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Il est intéressant de constater que deux décennies après l’endormissement du projet de Daguet, Buisson va procéder à sa réactivation, au moment où les premières structures provinciales s’institutionnalisent.

Dans le Manuel général de l’instruction primaire du 13 juin 1903, un Comité d’action constitué pour l’occasion dévoile le programme d’une excursion des membres de l’enseignement primaire en Suisse498. Cet « exode vers la Suisse » doit marquer le début des grandes excursions pédagogiques en Europe, patronnées notamment par Ferdinand Buisson, Gabriel Compayré et Émile Levasseur. Ce qu’il convient surtout de souligner, c’est que les organisateurs avaient pour intention de provoquer la constitution d’un Comité international d’Études pédagogiques afin d’établir des liens entre tous les instituteurs d’Europe. Reprise dans L’Éducateur, cette annonce provoque quelques réflexions de François Guex, le rédacteur de l’époque : « nous ne voyons pas très bien comment ces Messieurs pourront être à Genève le 6, à Montreux, Lausanne, Yverdon et Berne le 7, etc., et, entre-temps, échanger leurs idées avec les “camarades d’Helvétie” ». Aussi Guex concluait avec un « Allons ! Il y a encore une Suisse inconnue499 ». Au-delà de ces propos taquins, il faut souligner ce nouveau projet d’Association pédagogique européenne, porté cette fois-ci par Ferdinand Buisson.

3.1 Le projet international de Buisson

On sait que Buisson entre en scène en 1877, au moment où Daguet s’apprête à donner le coup de grâce à son projet utopique. Le Belge Campion écrit à Buisson

498 Manuel général de l’instruction primaire, no 24, 13 juin 1903, p. 282. 499 L’Éducateur, 24/1903, p. 378.

pour le solliciter d’intervenir auprès de son ancien collègue neuchâtelois, et sauver ainsi l’entreprise d’un naufrage annoncé :

Une lettre de M. Campion m’encourage à faire auprès de vous une démarche qui ne sera peut-être pas plus heureuse que les précédentes. Il s’agit de ce fameux projet de société ou alliance internationale des instituteurs et amis de l’enseignement. Ce projet est né je crois à Genève, est-il enterré ? Si oui n’en parlons plus. Sinon, y aura-t-il à Fribourg cette année une séance consacrée à l’étude de la question ? Vous savez que j’avais songé à la création d’une société (internationale) d’études pédagogiques.

D’après ce que M. Sandoz nous en a dit, il paraît que les instituteurs de la Suisse romande et vous leur grand inspirateur vous ne croyez plus devoir encourager ce projet. Soit. Peut-être la chose ne se fera-t-elle pas ! Du moment qu’une voix aussi importante que celle de la Suisse manque à ce concert, il n’y a qu’à renoncer à l’idée. D’ailleurs nous autres Français nous ne demandons ni ne songeons, quoique nous ayons peut-être une autre réputation en Suisse, à nous annexer les sociétés étrangères. Au contraire si vous créez votre société ou alliance universelle, nous serons bien aisés d’y rentrer à la place qu’il vous plaira de nous assigner. Nous travaillons en ce moment à une certaine suite et dans un esprit pratique à l’amélioration de nos institutions scolaires. Et nous éprouvons le besoin de nous instruire, de nous informer, de nous tenir au courant de ce qui se fait de bon au près et au loin.

Si donc il était possible de profiter du congrès de Fribourg pour un rapprochement à titre quelconque, fut-il même borné à l’établissement d’un échange régulier de communications et de renseignements entre les écoles de divers pays, je me ferais un plaisir d’aller à ce congrès et d’en suivre les travaux, si toutefois les étrangers peuvent y assister. Quand a-t-il lieu ? Quels sujets seront traités ? Qu’advient-il de votre projet d’alliance universelle ?500

Si nous ne possédons pas la réponse de Daguet, il semble qu’il ait interprété les mots de Buisson comme une ingérence, et réagi contre cette volonté, de la part de son ancien collègue, de retourner la situation à son avantage et dans son intérêt :

Vous vous méprenez sur le sens de ma proposition, si vous y voyez rien qui puisse donner ombrage à L’Éducateur et à la Société suisse. Au contraire, il s’agit de répondre à l’appel international de Genève et de Saint-Imier et de fonder quelque chose en conséquence d’un commun accord. Je vous en écrirai plus long sur ce sujet que je crois de nature à vous intéresser si je venais de voir ici M. Sandoz, qui est au courant de mes vues et intentions. Il vous en parlera et j’espère vous convaincra qu’il y a une envie bonne et utile à faire, où la Suisse ne peut refuser son concours à la France.

C’est d’ailleurs suite à ces échanges que le futur prix Nobel propose à Daguet de s’unir à lui, et de le rejoindre à Paris pour former une « œuvre internationale d’éducation ». Daguet ayant décliné l’offre, c’est finalement James Guillaume qui s’exilera à Paris en mai 1878 pour devenir la cheville ouvrière du Dictionnaire de

Pédagogie de Buisson.

500 Lettre de F. Buisson à Daguet, sans lieu ni date, mais il s’agit assurément d’une lettre envoyée dans le courant de 1877, année du congrès de Fribourg, AEN, Fonds Daguet.

3.2 L’« internationalité » de Ferdinand Buisson

Pour imposer sa vision internationale de l’éducation, Buisson devait trouver les moyens de rassembler les instituteurs européens501. Il faut dire qu’il avait longtemps réfléchi à ces questions depuis le premier congrès de Genève en 1867, et que sa pensée est résumée dans un article intitulé L’instruction et l’éducation

internationale502, paru en 1905 à Paris et à Berne.

Buisson prend pour prémisse la concurrence de l’élément national avec l’international comme « trait caractéristique de la civilisation à l’heure où nous sommes ». De ce fait, il apparaît essentiel que l’École éduque l’homme non seulement à son milieu, mais lui fasse également découvrir l’importance croissante des relations internationales ainsi que les progrès des échanges humains à l’échelon international, qu’ils soient de nature commerciale ou scientifique. Au côté idéal, voire utopique, s’élabore une autre vision paradoxale, que l’enfant doit également éprouver :

Nous ne devons pas lui laisser ignorer que cet idéal est encore loin d’être réalisé ; et, qu’en attendant qu’il le soit, chaque nation pouvant avoir encore à se défendre à main armée, tout citoyen est tenu de répondre à l’appel de sa patrie et de remplir virilement et courageusement le devoir militaire comme la première des obligations que la loi lui impose envers son pays503.

Selon Buisson, c’est ce paradoxe qui doit être enseigné à la jeunesse européenne. Le jeune Français, comme l’Allemand ou l’Italien doit « vivre le cœur plein des visions de la paix internationale qui seront un jour la réalité générale sur cette terre, mais l’œil attentif, l’âme tendue et roidie pour répondre au premier signal si la patrie [l]’appelle504 ».

Buisson initie son raisonnement en partant d’un raisonnement anthropologique et prend en compte la dualité de l’égoïsme instinctif et de

501 Klaus Dittrich a récemment donné une analyse de l’œuvre de médiation transnationale de Buisson dans « Appropriation, Representation and Cooperation as Transnational Practices : The Example of Ferdinand Buisson » in Isabella Löhr et Roland Wenzlhuemer, The Nation State and Beyond : Governing Globalization Processes in the Nineteenth and Early Twentieth Centuries, Springer, 2013, p. 149-173.

502 Ferdinand Buisson, L’instruction et l’éducation internationale, Paris et Berne, Bureau de la Grande Revue, Ligue internationale de la paix et de la liberté, 1905.

503 Ibid., p. 18. 504 Ibid, p. 9.

l’altruisme qui lui fait contrepoids. Cet équilibre permet ainsi à l’homme d’accepter sa soumission au pacte social : « il se subordonne jusqu’à un certain point à la famille d’abord, première cellule de la société ; puis successivement et progressivement à une toute petite agglomération de familles, clan, tribu, gens505 ». Par cette posture, Buisson annonce en quelque sorte Benedict Anderson : « c’est la forme minuscule de la patrie ; elle s’étend et passe à l’état de groupement dépassant les limites où s’arrêtent la connaissance directe des relations de parenté et le souvenir des liens du sang506 ».

S’il est un point intéressant de la théorie de Buisson, c’est celui des phases successives de la construction des sociétés. Proche des thèses de Jean Izoulet507, Buisson explique que « chaque fois que le cercle s’agrandit, il y a une crise du patriotisme. Le devoir envers la petite patrie d’hier semble remis en question, compromis ou nié par l’avènement d’une patrie plus grande508 ». Buisson admet le caractère à nouveau paradoxal de ces fusions : « quelle invraisemblable entreprise que de faire évanouir ces patriotismes concrets et historiques, souvent opposés, plus souvent inconnus et indifférents les uns aux autres, le normand et le breton, le bourguignon et l’armagnac, le flamand et le provençal, pour en faire un jour l’âme française et la patrie française509 ». Izoulet avait développé une théorie d’un « patriotisme de superposition510 », structuré en cinq strates successives : le patriotisme municipal, provincial, national, continental et le dernier global ou planétaire. Ainsi, l’« humanitarisme » consistait en une « onde élargie du patriotisme », et cet argumentaire était repris par Buisson pour montrer que l’éducation internationale n’est ni antipatriotique, ni antinationale, ni même antimilitaire :

505 Ibid, p. 11. 506 Idem.

507 Jean Izoulet (1854-1929), fait ses études à Montauban avant de venir à Paris, où il suit les cours du lycée Louis-le-Grand puis de l’École normale supérieure. Secrétaire particulier de Paul Bert dans le ministère Gambetta, professeur de philosophie aux lycées Henri IV et Condorcet. En 1895, il passe son doctorat ès lettres, avec une thèse intitulée « La cité moderne et la métaphysique de la sociologie ». En 1897, il obtient la chaire de philosophie sociale au Collège de France où il sera remplacé à sa mort, par Marcel Mauss.

508 Ferdinand Buisson, L’instruction et l’éducation internationale, op. cit., p. 13. 509 Ibid, p. 13-14.

Elle n’exagère ni ne diminue le rôle de la patrie, le rôle des patries de l’espèce humaine. Elle sait qu’il n’y a pas d’humanité là où il n’y a pas de patrie, mais elle sait aussi que les patries tendent à s’humaniser et qu’elles finissent, comme on l’a dit, par communier dans l’espèce. Le patriotisme d’hier, c’était la haine des autres patries, celui de demain ce sera presque un interpatriotisme511.

En définitive, cette étude sur la constitution d’une Association pédagogique universelle permet d’éclairer la dynamique de l’idée internationale depuis la tentative manquée de Daguet jusqu’à la réactivation de Buisson. Ce mouvement, parmi d’autres, nous permet de mieux cerner le long processus qui a mené à la constitution du Bureau international d’Éducation en 1925. De fait, celui se structure autour d’une perpétuelle réactivation d’entreprise convoquée par l’entremise d’acteurs particulièrement zélés.

Sigle du BIE, fondé en 1925 à Genève par Édouard Claparède, Pierre Bovet, Adolphe Ferrière et Élisabeth Rotten.

De plus, il ne faut pas oublier le rôle déterminant de la presse pédagogique. D’ailleurs, Daguet substitua à cette Association pédagogique universelle devenue irréalisable, une Association par voie de presse :

Il n’est plus absolument besoin d’un congrès spécial pour la réalisation de notre idée ; il suffit de saisir toutes les occasions de rapprochement qui se présentent, soit par l’envoi de délégations aux congrès déjà existants, soit par l’échange de correspondances et à l’aide de traduction des meilleurs articles pédagogiques d’une langue dans l’autre512.

511 Ibid, p. 15.

512 L’Éducateur, 17/1874, p. 267. Voir également la lettre de l’instituteur vosgien A. Masson, dans laquelle il expose les avantages des échanges par voie de presse : « M. Daguet, en Suisse, M. Defodon

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L’institutionnalisation d’un réseau