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L’insécurité alimentaire : la montée de l’impératif de protection de la santé

Partie I. La problématique du changement et de la permanence : fondements biologiques

1.1. L’État providence comme totalité émergente

1.1.3. L’insécurité alimentaire : la montée de l’impératif de protection de la santé

1.1.3.1. Les risques sanitaires et biotechnologiques

La crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) de 1996, dite maladie de la « vache folle », est un cas exemplaire de crise de la « modernité alimentaire243 » compte

tenu des changements qu’elle a provoqués. C’est en effet dans le contexte de cette crise que le juge communautaire européen a reconnu « [t]out en admettant les difficultés d’ordre économique et social engendrées au Royaume-Uni par la décision de la Commission […] l’importance prépondérante à accorder à la protection de la santé244 ». La crise de la vache

folle sera suivie dans la même décennie par celle des organismes génétiquement modifiés (OGM) et de la dioxine qui éclata en 1999.

241 Edgar Grande, « Transformations of the State in World Risk Society », dans supra note 238 aux pp. 61 et s.

242 Ewald, supra note 55 à la p. 425. Dans ses écrits plus récents sur le principe de précaution, François Ewald fait référence à La société du risque d’Ulrich Beck : « le principe de précaution doit aussi son succès à ce qu’il est la notion à travers laquelle nos sociétés pensent leur régulation comme “société du risque”. Le principe de précaution est contemporain d’une société qui se réfléchit elle-même et ses problèmes en termes de risque, qui fait du risque un principe universel de valorisation, dans un contexte qui oblige à prendre en compte le long terme, et avec lui l’incertitude. » [François Ewald, « Philosophies du principe de précaution », dans François Ewald, Christian Gollier et Nicollas de Sadeleer, Le principe de précaution, Paris, PUF, 2001, p. 40].

243 Cette expression est utilisée notamment par Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation : les mangeurs et l’espace social alimentaire, Paris, PUF, 2002, aux pp. 31 et 55.

244 Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord c. Commission des Communautés européennes (C-108/96), CJCE, Ordonnance du 12 juillet 1996, Recueil 1996 I-03903, par. 93 in fine.

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Un « ordre sanitaire fondé sur la protection de la santé publique245 » s’est imposé dans le

domaine agroalimentaire pour s’adjoindre à l’impératif de compétitivité obligeant ainsi les producteurs et les industries agroalimentaires à s’adapter. L’ampleur des réformes engagées à plusieurs niveaux « en dit long sur l’exigence de sécurité (et de police sanitaire) à laquelle sont parvenues nos sociétés246 ». François Ewald mentionnait que « les pratiques, les

institutions, le programme de la bio-politique […] trouvent […] dans le nouveau droit à la sécurité l’instrument juridique qui permet leur prolifération247 ». Il est donc clair que

« [l]’émergence d’une “société de l’alimentation” au sein de l’Union européenne illustre l’importance qu’a prise l’alimentation » dans le « quotidien »248.

Le processus de modernisation et de rationalisation du système de salubrité dans l’UE a été juridiquement sanctionné par le Règlement (CE) n° 178/2002 « qui marquera l’histoire du droit alimentaire européen en tant qu’œuvre normative majeure249 ». L’Autorité européenne

de sécurité des aliments a été créée et des « procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires » instituées. Depuis la crise de la vache folle jusqu’aux plus récentes crises sanitaires (bactérie E-coli, bactérie listériose, etc.), une telle évolution s’observe également au Canada. Tel que cela se dégage des débats parlementaires250, la Loi sur la salubrité des aliments au Canada s’inscrit dans une tendance, déjà observée au niveau de l’Union

européenne (UE)251, en vue de moderniser et de rationaliser le système canadien de

245 Magdalena Lewandowski-Arbitre, « Les procédures d’élaboration des textes communautaires obligatoires et volontaires, et leur mise en application en droit national », dans Jean-Louis Multon et les autres (dir.), Traité de droit alimentaire français, européen et international, Paris, Lavoisier, 2013, p. 221.

246 Graziella Caselli, Jacques Vallin et Guillaume J. Wunsch (dir.), Histoire des idées et politiques de population, Paris, Éd. Ined, 2006, p. 334.

247 Ewald, supra note 55 à la p. 375.

248 Michel-Jean Jacquot, « La sûreté alimentaire au sein de l’Union européenne : ses origines, la situation actuelle et ses perspectives », dans Stéphanie Mahieu et Katia Merten-Lentz (dir.), Sécurité alimentaire : nouveau enjeux et perspectives, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 7.

249 Ibid., p. 98.

250 Voir Débats du Sénat (1re session, 41e législature, vol. 148, n° 88, Compte rendu officiel, Canada, 11 juin 2012, p. 2043; voir aussi le résumé législatif sur ce projet de loi C-51 révisé le 24 juillet 2008, [en ligne] :

http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/39/2/c51-f.pdf;

251 Daniel Gadbin, « Droit de l’alimentation et droit agricole européens : quelles articulations? » (2011) 2 Revue européenne de droit de la consommation 243.

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salubrité des aliments pour répondre aux besoins et aux réalités du XXIe siècle252. La

volonté d’harmoniser le système canadien de salubrité des aliments pour des produits encadrés par plusieurs lois - Loi sur les aliments et drogues, Loi sur les produits agricoles

au Canada (LPAC), Loi sur l’inspection du poisson (LIP), Loi sur l’inspection de la viande

(LIV), Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation, etc. - s’est notamment traduite par le regroupement des pouvoirs relatifs à l’inspection des aliments, prévus dans plusieurs lois, en une seule loi pour alléger le fardeau réglementaire.

1.1.3.2. L’hypothèse du « risque de développement » : le principe de précaution et la responsabilité des producteurs agroalimentaires du fait des produits défectueux

François Ewald a formulé l’hypothèse du « risque de développement » en rapport avec le développement durable défini sous forme de principes253 dans la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement de 1992, en particulier le principe de précaution254.

Cette hypothèse traduit l’évolution de ses réflexions dans ce contexte global pour renouer finalement avec la responsabilité civile concernant les « producteurs en cas de défaut d’un produit255 ».

Dans les sociétés de sécurité, du risque, de l’alimentation, la multiplication des normes et

252 Voir Gouvernement du Canada, Mesures prises pour renforcer le système de salubrité des aliments suite aux recommandations du rapport Weatherill : rapport final pour les canadiens, décembre 2011, [en ligne] :

http://publications.gc.ca/collections/collection_2012/agr/A22-551-2011-fra.pdf.

253 Voir Gilles Fievet, « Réflexions sur le concept de développement durable : prétention économique, principes stratégiques et protection des droits fondamentaux » (2001) (1) Revue belge de droit international 128.

254 Voir Céline Kermisch, Le concept du risque : de l’épistémologie à l’éthique, Paris, Lavoisier, 2011, pp. 71 et s.; Andràs November et Valérie November, « Risque, assurance et irréversibilité », Revue européenne des sciences sociales, t. 42, n° 130, 2004, p. 176; Claude Gilbert renvoie à « une discussion parlementaire en décembre 1992 sur le “risque de développement, à savoir un risque, lié aux activités humaines, susceptible de se réaliser sans qu’il soit possible pour l’heure de le prévoir compte tenu de l’état des connaissances techniques et scientifiques” » [Claude Gilbert, « La précaution dans “l’empire du milieu” », dans Olivier Godard (dir.), Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1997, p. 311 (note 2)]. François Ewald a contribué dans le même ouvrage collectif sous le titre « Le retour du malin génie. Esquisse d’une philosophie de la précaution », pp. 99 et s. Le même auteur, « dans l’article “Précaution, incertitude et responsabilité” de l’Encyclopædia Universalis (2001), montre comment la question du risque de développement, qui fait surgir a posteriori des effets que la science ne permettait pas de prévoir quand le produit a été mis en circulation, rappelle “la figure du destin”, mais un destin qui ne fait plus référence aux dieux, mais aux hommes et à leurs technologies. » [Marie-Thérèse Neuilly, Gestion et prévention de crise en situation post-catastrophe, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 32]. 255 Ewald, supra note 137 à la p. 394.

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standards256 caractérise l’émergence d’un nouvel ordre du droit (social). La transformation

de la fonction d’ordre du droit à travers le développement de normes se comprend dans une pensée du social que nous propose Ewald comme terrain de luttes pour la sécurité alimentaire, la protection de la santé et de l’environnement, etc. L’application de cette perspective au droit international rend d’abord compte de sa fragmentation, puisque l’extension de ses domaines peut aussi s’expliquer par des luttes globales pour la santé, l’environnement, les droits de l’homme, etc. Elle rend aussi compte de l’interaction entre les différents domaines du droit international sous forme de luttes pour la prise en compte de considérations autres que purement commerciales dans les accords de l’OMC. La norme, qui apparaît alors comme un moyen d’équilibrer les intérêts économiques et sociaux, est ainsi cette « commune mesure » qui définit la nouvelle fonction d’ordre du droit dans une société divisée.

256 Sur la transformation du droit international en considération du développement des normes et standards, par exemple dans le domaine alimentaire, voir Geneviève Parent et Marie-Claude Desjardins, « The Transformation of Law through International Standards : The Exemple of Agri-Food Products » (2012) Food Studies: An Interdisciplinary Journal.

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