• Aucun résultat trouvé

Une Suisse allemande effacée ?

4.1 Des relations confédérales en decrescendo ?

Comment évoluèrent, à moyen terme, les relations avec les frères d’outre- Sarine613 ? Sur la base d’une étude sur les relations confédérales dont on peut retracer

611 Le corps enseignant fribourgeois ne réintégrera la Société des enseignants romands qu’en 1969. 612 Ernest Savary, La Société pédagogique de la Suisse romande (1864-1914). Notice historique à

l’occasion du jubilé cinquantenaire de cette société, Lausanne, Imprimeries réunies, 1914, p. 7.

613 La Sarine partage non seulement la ville bilingue de Fribourg, mais également la Suisse allemande de la Suisse romande. On appelle également cette frontière le Röstigraben (littéralement le « fossé de röstis »).

le fil à partir de L’Éducateur et des comptes rendus de congrès, on peut affirmer qu’il existe, dans les années consécutives à la fondation de la SIR, une réelle volonté d’échange et de rapprochement. En 1865, le Landammann Vigier, de Soleure, adresse une invitation à assister au congrès du Lehrerverein dans sa ville. Il marque par là « son désir de voir la Suisse romande s’associer à la Suisse allemande pour traiter d’un commun accord les questions diverses posées par le programme du congrès614 ». Daguet s’empresse de répondre que « tout en ayant à cœur de s’affirmer et de faire acte d’autonomie, dans le domaine pédagogique et intellectuel en général, la Suisse romande tient aussi à honorer et regarde comme un devoir de rester fermement unie à la Suisse allemande, sa sœur aînée en liberté et en patriotisme615 ». Une vingtaine d’instituteurs romands y prend part, comme à celui de Saint-Gall en 1867. C’est lors de cette assemblée que Daguet est nommé représentant de la Suisse romande au sein du Comité central du Lehrerverein.

Pourtant, à y regarder de plus près, les coopérations et les échanges, notamment lors des congrès respectifs, s’avèrent peu nourries, malgré d’innombrables appels à l’union confédérale. Dans l’Éducateur, on trouve déjà quelques mouvements d’humeur dès 1869616. En 1871, Daguet déplore publiquement

la piètre qualité des relations interrégionales : « L’isolement, un isolement déplorable continue à peser d’un point de vue intellectuel surtout entre les Suisses de langues différentes. Cet isolement est la plaie de la Suisse. La politique seule semble avoir le privilège de mettre en contact la Suisse allemande et la Suisse romande617 ».

Malgré une cordiale invitation, seuls quelques représentants romands participent au Lehrertag de Winterthur en septembre 1874. Daguet s’y fait entendre en ces mots :

Instituteurs allemands, apprenez mieux le français, et vous instituteurs français, apprenez l’allemand. On ne peut être bon Suisse que si on sait l’allemand. Nous devons beaucoup à la

614 Alexandre Daguet, « Congrès des instituteurs suisses à Soleure », L’Éducateur, 4/1865, p. 59. 615 Idem.

616 « Nos frères allemands ont brillé par leur absence aux congrès scolaire de Fribourg (1866) et de Lausanne (1868) […] Notre étonnement a été grand en voyant que les considérations les plus propres à toucher nos frères allemands et les appels les plus chaleureux eussent trouvé si peu d’écho et eussent à peine excité l’attention dédaigneuse des journalistes et des hommes d’école de la Suisse allemande » (L’Éducateur, 14/1869, p. 218-219).

Suisse allemande. Que serait la Suisse romande sans la Suisse allemande ? Un imperceptible fragment d’un grand pays voisin618.

Médiateur, comme Eugène Rambert, et trait d’union entre les deux berges de la Sarine, Daguet tente lors du congrès de la SIR de 1879 à Lausanne, d’insuffler une nouvelle dynamique aux relations pédagogiques confédérales, qui se résument à une courtoise indifférence réciproque : « Et parmi nous, Messieurs, combien en est-il qui nourrissent l’idée fausse que tout ce qui vient d’outre-Rhin, même d’outre-Reuss, est nécessairement obscur et nébuleux619 ». Avant de conclure sur le rôle défensif et tout à fait singulier de la Suisse allemande :

Non ! Messieurs, il n’en est pas ainsi, et si les Allemands font bien d’imiter la clarté de notre langage, la brièveté relative de nos discours, nous avons beaucoup à gagner au contact de nos frères de la Suisse allemande pour la persévérance et le sérieux avec lesquels ils traitent les questions d’école. C’est aussi en vue du patriotisme, car le berceau de la liberté helvétique, où est-il ? sinon dans cette Suisse allemande dont nous parlons quelquefois avec tant de sans façon et qui est encore le rempart le plus fort contre les envahisseurs du dehors. L’Éducateur, depuis quinze ans qu’il existe, et son rédacteur, depuis qu’il a su tenir une plume, n’ont cessé de travailler au rapprochement et à l’union de la Suisse allemande, de la Suisse romande et de la Suisse italienne, sur le double terrain du patriotisme et de la culture, et il a vu avec peine, comme un obstacle à cette union, les tendances d’une partie du corps enseignant de Zurich et d’autres cantons […]. J’en conclus, non qu’il faut se séparer de la Suisse allemande, où les tendances de cette nature trouvent d’ailleurs une opposition spiritualiste que nous pouvons renforcer, mais, au contraire, travailler avec eux au perfectionnement, au progrès, entretenir avec eux des relations patriotiques, fraternelles, nous associer à tout ce qui se fait chez eux de bien, d’utile (en dépit de certaines théories), mais sans sacrifier aucune de nos convictions et sachant au besoin les défendre avec énergie620.

Malgré cela, les rapports avec la Suisse allemande deviennent toujours moins importants, noyés dans la masse des échanges internationaux. À l’heure du bilan, Daguet exprime en 1886 que :

depuis la fondation de L’Éducateur, nous avons constamment eu en vue de servir de trait d’union entre les confédérés des trois langues et travaillé au rapprochement, à l’échange des idées, sans toujours y parvenir. Nos frères allemands eux-mêmes, qui nous accusent parfois de tiédeur et se plaignent qu’on n’assiste pas en nombre à leur Lehrertag, viennent-ils beaucoup aux nôtres ? Je traduis ou j’extrais souvent leurs articles ; traduisent-ils ou extraient-ils les nôtres ?621

618 Alexandre Daguet, « Le congrès de la Suisse allemande à Winterthur (6, 7 et 8 septembre) »,

L’Éducateur, 19/1874, p. 300.

619 Compte-rendu du VIIe congrès scolaire de la Société des instituteurs de la Suisse romande,

Lausanne, Imprimerie Adrien Borgeaud, 1879, p. 80. 620 Ibid., p. 80-81.

621 Compte-rendu du Xe congrès scolaire de la Société des instituteurs de la Suisse romande réuni à

Voici pour le discours dominant. Pourtant, dans les faits, la place accordée à la Suisse allemande pédagogique dans L’Éducateur ne semble pas si maigre et effacée qu’elle en paraît dans le discours. Ainsi, entre 1865 et 1889, on dénote quelque cent trente entrées (articles de fond ou chroniques scolaires) spécifiquement consacrées à la Suisse alémanique (voir Annexe 3). Certes, on recense un nombre important d’articles consacrés aux divers synodes du canton de Berne, rapportés par Henri Gobat. Toutefois, on relate toujours les temps forts des Lehrertag. De plus, Daguet publie plusieurs biographies d’éducateurs alémaniques. On remarquera d’abord une notice sur le Thurgovien Johannes Jakob Wehrli622 ainsi que sur l’éducateur démocrate appenzellois Heinrich Grunholzer623. Daguet sauve également Josef Anton Federer (1794-1868), Thomas Scherr (1801-1870) et Johann Rudolf Steinmüller (1772-1835) d’un oubli certain, en faisant partager leurs trajectoires aux régents romands. C’est dans ce même souci de « conservation nationale » que le rédacteur de L’Éducateur soumet, en 1885 un Coup d’œil sur les Pédagogues et

Écrivains pédagogiques de la Suisse allemande624.

Néanmoins, et malgré cette présence alémanique réduite mais stable dans

L’Éducateur, on peut affirmer qu’à trop vouloir exiger son autonomie, il est probable

que la SIR et sa revue se soient peu à peu distancées des projets initiaux d’union, se satisfaisant d’inviter les confrères d’outre-Sarine à participer à leurs congrès625, ou à

622 Alexandre Daguet, « Biographie populaire des pédagogues suisses. Wehrli, l’éducateur thurgovien, le père de l’école des pauvres », L’Éducateur, 23/1876, p. 353-356 ; 24/1876, p. 369-373 et 1/1877, p. 4-7. Johannes Jakob Wehrli (1790-1855), instituteur à l'école pour indigents de l'institut de Philipp Emanuel von Fellenberg à Hofwil (1810-1833), où il allia enseignement et travaux manuels. Sur la base du modèle de Hofwil, des tentatives similaires en Europe furent dès lors nommées "écoles Wehrli". En 1833, le conseil d'éducation thurgovien le nomma premier directeur de l'école normale de Kreuzlingen, qui proposait une filière de deux ans. En 1853, il fonda à Guggenbühl un institut d'éducation privé et concrétisa ainsi une idée qu'avait déjà eue Johann Heinrich Pestalozzi lors de sa tentative au domaine du Neuhof. Son enseignement, basé sur la clarté, échelonné, toujours en évolution, et la formation agricole destinée aux futurs enseignants furent jugés avec scepticisme, après 1848, par les représentants d'un concept éducatif plus moderne, c'est-à-dire moins populaire. Membre du comité de la Société thurgovienne d'utilité publique, cofondateur et président de la Société agricole cantonale (dhs).

623 Heinrich Grunholzer (1819-1873), directeur de l'école normale de Münchenbuchsee, de 1847 jusqu'à sa fermeture (passagère) par le gouvernement conservateur en 1852, maître à l'école industrielle de Zurich (1853-1858). Coéditeur et rédacteur de plusieurs revues pédagogiques (dhs). 624 Voir L’Éducateur, 18/1885, p. 281-283, 19/1885, p. 297-299 et 20/1885 p. 313-315.

625 « Chers collègues de la Suisse allemande ! Il y a deux ans s’inaugurait une ère de deuil et d’horreurs. Les terribles conséquences de ce cataclysme ont dessillé bien des yeux, trahi bien des

réhabiliter de temps à autre quelques figures de la pédagogie alémanique626. Si Lausanne était au XVIIIe siècle la plus cosmopolite des villes suisses pour appartenir à l’Europe plutôt qu’à Berne, peut-être que L’Éducateur s’ouvrit à l’international pour se départir d’une « majorité germanique [qui] ferait sentir à la minorité welsche le poids de sa force numérique et d’une culture supérieure à certains égards627 ».

5