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L’École transnationale des philanthropes européens

2.3 Un banc d’essai des méthodes européennes

Il est par ailleurs intéressant de constater que le Journal d’éducation joue le rôle de banc d’essai des diverses innovations pédagogiques formulées en Europe, selon un protocole établi. Il s’agit en premier lieu de récupérer et/ou de traduire ces méthodes grâce aux échanges épistolaires, aux voyages personnels ou à la presse,

87 Jacob Evert van Muyden Porta, « Matériaux pour servir à la composition d’un Manuel des Régens (sic), en partie extrait d’ouvrages hollandais et allemands », Journal d’éducation, 1829, p. 49-57, p. 73-81, p. 97-103, p. 217-224, p. 241-246. Sur les manuels vaudois, privilégier Sylviane Tinembart, Manuels de lecture au XIXe siècle : enjeux et controverses dans les choix des manuels de lecture des écoles primaires vaudoises, Genève, 2004.

88 Voir « Formation d’une société d’enseignement. Considérations générales », Journal d’éducation, avril 1829, p. 85-89.

89 Geneviève Heller fait remarquer que la Commission chercha dès 1831 à établir une statistique des bibliothèques existant dans le canton afin de mettre de bons livres à la disposition du public (G. Heller, « Tiens-toi droit ! ». L’enfant à l’école au 19e siècle : espace, morale et santé. L’exemple

vaudois, Lausanne, Éditions d’en bas, 1988, p. 134).

90 On trouvera davantage de précisions sur les tentatives d’introduction des bibliothèques populaires en Europe dans le Journal d’éducation, p. 38.

pour les diffuser dans le Journal. Dans un second temps, les instituteurs rendent compte de leurs expériences en publiant leurs observations et les divers moyens de se réapproprier la méthode en l’aménageant pour le contexte local. Selon ce schéma, c’est par la reproduction d’un article tiré du Journal d’éducation et d’instruction publié à Paris par de Lasteyrie, qu’on s’essaie à l’enseignement universel de Joseph Jacotot (1770-1840) dans le canton de Vaud. Ce procédé fut toutefois rejeté, suite à l’expérimentation peu convaincante pratiquée par un instituteur du Sentier.

L’enseignement mutuel est également débattu dans le Journal, et donne lieu à des appréciations contrastées. Il faut dire que Van Muyden-Porta fait partie « du nombre de ceux qui ne se réjouissent pas de l’introduction de l’enseignement mutuel parmi nous91 ». Fait suffisamment curieux pour être cité, deux fractions se constituent lors de la réunion annuelle de la Société d’utilité publique suisse à Lausanne en septembre 1830. Ainsi, l’enseignement mutuel est globalement défendu par les délégués romands92. Inversement et de l’avis des membres alémaniques,

représentés par l’industriel Johann Caspar Zellweger et Van Muyden-Porta, l’équilibre parfait se trouve dans la combinaison des séminaires et des écoles- modèles propre à l’institution d’Emmanuel de Fellenberg et de son collaborateur Johann Jakob Wehrli (1790-1855) à Hofwyl :

Je ne crains pas d’affirmer que dans l’école de Hofwyl les jeunes gens apprennent tout ce qui leur est nécessaire ; que l’instruction y est de manière à développer dans les élèves le sens moral et l’intelligence du droit et du devoir, si désirables dans les citoyens d’un pays de liberté ; que dans cette école l’enseignement très diversifié, est cependant réglé avec une économie remarquable ; enfin que les élèves-régens (sic), disciples de Wehrli, ont généralement les qualités que nous cherchons […] Il ne s’agit donc, ce me semble, que de la question de savoir, comment et avec quelles modifications une pépinière de régens (sic), telle

91 Actes de la Société suisse d’utilité publique. Réunion annuelle de Lausanne, 14-15 septembre 1830, Lausanne, Imprimerie des Frères Blanchard, 1831, p. 123.

92 Pour le pasteur Ramu de Genève, « l’enseignement mutuel est le seul qui permette une réunion nombreuse » (p. 136). Prendre la défense du mutualisme est une affaire de courage pour le pasteur Burnier qui le défend « par reconnaissance pour les hommes éminents qui ont travaillé à son introduction en Suisse » (p. 141). Pour M. Desroches, « on ne possède rien de supérieur à l’enseignement mutuel » (p. 143). François-Marc-Louis Naville prend logiquement la défense de son ami Girard, et indique que c’est le manque de bons manuels et non la méthode mutuelle qui pose problème. Enfin, pour Frédéric-César de la Harpe, sa supériorité est incontestable sur les autres méthodes et son vrai mérite est d’être, comme la presse, un instrument propre à répandre les lumières, un moyen prompt, économique pour montrer au peuple la lecture, l’écriture, le calcul ». Ainsi, « la France entière saurait lire si elle avait des écoles mutuelles, tandis qu’un quart de ses habitants est encore aujourd’hui privée de cette connaissance » (p. 145).

que nous l’offre le séminaire ou école-modèle de Hofwyl, pourra être adaptée aux différentes localités de la Suisse93.

On le voit, une rupture notable apparaît donc entre les pasteurs romands et les industriels ou commerçants alémaniques. On pourrait clore la question en légitimant ces dissentiments au travers de l’inévitable fossé des langues et des cultures qui sépare la Suisse. Mais on pourrait également constater que ces relations transrégionales sont à l’origine de pôles de savoirs complémentaires, qui vont perdurer et s’accroître tout au long du siècle. Les multiples déclinaisons de l’enseignement mutuel en Europe semblent en être, à une plus large échelle, une parfaite illustration.

École mutuelle avec moniteurs et tableaux de lecture

3

De Madras à Fribourg : l’enseignement mutuel décliné

L’enseignement mutuel, qui veut que les élèves incarnés en moniteurs instruisent leurs camarades, a déjà fait couler beaucoup d’encre. On remarquera que depuis sa parution en Europe au tournant du XVIIIe siècle, son histoire, pourtant essentiellement transnationale, fut essentiellement analysée dans des catégories nationales. Pierre Lesage n’indique-t-il pas que « c’est à lui que la question scolaire doit d’être devenue, au moins au niveau institutionnel, un problème national94 ». Pourtant, à nos yeux, l’enseignement mutuel demeure un exemple pertinent qui permet de déceler le socle commun de la pédagogie européenne, et par là même de son élaboration fondamentalement collective et transnationale. Ainsi voit-on l’Europe scolaire s’essayer à cette méthode venue de Madras – l’actuelle Chenai – pour la décliner et la resémantiser plus ou moins radicalement selon les besoins locaux et les aptitudes contrastées des éducateurs.

Globalement, on peut résumer la trajectoire de ce mode d’enseignement par une renaissance « chanceuse » à Madras, diffusée ensuite dans le Royaume-Uni par Joseph Bell, un premier schisme avec l’apparition concurrentielle de la version de l’anglais Joseph Lancaster, une diffusion sur le continent établie par des notables français, puis d’innombrables déclinaisons opérées d’abord en Europe, puis sur la quasi totalité du globe.

Nos interrogations se porteront sur plusieurs niveaux. Nous chercherons premièrement à éclairer, pour chaque translation, les raisons et les enjeux du transfert, ainsi que les diverses modulations établies lors des médiations. Notre hypothèse est que ces diverses déclinaisons ne sont pas le corollaire de spécificités nationales, mais plutôt le résultat de pratiques personnelles et d’aptitudes dues au vécu pédagogique de l’acteur qui se charge d’acculturer le procédé. On pense qu’elles répondent également aux impératifs politiques liés à la structuration du

94 Pierre Lesage, « La pédagogie dans les écoles mutuelles au XIXe siècle », Revue française de

mouvement libéral-national européen. Commençons toutefois par un rapide survol de la trajectoire de cette méthode, de sa source indienne à sa diffusion mondiale.