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La subversion de l’état de nécessité dans le passage du besoin alimentaire

Partie I. La problématique du changement et de la permanence : fondements biologiques

Chapitre 2. L’interactionnisme comme fondement biologique de la problématique du

2.2. Le dépassement des bornes du droit civil en matière d’aliments

2.2.1. Les fondements du dépassement des bornes du droit civil en matière

2.2.1.2. La subversion de l’état de nécessité dans le passage du besoin alimentaire

Les juristes médiévaux ont fait l’expérience de la subversion de l’état de nécessité dans un contexte social qui fut celui d’une grave famine571. « L’affamé vole de préférence des

aliments, parce qu’il en peut immédiatement apaiser sa faim; on finit par voir dans le vol d’aliments le seul vrai cas de nécessité.572 » Ainsi, « [d]e l’excuse du vol à la

566 Mazzeschi, supra note 30 à la p. 198. 567 Meyer, supra note 4 à la p. 23.

568 Dominique Youf, « Seuils juridiques d’âge : du droit romain aux droits de l’enfant », Sociétés et jeunesses en difficulté, n° 11, 2011, [en ligne] : http://sejed.revues.org/7231 (consulté le 10 mai 2015), parag. 3 : « Le droit d’ordre social trouve son exemple le plus pur dans le droit romain et continue d’exister aujourd’hui, même si la philosophie des droits de l’homme a profondément pénétré le droit civil. Celui-ci met la priorité sur la cohésion de la société, sur l’ordre social. Qu’était la société romaine et quelle était la finalité du droit romain? La société romaine était constituée de familles. Aussi bien sous la République que sous l’Empire, il n’y avait pas d’État, encore moins d’État providence. La vie biologique de chacun dépendait de son appartenance à une famille. » Notre soulignement.

569 Johann Wolfgang Textor, Synopsis Juris Gentium, Washington, D.C., The Carnegie Institution of Washington, 1916, p. 26: « The Law of Nature shows the necessity of providing aliment and education. » 570 Brian Tierney, Religion et droit dans le développement de la pensée constitutionnelle (1150 – 1650), Paris, PUF, 1993, p. 24 : « Les intellectuels médiévaux abordaient les problèmes de leur société avec les idées élaborées dans les civilisations antérieures évoluées de la Grèce et de Rome […] Ils fusionnèrent leurs façons anciennes de penser avec leur propre vision chrétienne du monde; ils utilisèrent des concepts classiques pour repenser l’expérience politique de leur propre société ».

571 Voir Gilles Couvreur, Les pauvres ont-ils des droits? Recherches sur le vol en cas d’extrême nécessité depuis la Concordia de Gratien (1140) jusqu’à Guillaume d’Auxerre (1231), Roma, Libreria editrice dell’ Università Gregoriana, 1961, pp. 14-16.

572 Paul Moriaud, Du délit nécessaire et de l’état de nécessité, Genève-Paris, R. Burkhardt-L. Larose & Forcel, 1889, p. 110.

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disqualification du vol » d’aliments, c’est « l’installation de la nécessité parmi les éléments structurels » du droit qui s’opérait « [à] partir du moment où la situation de nécessité […] correspondit à un concept juridique d’application général »573. La nécessité constituait de ce

point de vue un « problème général du droit574 » (faute, propriété, obligation) face à un fait

alimentaire : « [l]a nécessité de vivre doit l’emporter sur toutes les considérations morales. La faute n’empêche pas les besoins et par suite il n’y a pas de motif de refuser des secours.575 » L’orientation sociale du rapport alimentaire, qui met le besoin en relation avec

la nécessité576, répose sur la considération suivante : « l’affamé n’est pas seul, il est en

présence de riches qui pourraient éventuellement le secourir, il se trouve en face de biens qui seraient aptes à satisfaire son besoin.577 » La force de la nécessité résidait ainsi « soit

dans un devoir d’assistance incombant aux riches, soit dans un droit de l’affamé sur la chose qui lui était indispensable pour sauver sa vie578 ». Il incombait aux riches de

« communiquer » (mettre en commun) leur « surplus » (superflous) considéré comme dû aux pauvres. La « dénonciation évangélique » était une sorte d’officium judicis (office du juge)579 à la disposition du pauvre par laquelle l’Église pouvait obliger « indirectement » les

riches. Au devoir d’assistance correspondait le droit de l’affamé sur la chose nécessaire à sa vie en présumant l’autorisation du propriétaire580 à partir de la notion romaine du furtum581.

573 Meyer, supra note 4 aux pp. 251-253. Moriaud, supra note 572 à la p. 105 : « Il n’est pas au moyen âge un seul auteur qui considère le vol par nécessité comme punissable ».

574 « […] commun par conséquent à toutes les disciplines juridiques, au droit pénal et au droit civil, au droit public et au droit privé, au droit interne et au droit international » [Roger Pallard, L’exception de nécessité en droit civil, Paris, LGDJ, 1949, p. 19].

575 Jeny, supra note 5 à la p. 277. Notre soulignement

576 Couvreur, supra note 571 à la p. 72 (note 156) : « La parenté entre la nécessité et le besoin apparaît dans les axiomes juridiques où pauvreté et nécessité sont souvent interchangeables ». Il ajoute que « [p]auvreté, nécessité, entraînent avec elles une excuse. » L’auteur voit dans ces expressions « la facture des juristes romains » puisque retrouvées dans le Corpus ou chez ses glossateurs [Ibid., p. 68].

577 Ibid., p. 80. Brian Tierney, Medieval poor law: A Skecth of Canonical Theory and its Application in England, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1959, p. 39: « The medieval system acknowledged individual rights in property but with corresponding social obligations. The result of the canonists’ analysis was to uphold the right of private as such, but to impose one further obligation on the property owner – the duty on contributing to the support of the needy. »

578 Ibid.

579 Jean Hilaire, « Propos sur l’office du juge », dans Giles Constable et Michel Rouche (dir.), Auctoritas : mélanges offerts à Olivier Guillot, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 783 : « Dans le passé […] la science médiévale est au fond la seule qui ait véritablement cherché à construire une théorie de l’office du juge. Cette théorie est tout entière fondée sur le droit romain : du moins dans l’état où ce droit apparaît dans les compilations de Justinien ».

580 Selon Gilles Couvreur (1961), cette déduction du devoir d’assistance chrétien est d’Huguccio : « […] de cette obligation d’assistance qui incombe au riche Huguccio déduit le droit du pauvre en cas d’absence ou de

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Cette dernière servit également à fonder le droit du pauvre sur la « communauté de biens en tant de nécessité […] point central de la tentative d’extension jusnaturaliste du droit aux aliments582 ».

A partir d’un cas aussi limité que le vol d’aliments par l’affamé583, selon Paul Moriaud, «

[l]e principe de communauté des biens, qu’adoptent tous les canonistes, aboutit logiquement au droit de nécessité : l’affamé agit en propriétaire.584 » C’est dans ce contexte

défaillance du riche […] La solution d’Huguccio est reçue dans les écoles de droit canon et les décrétistes du début du XIIIe siècle n’y ajoutent pas d’élément essentiel, se contentant de la préciser ou de l’étayer par de nouvelles références au Corpus. » [Couvreur, supra note 571 à la p. 90].

581 Ibid., pp. 90-91. Le furtum est relatif au vol en droit romain. « Le Droit romain, puissant gardien de la propriété, vit dans le voleur un ennemi terrible pour elle; aussi le frappa-t-il de peines terribles sous la législation des XII tables. » [Albert Gay, Des conséquences pénales du furtum en droit romain : de la relégation des récidivistes en droit français, Paris, Librairie nouvelle de droit et de jurisprudence, 1886, p. 8]. Mais « le furtum romain reposait moins sur la soustraction frauduleuse d’un objet que sur l’absence d’accord du propriétaire » [Meyer, supra note 4 à la p. 258]. Sur les éléments constitutifs du furtum, Rémy Pascaud précise que « [l]e fait ne suffit pas sans l’intention pour qu’il y ait furtum » [Rémy Pascaud, Du furtum en droit romain : de la récidive en droit français, thèse pour le doctorat, Faculté de droit de Paris, 1883, p. 18]. « Le voleur doit avoir cru agir contre la volonté du propriétaire. Si donc quelqu’un prend une chose avec la pensée que le maître ne s’y opposait pas, se fut-il trompé, on décide qu’il n’y a pas vol. » [Ibid.]. Si la solution d’Huguccio a porté, selon Christophe Meyer, « c’est aussi parce qu’il est parvenu à reformuler les positions éparses sur le droit naturel du Corpus juris civilis et des canonistes en un ensemble cohérent qui, derrière la découverte isolée d’un droit naturel aux aliments, formait un nouveau continent juridique. Les conquêtes jusnaturalistes modernes doivent tout à celui qui leur a ouvert la route involontairement, en cherchant à localiser le régime juridique du transfert de richesses opéré par l’expropriation du possédant et l’appropriation par le nécessiteux. » [Meyer, supra note 4 à la p. 258].

582 Meyer, supra note 4 à la p. 259. Selon Gilles Couvreur, « les décrétalistes et les décrétistes du XIIIe siècle […] s’appuient sur une loi romaine, la Rex Rhodia de iactu qui stipule incidemment que, si les vivres viennent à manquer sur le navire, chacun mette en commun ceux qu’il a apportés. » Bien qu’il s’agisse d’un cas « très spécial et très limité de la pénurie d’aliments qui se produit sur le bateau […] les canonistes n’hésitent pas à invoquer l’autorité de la Lex Rhodia pour affirmer une règle universelle : Iure naturae omnia sunt communia tempore necessitatis. Le recours à la Loi romaine est ici davantage la confirmation ou l’illustration d’une doctrine déjà établie que son fondement ou son origine. L’utilisation du droit savant est donc purement ornementale. » L’auteur souligne ainsi les « origines patristiques de la doctrine canonique » de la communauté des biens [Couvreur, supra note 571 aux pp. 93 et s.]. Selon Christophe Meyer, « l’idée même d’une communauté des biens » est aussi basée sur « la Cité idéale de Platon » [Meyer, supra note 4 à la p. 271]. Pour Alain Sayag, « le but certain de Platon est d’empêcher certains de jouir du superflu alors que d’autres manquent du nécessaire » [Sayag, supra note 541 à la p. 74]. La « construction devint juridiquement parfaite après que les décrétalistes du XIIIe siècle trouvèrent un fondement civiliste pour confirmer la force du principe dégagé : en s’appuyant habilement et ornementalement sur un fragment de droit civil, la vieille et très célèbre lex Rhodia de jactu du Digeste, qui prévoit au détour d’une disposition mineure qu’en cas de disette tous les vivres encore présents sur un bateau doivent être mis en commun » [Meyer, supra note 4 aux pp. 271- 272]. « L’impunité du vol nécessaire est pour ainsi dire alors un article de foi. Presque tous s’appuient sur la communauté des biens en cas de nécessité, que beaucoup mettent à la base de la Lex Rhodia de jactu, contenue au Digeste, qu’ils invoquent. » [Moriaud, supra note 572 à la p. 106].

583 « L’affamé vole de préférence des aliments, parce qu’il en peut immédiatement apaiser sa faim; on finit par voir dans le vol d’aliments le seul vrai cas de nécessité. » [Moriaud, supra note 572 à la p. 110].

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que Christophe Meyer situe la contribution réelle de Guillaume d’Occam dans la « genèse du droit subjectif » pour ne pas occulter l’apport des juristes médiévaux585. Selon lui,

l’apport d’Occam se situe dans le contexte de la « querelle juridique sur la pauvreté » où il « élabora sa conception d’un droit naturel aux aliments résurgent en temps de nécessité586 ». Il se serait ainsi inspiré de la doctrine de la nécessité élaborée auparavant par

les juristes médiévaux ayant plus d’une formation587 et qui ont adapté « à leur temps les

règles romaines588 » et la morale antique589. Cette subversion de la nécessité dans la

« tentative d’extension jusnaturaliste » des sujets du droit aux aliments590 semble indiquer

l’origine lointaine des hypothèses de la nécessité en tant qu’obligation positive avancée récemment591, et de la constitutionnalisation des droits disqualifiée dans L’État providence

d’Ewald592.

585 Voir Michel Villey, « La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam » (1964) 9 Archives de philosophie du droit 97. La thèse de Michel Villey est confrontée dans la littérature à celle de Brian Tierney qui remonte aux juristes canonistes pour situer l’origine de l’idée des droits. Voir Brian Tierney, « The Idea of Natural Rights: Origins and Persistance » (2004) 2 Northwestern Journal of International Human Rights 2, 3- 6. Parmi les droits naturels (natural rights) qui commencèrent à être reconnus, « [t]he first one, a very radical one, was a right of the destitute poor to the necessities of life, even if this meant appropriating for themselves the surplus property of the rich » [p. 6].

586 Meyer, supra note 4 à la p. 292.

587 Jean-Louis Thireau, « La doctrine civiliste avant le Code civil », dans Yves Poirmeur et les autres (dir.), La Doctrine juridique, Paris, PUF, 1993, p. 13 (note 2) : « certains juristes, généralement parmi les plus importants, ont été tout » à la fois romaniste, canoniste et juriste coutumier. Selon Christophe Meyer, Huguccio qui « fut le pilier de la construction médiévale sur la nécessité » avait une « double formation, en droit civil médiéval et en droit canonique » [Meyer, supra note 4 à la p. 253]. Selon Gilles Couvreur, les écoles médiévales sont responsables de l’élaboration de la doctrine de l’innocence du voleur poussée par la faim. Le « problème de l’innocence ou de la culpabilité du voleur » relevait « à des titres variés, de la théologie, du droit canonique, du droit savant, et du droit coutumier. Telle est la large gamme des disciplines qui vont intervenir au débat » [Couvreur, supra note 571 aux pp. 5-7].

588 Thireau, supra note 587 à la p. 17.

589 On parle notamment de l’adaptation médiévale du De officis de Cicéron par Guillaume de Conches [Couvreur, supra note 571 aux pp. 17 et s.]. Les cas qui étaient exclus de la « définition cicérorienne » du vol furent « ériger […] en véritables exceptions à la condamnation du vol, fondées sur le motif de la nécessité » [Meyer, supra note 4 à la p. 248].

590 Meyer, supra note 4 aux pp. 243 et s.

591 Ruiz Fabri, supra 281 note aux pp. 189-190. L’auteure s’est contentée de mentionner cette hypothèse sans aller plus loin.

592 Ewald, supra note 55 à la p. 532 : « A la différence de l’État de droit, l’État providence n’est pas un État où la liberté se trouverait garantie par le recours à l’intangibilité d’un texte constitutionnel […] L’État providence ne peut être lié par une Constitution […] ». François Ewald est donc contre l’idée de « constitutionnalisation de la société internationale », alors que pour Robert Kolb celle-ci correspond à la « deuxième phase du développement du droit international moderne » [Kolb, supra note 437 aux pp. 108 et s.]

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