicolas Gogol dès octobre 1843, traduction du reste réalisée par Adrien Grivet, ancien élève de Daguet, à partir de l’original russe plutôt que d’une traduction intermédiaire198. On notera que Daguet ne dissimule nullement ses nombreux emprunts. Au contraire, il les revendique et les justifie au nom de valeurs universelles199 :

Et quant aux emprunts que l’on peut faire aux littératures étrangères, si l’on a soin, dans ces sortes d’importations intellectuelles, de s’adresser de préférence aux littératures réellement populaires comme l’est en partie celle de l’Allemagne, ou aux littératures vraiment nationales, comme le fut la littérature espagnole sous Philippe II, et comme l’est encore aujourd’hui la littérature italienne, ces emprunts, loin de nuire à l’idéal helvétique, aux lettres nationales, lui fourniront des points de comparaisons qui, en ajoutant de nouveaux éléments à ceux qu’elle possède, accroîtront son domaine, en augmentant sa vie200.

Dans ce sens, Manzoni et Niccolini « ont beaucoup emprunté aux littératures étrangères », et Daguet relève que « l’idée chrétienne elle-même, qui fait la base des doctrines littéraires de l’auteur de Carmagnola, est une idée française ou germanique, un emprunt fait à Chateaubriand, ou aux grands critiques de l’Allemagne201 ».

197 Alexandre Daguet, « Des phases diverses de la poésie italienne et de sa mission actuelle (traduit de l’italien de Luigi Cicconi) », L’Émulation, 13/1846, p. 203.

198 Voir Rahel Willi, « Un regard sur la Russie », Cahiers du Musée gruyérien, 5/2005, p. 51-56. 199 « L’Émulation, je l’ai cru un des premiers, doit être une feuille essentiellement nationale. Mais je ne pense pas que L’Émulation cesse d’être suisse et fribourgeoise, parce qu’elle ouvrira, de temps en temps, ses colonnes à un article humanitaire comme celui de Mademoiselle de Senancour sur la paix universelle, ou à un morceau de littérature étrangère, comme celui dont je donne aujourd’hui la traduction. Si l’idée nationale est grande, belle, féconde et nécessaire, l’idée humanitaire et de fraternité universelle est une idée supérieure, plus belle et plus féconde encore que l’idée nationale […] » (A. Daguet, « Des phases diverses de la poésie italienne et de sa mission actuelle », op, cit., p. 201).

200 Ibid., p. 201-202. 201 Idem.