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Entre les rives, Max Buchon

1.5 Le fouriérisme en Suisse romande

Au sujet du passage de l’idéal fouriériste en Suisse romande, il ne fait aucun doute – tout du moins pour un temps – qu’il fut relayé via la correspondance de Buchon et Daguet. Rappelons qu’à l’hiver 1845, le dessein de Buchon était doublement articulé autour de deux causes principales qui deviendront les vertus cardinales de son existence : la translation d’une poésie rustique alémanique vers Paris et le fouriérisme :

Oui, mon cher Daguet, je n'ai qu'une ambition dans ma vie, c'est d'en arriver à pouvoir être utile à la cause de Fourier. Aussitôt que je serai libre, j’irai me joindre aux travailleurs de la démocratie pacifique, et leur servir soit de manœuvre, soit de collaborateur, tout me sera bon, et j'aurais juste assez de fortune pour leur demander aucun salaire329.

328 Lettre de M. Buchon à Daguet, Salins, février 1868, AEN, Fonds Daguet. 329 Lettre de M. Buchon à Daguet, Salins, 20 janvier 1845, AEN, Fonds Daguet.

Même si Henri Perrochon clôt un peu vite la question330, on sait que Daguet avait affirmé « avoir été archi-révolutionnaire331» dans une jeunesse nourrie de nombreuses lectures consacrées aux thèses socialistes (utopistes). On sait également que Robert Owen fut l’une de ses références, vraisemblablement à cause de ses liens avec le Père Girard332. En avril 1840, Daguet parcourt les Études sur les

réformateurs contemporains ou socialistes modernes de Louis Reybaud333, et s’attarde sur Owen au sujet duquel il annote :

Études sur l’économiste Owen : l’homme est bon, sortant des mains de Dieu s’est dit J. J. –– l’homme n’est bon, ni mauvais dit Owen, il est le jouet des circonstances dont on l’entoure ; il devient mauvais, si elles sont mauvaises, bon si elle sont bonnes. Une bienveillance absolue sans restrictions et sans limites, une égalité tolérante, une grande liberté de mouvement, un retour vers les vérités éternelles dont l’homme porte les germes en lui, tels furent les premiers mots qu’il traduisit en mode d’action pour l’amélioration de New Lanarck334.

Autant de préceptes que Daguet appliquera par la suite dans sa propre pédagogie. Toutefois, il ne s’engagera jamais intégralement dans une doctrine unique comme le souhaitait Buchon. Cette posture a déjà été relevée par Marc Vuillemier au sujet du vaudois Louis-Henri Delarageaz (1807-1891), qui incarnait « le versant proudhonien du radicalisme vaudois335 ». De ce fait, le passage des idées socialistes en Suisse romande se déroule au travers d’une lecture non exclusive, chacun pratiquant « une sorte d’éclectisme, d’œcuménisme, prenant ici ou là ce qui lui conv[enait], passant successivement de l’un à l’autre336 ».

330 « La prédication de Buchon n’eut pas grand succès. Le côté religieux du fouriérisme effrayait Daguet. Ses convictions de bon patriote répugnaient d’autre part au pacifisme internationaliste dont le Franc-Comtois se faisait l’interprète ». Henri Perrochon, « Le Franc-Comtois Mac Buchon », op. cit. p.19.

331 Journal de Genève, 18.05.1852, p. 1.

332 Robert Owen visite l’École de Girard en 1818.

333 Louis Reybaud, Études sur les réformateurs contemporains ou socialistes modernes : Saint-Simon,

Fourier, Owen, Paris, Librairie Guillaumin, 1839.

334 Alexandre Daguet, Note de mes lectures d’avril 1840, AEF, Fonds Daguet.

335 Voir Olivier Meuwly, « Louis-Henri Delarageaz ou le versant proudhonien du radicalisme vaudois », in Olivier Meuwly, Les Constitutions vaudoises 1803-2003. Miroir des idées politiques, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, 123/2003, p. 327-351. Voir également, du même, Louis- Henri Delarageaz 1807-1891. Homme politique vaudois, ami de Proudhon, grand propriétaire foncier, Neuchâtel, Éditions Alphil Presses universitaires suisses, 2011.

336 Marc Vuilleumier, « Le “socialisme” de Druey », in Olivier Meuwly, Henry Druey 1799-1855,

Quant à Max Buchon, il s’engage pour la cause fouriériste suite à sa rencontre avec Victor Considerant, qu’il fréquente à Paris durant l’hiver 1841-1842. C’est à cette époque qu’il partage ses premières impressions avec Daguet, ce dernier étant déjà au fait de la phalange franc-comtoise : « Ainsi donc tu connais Considerant, de Pompéry et Pellarin, autant d’avantages que je ne te connaissais point » lui écrit Buchon en mai 1843. Daguet accepte par la suite de publier un texte de propagande de Buchon dans l’Helvétie :

Oui tu fais bien de croire Considerant mon noble jeune homme. Je voudrais bien être à ta portée pour te faire lire le grand Traité de Fourier. Tu verrais bientôt par toi-même ce qu'il en est de sa doctrine. Au reste voici un article que je te dédie, et qui te dira tout ce que j'en pense. Je serais bien heureux dans l'intérêt de la cause même, si l’Helvétie voulait bien accorder à cet article enrichi d'une épigraphe de Chateaubriand, les honneurs de l'insertion par ton entremise337.

En janvier 1845, Daguet fait savoir qu’il souhaite collaborer à la Démocratie

pacifique de Victor Considerant338. On apprend également, au travers de la correspondance des deux hommes, la conversion d’un prêtre genevois qui rallie le cercle salinois, animé notamment par Just Muiron, François Cantagrel et dirigé par Buchon et Victor Richardet339 :

J'ai vu la semaine dernière chez Monsieur Just Muiron, premier disciple de Fourier, à Besançon, un M. Girard, ex-ministre protestant de Genève qui a tellement pris fait au contact du livre de Fourier, qu'il a dû renoncer au bel avenir que lui permettait son sacerdoce. Il a écrit un beau livre contre le professeur Cherbuliez que M. Muiron m'a promis de me faire lire bientôt. Les Phalanstères de Besançon lui ont fait une somme de 3 à 400 fr. pour l'envoyer à Paris à la collaboration payée de la Démocratie. C'est un bien bon et beau jeune homme de 34 ans ! Un peu grave à la manière allemande, ce qui me le fait mieux apprécier encore. J'ai reçu dernièrement deux lettres fort amicales de Pellarin que tu as vu à Fribourg dans le temps, puis nous avons soupé ici avec M. Cantagrel qui passait. M. Girard de Genève va leur faire adopter ses systèmes de propagande qu’ils n'ont pas encore vu en usage. Il s'agit de mettre en rapport réciproque tous les adeptes d'une province, d’une façon ou d’une autre, puis d'instituer des cours oraux publics, sans contacter les journaux340.

337 Lettre de M. Buchon à Daguet, Salins, 9 novembre 1844, AEF, Fonds Daguet.

338 « Tu me demandais dans ta dernière lettre comment tu pourrais te mettre en rapport avec la

Démocratie pacifique. Je t’en ai envoyé un numéro. Si tu veux lui adresser des articles helvétiens, politiques, bien soignés je ne doute pas qu'ils ne soient bien accueillis » (lettre de M. Buchon à Daguet, Salins, 20 janvier 1845, AEF, Fonds Daguet).

339 Sur la diffusion du fouriérisme à Salins, voir Michel Vernus, « La Révolution de 1848 à Salins et Arbois. La présence du fouriérisme dans le mouvement démocratique », Cahiers Charles Fourier, no 10, décembre 1999.

De surcroît, un autre canal va permettre la pénétration des idées de Charles Fourier dans le canton de Fribourg. Marc Vuilleumier a montré que le passage de Victor Considerant à Genève a permis aux fouriéristes du cru de se rassembler. Un de ceux-ci, le peintre Auguste Baud-Bovy341, installera un phalanstère dans le château de Gruyère, fréquenté notamment par les peintres Jean-Baptiste Corot et Gustave Courbet342. Suite à la Commune, on sait que Daguet se proposa comme hôte et protecteur de l’artiste franc-comtois, comme il l’avait d’ailleurs été pour Buchon au lendemain du 2 décembre. Courbet écrit en effet à sa sœur Juliette :

M. Daguet de Neuchâtel est le professeur de philosophie que j’avais connu à Fribourg avec Buchon (qui a bien fait de mourir). Il m’avait fait préparer une chambre chez lui en prévision de mon arrivée en Suisse. Elle est toujours à ma disposition. Il m’a envoyé l’autre jour un peintre, M. Bachelin, de ses amis que je connais aussi pour m’engager à aller quelque temps en Suisse. Il assure que les gens de Neuchâtel, de Berne, de Fribourg, m’attendent et me font leurs compliments343.

Incarcéré à la prison de Mazas du 30 juin à fin juillet 1871344, Courbet donnait des nouvelles préoccupantes à son protecteur suisse et à son ami Auguste Bachelin :

Je suis resté à Paris, c’est vrai, pour plusieurs raisons. Je ne pouvais pas m’en éloigner ; la situation se représenterait dans les mêmes conditions que j’y resterais de même, sans changer un iota à la ligne de conduite que j’ai suivie, ma position artistique étant supérieure à tout emploi dans un gouvernement, j’ai accepté la présidence des arts au 4 septembre, en prévision d’un cataclysme, tant pour sauver les arts dans Paris que pour sauver mes propres

341 Auguste Baud-Bovy (1848-1899) participe à la vie de la colonie fouriériste des Bovy, au château de Gruyères. Peintre de portrait et de paysage, élève de Barthélémy Menn, influencé par Courbet, puis par Corot. En 1875, il se lie d'amitié avec les réfugiés de la Commune, dont Courbet et Henri Rochefort (dhs). Sur le sujet, voir le numéro thématique de la revue Patrimoine fribourgeois consacré au château de Gruyères, no 16, décembre 2005.

342 Le peintre réaliste français séjourne à plusieurs reprises en Suisse (1853-1854, 1869) et expose ses œuvres à Genève dès 1861, grâce à ses relations privilégiées avec la famille Bovy et avec le peintre Barthélemy Menn. Son engagement politique et les poursuites engagées contre lui par l'État français après la Commune de Paris (1871) l'obligent à se réfugier en Suisse en juillet 1873. Établi à La Tour- de-Peilz, il peint de nombreux paysages du Léman, quelques portraits (Henri Rochefort, Louis Ruchonnet) et sculpte en 1875 un buste de la Liberté dont des exemplaires se trouvent aujourd'hui sur des places publiques à La Tour-de-Peilz et Martigny (dhs). Sur les rapports entre Courbet et la Suisse, voir Pierre Chessex, Courbet et la Suisse, Vevey, Säuberlin & Pfeiffer, 1982, ainsi que, du même, « Gustave Courbet en exil : mythes et réalité », Malerei und Theorie, Frankfurt am Main, Städtische Galerie im Städelschen Kunstinstitut, 1980, p. 121-130.

343 Lettre de G. Courbet à sa sœur Juliette, 3 mars 1872, Correspondance de Courbet, Paris, Flammarion, 1996, p. 404.

344 Sur la situation de Courbet lors de la Commune, voir Bertrand Tillier, La Commune de Paris,

révolution sans images ?, Seyssel, Champ Vallon, 2004, notamment p. 314 sq. Voir également Michel Haddad, Courbet, Paris, Éditions Jean-Paul Gisserot, 2002.

tableaux qui sont toute mon existence et toute ma fortune. J’ai atteint mon but et maintenant j’attends que les hommes s’éclairent sur mes intentions345.

Vous me parlez de peinture, de poésie, hélas, c’est bien loin de moi, je ne me rappelle plus avoir été peintre, adieu la mer et les grands ciels, et les [illisible] de bois… du reste, j’ai tout perdu ; les Prussiens m’ont dévalisé mon atelier à Ornans. Le gouvernement du 4 Septembre m’a converti mon bâtiment d’exposition en barricades poursuivies par les bombes, j’ai tout abîmé mes tableaux à force de déménagement puis ils ont pourri en dernier lieu des caves. Moi je suis en prison, ma mère est morte, ma famille dans la désolation ainsi que mes amis et mon avenir à refaire.

Malheur aux gens de cœur ! Tout à vous mon cher, excusez-moi. La Suisse est bien heureuse !346

Daguet fut préoccupé par l’emprisonnement de Courbet. On sait qu’il tenta d'intervenir à Paris au travers de l'ambassadeur de Suisse, en vain :

Il ne m’est évidemment pas possible d’intervenir officiellement en faveur de M. Courbet, celui-ci n’étant pas citoyen suisse. J’ai donc dû me borner à transmettre votre lettre au Bureau de la Justice militaire à Versailles, qui aura à examiner si votre désir peut recevoir son exécution. Recevez, Monsieur, avec mes regrets de n’avoir pu répondre à vos vœux de manière plus complète, l’assurance de ma considération très distinguée347.

Dès 1852, ce sont donc, à l’image de Buchon, des exilés soucieux de recueillir des références spécifiques qui s’organisent dans leur « fourmilière helvétique ». Edgar Quinet en incarne à l’évidence la figure tutélaire, la « conscience de la France hors de France ». C’est pourquoi nous allons examiner sa trajectoire helvétique, dans le but d’appréhender les contours de la constellation des réfugiés qui s’installent en Suisse française dès le milieu du siècle. James Guillaume en résume l’émulation par ces mots :

Si nous pouvions bavarder, je vous raconterais une foule d'anecdotes et de détails, je vous ferais revivre tout ce milieu neuchâtelois de 1856 à 1866, où le hasard des circonstances avait amené tant de personnalités intéressantes : les Français Versigny, Cantagrel, Chaudey, Erdan, Pascal Duprat, Pierre Leroux, Mlle Clémence Auguste Royer (la traductrice de Darwin) ; les Allemands Karl Vogt et Édouard Desor, Moleschott, Gressly (Soleurois), l’Américain T. Barker, puis les champions du protestantisme libéral français d'alors : Félix Pécaut, Albert Réville, Jules Steeg et leur disciple F. Buisson, etc., etc.348.

345 Lettre de G. Courbet à Daguet, Mazas, 14 juillet 1871, AEN, Fonds Daguet. 346 Lettre de G. Courbet à A. Bachelin, Mazas, 14 juillet 1871, AEN, Fonds Daguet. 347 Lettre de la légation suisse de Paris à Daguet du 5 juillet 1871, AEN, Fonds Daguet.

348 Cité par Marc Vuilleumier, « James Guillaume, de l’esprit libertaire dans la première Internationale », http://www.increvables-anarchistes.org/articles/themes/biographies/james-guillaume.

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