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Une littérature suisse, rien que suisse ?

2.2 La France de Daguet

Alexandre Daguet trouve en sa lointaine cousine Eulalie de Senancour202, la fille de l’auteur d’Obermann, une médiatrice zélée. Cette « Parisienne à moitié suisse » se charge de faire connaître Fribourg dans la capitale française, et parraine l’œuvre de son lointain cousin par plusieurs publications dans le Journal des

Femmes. Inversement, d’autres médiations jugées peu patriotiques ou trop

cosmopolites sont dévalorisées, voire rompues. C’est le cas de l’auteur romantique Étienne Eggis203, cousin de nos deux correspondants, dont les poèmes sont sévèrement critiqués par le beau-frère de Daguet, Xavier Kohler204, puis par Daguet lui-même :

On sent, en lisant son volume, que l’âme du jeune Fribourgeois s’est bien ouverte à la poésie dans notre Suisse, mais qu’elle s’est épanouie sous un ciel étranger, en subissant deux influences marquées, celle de l’Allemagne et de la France ; la première avec ce nébulisme (sic) trop commun aux auteurs d’outre-Rhin ; la seconde avec la manière fantastique et sonore, qui distinguait la plus belle époque du romantisme205.

On remarquera que la France, ou plutôt une « certaine France », demeure exempte de ces emprunts. Pourtant, comme l’a indiqué Simone de Reyff « la mise à l’écart des grands écrivains français du moment n’équivaut donc nullement à la prétention de les désavouer, ni même de remettre en cause leur naturelle suprématie206 ». Daguet résume la pensée d’une génération dans sa Revue des

principaux écrivains de la Suisse française :

Le grand mouvement littéraire dans la Suisse française date de la fin du siècle dernier. Genève alors donnait au monde Rousseau et Bonnet. Benjamin Constant naissait à Lausanne

202 Eulalie de Senancour (1791-1873), fille d’Étienne Pivert de Senancour et de Marie-Françoise Daguet dont Alexandre est un parent éloigné. Née à Agy près de Fribourg, elle y vécut jusqu’en 1802, avant de rejoindre son père à Paris. Partagée entre ses deux identités, elle fera plusieurs séjours en Suisse. Elle meurt à Fontainebleau. Notons qu’Eulalie et Alexandre Daguet étaient cousins issus d’issus de germains.

203 Étienne Eggis (1830-1867), né à Fribourg, il devient précepteur en Bavière, avant de s’établir à Paris. Porté par Arsène Houssaye, Eggis se fait connaître par ses recueils de poèmes. Incompris, il mène une vie de bohème et parcourt l’Europe et meurt de la tuberculose à Berlin en 1867. Voir Martin Nicoulin et Michel Colliard, Étienne Eggis, poète et écrivain, 1830-1867, Fribourg, Éditions de la Sarine, 1980 –– Philippe Gariel, Fribourg et le romantisme : Étienne Eggis (1830-1867), Fribourg, Imprimerie Saint-Paul, 1930.

204 Sur l’itinéraire de Kohler, voir Marie-Antoinette Stolz, Xavier Kohler et l’affirmation de la

personnalité jurasienne 1846-1866, Université de Fribourg, mémoire de licence, 1982.

205 Xavier Kohler, « Revue bibliographique. En causant avec la lune, poésies par Étienne Eggis »,

L’Émulation, 1/1852, p. 121.

où séjournèrent Voltaire, Haller, Gibbon. Madame de Staël tenait à Coppet sa brillante cour composée de l’élite des penseurs et des écrivains de l’Europe, les deux Schlegel, Châteaubriand, Lewis, etc. L’auteur d’Obermann, M. de Senancour, égarait ses sombres rêveries sous les sapins d’Agiez, aux portes de Fribourg. Les Lettres neuchâteloises sortaient de la plume fine et spirituelle de Madame de Charrière. Ce sont là les noms saillants. D’autres noms aimables ou sérieux de littérateurs et de philosophes nous apparaissent à leur suite et nous rappellent les habitudes littéraires qui régnaient aux bords du Léman parmi les hautes classes de la société. Car la littérature était chose nobiliaire, aristocratique. À la ville, elle ne franchissait guère les salons de certaines rues privilégiées ; à la campagne, elle se renfermait dans les villas et les gentilhommières207.

Les conclusions affichées par Daguet au sujet de cette littérature romande à la

française sont sans équivoque : « Aussi, à peu d’exceptions près, qu’était cette

littérature ? Aucune pensée propre, aucun esprit patriotique, national, ne l’inspirait. C’était un écho affaibli, une imitation plus ou moins servile de la littérature parisienne208 » :

Notre Suisse française était un département de la France littéraire. Aujourd’hui même que par la richesse de ces productions littéraires et par le cachet original qui distingue une partie de ces œuvres, la Suisse française peut prétendre, comme la Belgique, à une certaine autonomie intellectuelle, nous voyons plusieurs de nos lettrés avec affectation à la remorque des idées et des formes étrangères. Mais il a de tout temps été permis de s’indigner contre cet esclavage, et de rechercher à relever le drapeau national en littérature comme en politique209.

Par cette posture, Daguet ne fait que s’inscrire dans un processus qui prend sa source dans le sillage de la Saint-Barthélémy et de la révocation de l’Édit de Nantes (1685), événements qui devaient durablement peser sur les consciences européennes, et jeter l’opprobre sur la pertinence du modèle (culturel) français210. Érudits

britanniques et alémaniques s’unissaient bientôt afin de contrer son hégémonie et préparer l’offensive contre la Culture unique. Entre 1721 et 1723, Johann Jacob Bodmer et Johann Jacob Breitinger s’attaquent au saxon Johann Christoph Gottsched, le chantre des idées de Boileau, dans leur journal Die Diskurse der

Mahlern. Les deux Zurichois se réclament d’une esthétique distincte, incarnée par le

quotidien The Spectator de Joseph Addison. Il s’agit bien, comme le précise Roger Francillon, de se distancer de l’influence prépondérante de la France en matière

207 Alexandre Daguet, « Revue des principaux écrivains de la Suisse française », op. cit., p. 2. 208 Idem.

209 Idem.

210 Thomas Lau a remarquablement montré la redirection des élites suisses vers le modèle culturel hollandais suite à la révocation de l’Édit de Nantes dans “Stiefbrüder” : Nation und Konfession in der Schweiz und in Europa (1656-1712), Köln, Böhlau, 2008.

littéraire211. Et Anne-Marie Thiesse de conclure : « Espace britannique, espace helvétique : ce ne fut pas un hasard s’ils furent les deux plus ardents foyers de la lutte contre l’impérialisme culturel français. Ils étaient terre d’asile pour les victimes de son despotisme212 ».

Lors de la première moitié du long siècle, l’école littéraire romande s’efforce de bâtir son identité et de réaliser son autonomie au travers d’attaques souvent agressives contre cette culture française jugée par trop aristocratique. Avec son

Grand Saint-Bernard (1839), le Genevois Rodolphe Töpffer caricature, « dans la

ligne de l’helvétisme du 18e siècle, le caractère français et également la contagion des modes parisiennes sur les braves Genevoises qui se piqu[ai]ent de littérature213 ». Se distancier de Paris pour mieux assumer une littérature que l’on souhaite autonome, telle est également l’ambition de Charles Gruaz lorsqu’il lance l’Album de

la Suisse romande en 1843214. On trouve d’ailleurs une pareille « obsession indépendantiste » chez un Daguet. En 1842, interpellé au congrès de Strasbourg par un savant qui lui fait remarquer que le peuple suisse est allemand, Daguet objecte que « le peuple suisse n’est pas allemand. Il est allemand, oui, en grande partie par la langue, par les mœurs, par les sympathies. Mais politiquement parlant, le peuple suisse est une nation souveraine. Elle n’appartient à personne. Elle n’est ni française ni allemande ! Elle est elle ! Et si jamais Français ou Allemand voulait attenter à son indépendance, elle retrouverait un Guillaume Tell215 ».

211 Roger Francillon, De Rousseau à Starobinsky. Littérature et identité suisse, op. cit., p. 21.

212 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Seuil,

1999, p. 32.

213 Roger Francillon, op. cit., p. 52.

214 François Vallotton rappelle à cet égard l’orientation idéologique du journal, qui stipule que « la Suisse romande doit, selon nous, avoir une littérature nationale ; elle en est digne, elle en est capable. Sans doute la langue française étant la nôtre, la littérature française sera toujours la base de notre culture intellectuelle ; mais placés dans des conditions tout à fait différentes, dotés d’institutions libres et de mœurs républicaines, échappant à la force de la centralisation parisienne, nous pouvons nous frayer une route qui soit mieux appropriée aux allures originales de notre caractère et de notre esprit » (F. Vallotton, L’édition romande et ses acteurs 1850-1920, Genève, Slatkine, 2001, p. 69).