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Le réseau d’Edgar Quinet

2.3 Les liens avec les milieux romands

Sylvie Aprile rappelle « qu’entrer en exil, ce n’est pas seulement franchir une frontière, c’est entrer aussi dans de nouvelles communautés d’hommes et de femmes, se confronter aux “autres” habitants et autorités des pays d’accueil, c’est enfin se créer une mémoire, un imaginaire, des rites et une morale356 ». C’est exactement ce qu’Edgar Quinet entreprend. Il se retrouve rapidement au centre d’un réseau de visites, d’amitiés et de correspondances, que ce soit avec les indigènes comme avec les autres proscrits357.

Ainsi, durant leur exil à Veytaux, les Quinet se rendent régulièrement à Genève, où ils rencontrent des intellectuels de premier plan :

Toutes les idées, tous les systèmes qui agitent l’Europe pensante, ont leur écho parmi nous. De Bungener à Adolphe Pictet, de Merle d’Aubigné à Sayous et à Amiel, de Mme de Gasparin à Marc Monnier et à Victor Cherbuliez, on rencontre toutes les nuances de la foi et du doute. Aujourd’hui, c’est moins l’uniformité qui nous menace que la dispersion. La trame de la pensée genevoise se complique et ses fils se croisent en sens divers358.

Quinet se lie avec les naturalistes Jules Pictet de la Rive, Adolphe Pictet et surtout avec le philosophe Ernest Naville (1816-1906), le fils de l’éducateur, avec qui il discute les principales thèses de la Révolution et de la Création. Quinet est introduit à la Société de lecture et se rapproche de Jacques Adert, le directeur du

Journal de Genève. À l’été 1869, il rencontre la comtesse polonaise Revitzka, amie

355 Ibid., p. 155.

356 Sylvie Aprile, Le siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 12.

357 Nous nous appuyons ici sur la recherche de Marcel Du Pasquier, Edgar Quinet en Suisse. Douze

années d’exil (1858-1870), op. cit., qui retrace de manière remarquablement documentée les relations d’Edgar Quinet avec les intellectuels romands et français, ainsi que les visites qu’il reçut à Veytaux. 358 Rodolphe Rey, cité dans Marcel Du Pasquier, op. cit., p. 69.

d’Adam Mickiewicz ainsi que le philosophe socialiste et révolutionnaire russe Alexandre Herzen359.

Si, pour Quinet, Genève incarne indéniablement le centre névralgique des échanges savants de Suisse romande, il refuse pourtant à deux reprises les propositions du gouvernent genevois d’accepter une chaire à l’Académie. N’ayant que trop peu de sympathie pour le régime de James Fazy et soucieux de se consacrer pleinement aux œuvres qu’il médite (Merlin l’enchanteur, La Révolution), il décline l’offre de 1852 et propose la candidature du gendre de Michelet. Il exerce le même refus en 1859, mais profite de l’occasion pour placer Jules Barni à la tête de la chaire d’histoire générale et de philosophie360.

Quinet se lie également à quelques Vaudois, dont l’historien Louis Vuillemin qui l’invite à participer à une séance de la Société d’histoire de la Suisse romande en 1868. Lors de son arrivée à Montreux, Quinet retrouve avec une émotion toute particulière l’un de ses plus chers amis, le peintre Charles Gleyre361, qu’il avait

rencontré en Italie vers 1830. Quinet fréquente également le philosophe Charles Secrétan (1815-1895), qu’il croise lors d’une promenade aux alentours de Chillon en compagnie de Pierre Leroux, un des pères du socialisme. Ce dernier mène à dire vrai

359 Sur les liens entre Herzen et Quinet, voir Michel Mervaud, « Amitié et polémique : Herzen critique de Quinet », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 17 no 1, janvier-mars 1979, p. 53-79. Voir également Marc Vuilleumier, « En 1849, un écrivain russe à Genève : Alexandre Herzen et James Fazy », Musées de Genève, 32/1963, p. 11-14 et du même, « Révolutionnaires de 1848 et exilés. Carl Vogt, Herzen et la Suisse », Autour d’Alexandre Herzen. Révolutionnaires et exilés du XIXe siècle.

Documents inédits, Études et documents publiés par la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, section d’histoire, volume 8, 1973, p. 9-252.

360 Sur la trajectoire de Jules Barni, voir Mireille Gueissaz, « Jules Barni (1818-1878) ou l’entreprise démopédique d’un philosophe républicain moraliste et libre-penseur », Les bonnes mœurs, 1994, p. 215-244.

361 Charles Gleyre (1806-1874), entre à l'École des beaux-arts à Paris en 1825, puis dans l'atelier de Louis Hersent. Dès 1828, il effectue un voyage en Italie qui aboutit en 1834 à une rencontre avec John Lowell, riche industriel américain, qui l'engage comme dessinateur pour une tournée autour du monde. En 1835, ils voyagent en Égypte et en Nubie, mais Gleyre, à la suite d'une maladie, doit quitter son patron à Khartoum. Malade et presque aveugle, il séjourne une année en Égypte et au Liban. Il retrouve Paris en 1838 en ramenant avec lui des centaines de dessins et des aquarelles. Établi dans son atelier parisien, il obtient ses premières commandes, notamment des peintures murales au château de Dampierre (Ile-de-France), effacées plus tard par ordre d'Ingres. En 1843, il a un succès incontestable grâce à son chef-d'œuvre, Les illusions perdues (conservé au musée du Louvre). Gleyre reprend ensuite l'atelier de Paul Delaroche, qu'il dirige pendant plus de deux décennies et qui est le lieu de formation de deux générations de peintres suisses, tels Albert Anker ou François Bocion, ainsi que, dans les années 1860, des jeunes impressionnistes français Auguste Renoir, Alfred Sisley, Frédéric Jean Bazille et Claude Monet. Lors de l'Exposition universelle de Paris de 1867, il organise le pavillon suisse (dhs).

une vie de misère à Lausanne. Secrétan se préoccupe beaucoup de sa santé et le fait savoir à Mme de Pressensé : « Si ses anciens amis saint-simoniens, si les Pereire, les Michel Chevalier, si les collaborateurs du Globe les Rémusat, les Sainte-Beuve savaient que cet homme plein de talent, après tout, a froid et faim, il me semble qu’ils feraient pourtant quelque chose362 ». À cet égard, on soulignera également que Ferdinand Buisson implore Quinet de participer à une collecte de fonds entreprise en sa faveur par Marc Dufraisse.