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Les collaboratrices de L’Éducateur

3.2 Quelques aspects de la diffusion de l’œuvre de Friedrich Fröbel

L’institution des Jardins d’enfants occupe déjà, depuis quelques années, bon nombre d’esprits dans la Suisse allemande où elle a donné naissance au Kindergartenverein, présidé par M. le pasteur Bion, à Zurich. Mais ces écoles ou plutôt ces ateliers ont laissé assez froids les Suisses romands. Cependant, à Genève, une dame d’origine allemande, malgré son nom méridional, Mme de Portugall, semblait appelée à leur donner un grand essor. Deux autres jardinières de mérite, Mlle Cornaz et Mlle Caroline Progler, avaient aussi éveillé l’attention publique, l’une par des récits très goûtés de l’enfance, l’autre par son enseignement plein de vie et d’enthousiasme. Mais ce mouvement semble s’être arrêté avant même le départ pour l’Italie de Mme de Portugal et la mort de ses deux émules587.

L’histoire de l’éducation préscolaire et la diffusion de la pédagogie de Friedrich Fröbel en Suisse romande ont été remarquablement traitées par Michèle Schärer588. On doit toutefois s’interroger sur le régime circulatoire de la méthode fröbelienne. À cet égard, il faut souligner le rôle de self-service que la Suisse a joué dans la diffusion des principes du pédagogue thuringien. Michèle Schärer relève un échange épistolaire entre Édouard Raoux, fondateur du premier jardin d’enfants frœbelien à Lausanne en 1860589, et un correspondant français, M. Mouzin, soucieux de percevoir des détails sur l’éducation préscolaire en Suisse. De plus, Raoux confesse que « Michelet a fait tout exprès le voyage de Lausanne pour le voir [l’établissement de Chantepoulet], avant d’écrire son remarquable ouvrage intitulé

Nos fils, ouvrage dans lequel il compare Fröbel à Pestalozzi590 ».

Édouard Raoux, professeur à l’Académie de Lausanne, correspondant de Victor Cousin, symbolise sans nul doute un médiateur zélé de Fröbel en Suisse romande. En 1861, il lance une revue mensuelle intitulée L’Éducation nouvelle ou

méthode Frœbel, dans le but de vulgariser et répandre la méthode. Il s’entoure de

587 Compte-rendu du Xe congrès scolaire de la Société des instituteurs de la Suisse romande réuni à

Porrentruy les 8, 9 et 10 août 1886, Porrentruy, V. Michel, 1886, p. 74-75.

588 Voir notamment Michèle E. Schärer, Friedrich Froebel et l’éducation préscolaire en Suisse

romande : 1860-1925, Lausanne, Les Cahiers de l’ÉÉSP, 2008.

589 Ce premier jardin d’enfants fut dirigé par une Genevoise, Mme Menn, mais ce premier essai périclita. En 1867, il était dirigé, dans une seconde version, par Mme Frölich (voir A. Daguet, « Les jardins d’enfants », L’Éducateur, 18/1867, p. 282).

collaborateurs européens prestigieux, parmi lesquels on trouve Mme la baronne von Marenholtz-Bülow, le Dr Karl Schmidt et le Dr Diesterweg de Berlin591.

Au sujet de la baronne prussienne Bertha von Marenholtz-Bülow (1810- 1893), nous savons qu’elle profita de l’appui d’Edgar Quinet et de Jules Barni – deux

irréconciliables exilés en Suisse – afin d’approcher la tribune du congrès de Berne

de 1865 et y exposer les principes du Kindergarten. Elle y rencontra « le professeur Desor, le savant géologue neuchâtelois, l’historien Daguet et quelques autres, mais elle [était] déçue, choquée surtout par les diverses professions de foi matérialistes qui lui [firent] qualifier le congrès de « foire des idées592 ».

On ne saurait trop souligner que la diffusion européenne de Fröbel fut réalisée en grande partie par des femmes, et que Genève y détient une place de choix. « Découragé, voyant que les pédagogues de profession ne l’accueillaient avec défiance, que les hommes de science refusaient de le prendre au sérieux, que les pouvoirs publics restaient indifférents, Fröbel résolut de s’adresser dorénavant aux femmes, et de remettre sa cause entre leurs mains593 ». Ces ambassadrices se

sentirent investies d’une responsabilité incontestable. Ce faisant, elles ont endossé des fonctions de missionnaire afin de faire tomber les préjugés qui courraient à l’égard de l’œuvre de Fröbel. Ne pouvait-on pas lire dans le dictionnaire pédagogique de Max Ricci : « Jardin d’enfants : serre chaude pour le développement prématuré de l’enfance594 ». Alexandre Daguet contribua également à colporter un certains nombres d’idées préconçues, en l’occurrence l’aspect ludique des

Kindergarten, composante combattue par ses adeptes puisque l’on préférait parler de

« travail déguisé595 ». Voilà d’ailleurs pourquoi Caroline Progler, malgré une maladie qui la rongeait, se démultiplia pour populariser la méthode fröbelienne en Suisse. « Si la santé devait nous être rendue, nous désirerions consacrer les forces qui

591 Voir Félix Guérig, « Recension de L’Éducation nouvelle ou méthode de Frœbel », L’Éducateur, 12/1865, p. 190-191.

592 Marcel Du Pasquier, Edgar Quinet en Suisse. Douze années d’exil (1858-1870), Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1959, p. 216.

593 James Guillaume : « Fröbel », Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire publié

sous la direction de F. Buisson, Paris, Hachette, 1911.

594 Cité par Caroline Progler dans « Le centenaire de Frédéric Frœbel », L’Éducateur, 5/1882, p. 66. 595 L’Éducateur, 18/1867, p. 283.

nous restent à faire connaître Fröbel chez nous et célébrerions le Centenaire en publiant soit un aperçu de sa vie, soit une analyse de ses œuvres et un exposé de sa méthode596 » notait-elle en 1882.

La dynamique interculturelle et l’extrême mobilité de ces femmes ont largement favorisé le prêche de ce que l’on appelait, selon le mot de Michelet, « l’évangile fröbelien ». Si l’on s’en tient aux données biographiques, rappelons par exemple que la baronne Adele von Portugall (1828-1910) étudia la méthode Fröbel à Dresde, se rendit à Liverpool avant de s’installer à Genève en 1864. Après dix ans passés à diriger les écoles de Chantepoulet, elle partit pour Mulhouse vers la fin 1873, revint sur les bords de l’Arve en 1876 pour prendre la direction des écoles enfantines de Genève avant de s’exiler à Naples en 1884. Un article qui a paru dans le Journal de Genève en août 1911, signé D., fait remarquer que « pour comprendre les pérégrinations de Mme de Portugall, il ne faut pas oublier qu’elle est un apôtre ; elle en a l’énergie, la conviction et l’autorité, elle en a le tempérament migrateur et remuant597 ».

Bien qu’il subsiste encore de nombreuses zones d’ombre dans le parcours de Caroline Progler598, les données connues laissent entrevoir les grandes lignes de son

œuvre de médiation. Elle rencontre Adele von Portugall à Genève en 1867. En 1875, lorsqu’elle s’engage à rédiger le rapport sur les écoles enfantines du futur congrès de Fribourg, elle dirige un jardin d’enfants à Mulhouse. Est-ce Mme de Portugall qui l’entraîne avec elle à Genève, écourtant son exil alsacien pour prendre la direction des écoles enfantines des bords de l’Arve ? À l’automne 1876, Progler ouvre des cours de français, d’arithmétique, de géographie, d’histoire, de sciences naturelles, d’allemand, d’anglais et d’ouvrages à l’aiguille (méthode Kettiger- Schaldenfeld) qu’elle donne chez elle, 8 place du Molard599. Nous l’avons vu, en 1884, les deux éducatrices s’installent à Naples afin d’y établir des jardins d’enfants. Elles apportent ainsi leur coopération à l’œuvre de Mme Schwab, fondatrice d’une

596 L’Éducateur, 5/1882, p. 67.

597 Journal de Genève, 09.08.1911, p.4. Sur la baronne Adele von Portugall (1828-1910), on lira Manfred Berger, « Frauen in der Geschichte des Kindergartens : Baronin Adele von Portugall », version online, http://www.kindergartenpaedagogik.de/431.html.

598 Voir L’Éducateur 23/1875, p. 353 –– 18/1876, p. 283 –– 8/1886, p. 113. 599 Journal de Genève, 13.09.1876, p. 4.

vaste institution de jeunes filles placée sous l’égide de la reine d’Italie600. Caroline Progler y meurt le 19 janvier 1886, des suites d’une longue maladie601. Voici, grossièrement résumée, la trame de son existence. On le comprend bien, dès leur rencontre, les deux femmes lient leur destin. En Suisse, elles relaient une active propagande en faveur des idées fröbeliennes, profitant de L’Éducateur et des congrès de la SIR pour faire tomber les préjugés et les critiques du système.

On notera encore que c’est Henri-Frédéric Amiel qui, en novembre 1865, alerte son ami Daguet sur les qualités de l’œuvre de Fröbel : « Pourquoi ne parle-t-on pas de Fröbel dans l’Éducateur ? J’ai toujours cru et dit que les trois ou quatre premières années de la vie sont les plus importantes, et c’est la vue capitale de ce pédagogue, un des plus pénétrants qu’il y ait eu602 ». Malgré cette invitation, Alexandre Daguet restera d’abord sceptique à l’idée d’ouvrir ses colonnes aux procédés du « Pestalozzi allemand », notamment en raison du caractère particulièrement onéreux de cette méthode pédagogique :

Les jardins d’enfants auraient déjà depuis longtemps l’objet de notre sollicitude s’ils ne se trouvaient pas par leur organisation, hors de la portée de toutes les bourses et par conséquent une institution quelque peu aristocratique. Cependant, comme il n’est pas impossible de les rendre accessibles à toutes les classes de la société et qu’en eux-mêmes ces établissements méritent l’attention des pédagogues par les procédés ingénieux qui y sont mis en œuvre pour amuser les enfants en les instruisant et pour forger leur esprit en les meublant, nous consacrerons dorénavant une place à cette institution très répandue en Allemagne, et qui commence à se naturaliser dans une partie de la Suisse française603.

On l’a dit, l’itinéraire de Caroline Progler, en tant que passeuse transnationale de l’œuvre de Fröbel, s’avère particulièrement intéressant. Mais on ne pourrait l’y réduire. Habituée des rendez-vous internationaux, elle se retrouve dans les lieux d’évaluation de la production pédagogique, notamment à Paris lors de l’Exposition universelle de 1878. À la demande de Daguet, elle consigne une série de notes comparatives sur les diverses nations présentes à Paris – l’Allemagne manquait – qu’elle expose en neuf articles dans l’Éducateur604. On peut donc penser qu’à Paris

600 Voir Journal de Genève, 09.08.1911, p. 4.

601 Voir le faire-part dans le Journal de Genève, 23.01.1886, p. 4.

602 Lettre de H.-F. Amiel à Daguet, Genève, 17 novembre 1865, Bibliothèque publique de Genève, salle des manuscrits, Archives Amiel 92, Ms fr 3092, p. 212.

603 Alexandre Daguet, « Les jardins d’enfants », L’Éducateur, 18/1867, p. 283. 604 Voir L’Éducateur 1879, p. 4, 50, 108, 115, 163, 193, 337 –– 1880, p. 35, 134.

Caroline Progler se fait remarquer, d’autant plus qu’elle avait préalablement envoyé un mémoire sur l’enseignement géographique au Manuel général de l’instruction

primaire, dirigé alors par Charles Defodon605. La sous-commission de l’exposition universelle le sanctionne d’un prix, séduite par les fondements « germaniques » de sa méthode :

Mlle Progler voudrait que les études géographiques ainsi comprises fussent préparées par des notions se rapportant à l'histoire naturelle. Suivant elle, c'est à cette préparation qu'il faut attribuer la supériorité des Allemands dans cette branche si importante de l'instruction. « De 5 à 10 ans, dit Mlle Progler, ce n'est pas la description de la terre, pas même celle de son pays natal que le petit élève doit apprendre ; encore moins une kyrielle de noms étrangers qui ne dise rien à son esprit et sont loin d'être la nourriture que réclame sa jeune intelligence. Ce qu’il doit apprendre, c'est à voir, à comparer, à tirer des conclusions, à juger par lui-même. Son esprit d'observation doit être éveillé, il doit apprendre à aimer la nature qui l'entoure, et pour cela il doit la connaître 606 ».

Or cet exemple, parmi tant d’autres, nourrit l’hypothèse qui voudrait que l’école helvétique ait endossé le rôle d’espace de « contournement » au modèle scolaire prussien. Les cadres de l’École de la Troisième République vont tout du moins largement puiser dans un réservoir romand, lui-même édifié par absorption d’un grand nombre de références pédagogiques germaniques.

Enfin, avant d’étudier la circulation des savoirs pédagogiques étrangers dans

L’Éducateur, et les liens noués avec les hommes d’écoles européens, il convient

d’éclairer la dynamique des relations avec les frères de Suisse allemande.

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