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La construction du modèle assurantiel de l’État providence

Partie I. La problématique du changement et de la permanence : fondements biologiques

1.1. L’État providence comme totalité émergente

1.1.2. La construction du modèle assurantiel de l’État providence

Les termes qui servent à déconstruire donnent aussi un sens au modèle assurantiel de l’État providence. On note à la base un « paternalisme revisité217 » au XIXe siècle dans le

contexte duquel plusieurs notions du droit civil et du droit public (contrat, obligation, responsabilité, État, souveraineté, etc.) seront repensées à travers la catégorie du risque. L’analyse d’inspiration foucaldienne de la société permet de comprendre le passage de ce « paternalisme revisité » à partir de l’expérience singulière de l’accident du travail (du local) à la gouvernance du risque à l’heure notamment des biotechnologies modernes et des risques sanitaires et phytosanitaires (au global).

1.1.2.1. Du « local au global218 » : de la responsabilité sociale de l’entreprise à l’État

providence

Selon Michel Doucin, la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), qui est aujourd’hui l’objet d’une abondante littérature, n’est pas un « concept tombé du ciel219 ». Son origine

est liée au « paternalisme revisité » au XIXe siècle220 pour saisir la responsabilité totale du

217 André Gueslin, « Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du XIXe siècle, début du XXe siècle) », Genèses, vol. 7, n° 7, 1992, pp. 201-211.

218 Nous tenons cette formule d’A. Brassard Desjardins, supra note 184 à la p. 24.

219 Michel Doucin, « La RSE n’est pas un concept tombé du ciel », dans François Guy Trébulle et Odile Uzan (dir.), Responsabilité sociale des entreprises : regards croisés, droit et gestion, Paris, Economica, 2011, pp. 31-39.

220 Michel Capron et Pascal Petit, « Responsabilité sociale des entreprises et diversité des capitalismes », Revue de la régulation, n° 9, 2011, [en ligne] : http://regulation.revues.org/9142 (consulté le 12 août 2013), par. 12 : « La conception “éthique” est héritée du paternalisme d’entreprise du XIXe siècle. Fondée sur des valeurs morales et religieuses, elle a vu le jour aux États-Unis dans les années 1950. Elle fait appel à l’éthique personnelle du dirigeant d’entreprise : l’entreprise qu’on assimile à un “être moral” doit faire le “bien”, c’est- à-dire répondre aux préceptes bibliques, d’une part en mettant en œuvre une gestion responsable de la propriété respectant la destination universelle des biens (ne pas nuire aux droits des autres) et d’autre part en s’obligeant à venir en aide aux personnes démunies (principe de charité). » L’expression d’« entreprise providence » est aussi utilisée par Anne Salmon, « Éthique et intérêt : quels mobiles pour “l’entreprise providence”? », Revue Française de Socio-Économie, vol. 4, n° 2, 2009, pp. 39 et s. Cette approche éthique héritée du paternalisme du XIXe siècle est l’une des « trois grandes approches traditionnelles de la RSE », selon Françoise Quairel et Michel Capron : « Le couplage “responsabilité sociale des entreprises” et “développement durable” : mise en perspective, enjeux et limites », Revue Française de Socio-Économie, vol. 11, n° 1, 2013, p. 127.

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chef d’entreprise à l’égard des ouvriers. Le « paternalisme d’entreprise » fait référence à un patron qui « se comporte comme un père vis-à-vis de ses ouvriers à qui il donne le moyen de gagner leur vie221 ». La responsabilité parentale, de l’État et celle de l’entreprise pourrait

ainsi se recouper, en ce qui concerne son « objet222 », en ajoutant aussi l’investissement

social du dirigeant d’entreprise dans ce qui relève de la « totalité de la vie223 » de l’ouvrier :

construction de logements, voire de cités ouvrières, d’hôpitaux, écoles, bibliothèques, etc., mise en place des systèmes de prévoyance, des coopératives de consommation.

La responsabilité (sociale) totale de l’entreprise est liée au statut qui lui est désormais donné par la société : « [l]’idée qu’il convient de compter la charge des accidents de travail parmi les frais généraux de l’entreprise […] suppose une objectivation de “l’entreprise” comme réalité suis generis, indépendante des personnes singulières du patron et des ouvriers. Le risque professionnel n’est pensable qu’à partir du moment où, indépendamment des individus et de leur conduite, apparaît la totalité qu’ils forment224. »

Les relations entre l’entreprise, le risque professionnel, l’assurance sociale et le contrat de travail s’inscrivent ainsi dans une logique de répartition des risques et des charges donnant une signification particulière à la solidarité225. Selon François Ewald, « l’institution du

risque professionnel marque l’achèvement de l’objectivation de l’entreprise par l’assurance : l’entreprise se caractérise par un risque d’accident, et, inversement, c’est le risque qui la constitue comme telle. » La notion de risque professionnel appartient au droit du travail et à l’assurance sociale qui s’articulent dans la notion d’entreprise226.

221 Henri Jorda, « Du paternalisme au managerialisme : les entreprises en quête de responsabilité sociale », Innovations, vol. 29, n° 1, 2009, p. 151. Michel Meslin, L’homme romain. Des origines au Ier siècle de notre ère : essai d’anthropologie, Paris, Hachette, 1978, p. 116 : « le monde romain connaissait et pratiquait déjà une structure sociale […] celle du patronat ». Notre soulignement.

222 Jonas, supra note 136 aux pp. 200-201. 223 Ibid., pp. 201 et s.

224 Ewald, supra note 55 à la p. 284. 225 Ibid., pp. 277-317.

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Du local, c’est finalement la société qui commence à être pensée en ces termes227. Le

passage du « risque industriel » au « risque social » s’inscrit dans une nouvelle rationalité identifiée à l’État providence228. Cette dernière est située au carrefour de deux lignes

d’extension de la notion de risque - la garantie des droits sociaux par l’« idée de droit à la vie » et l’organisation de la responsabilité de l’État suivant une règle de justice (l’égalité devant les charges publiques)229 - à partir d’un « principe de totalisation230 ».

1.1.2.2. La prévention des risques

Le « schéma de la solidarité » formalise ou rationalise l’articulation d’un fait, l’existence de l’individu, et le risque social qui marque une « mutation épistémologique231 » doublement

inspirée biologiquement et économiquement232. Il remet en cause le partage libéral des

obligations (contrat, faute) en ouvrant « un grand vide » qu’il revenait au législateur de combler233. Le schéma introduit en effet une « obligation positive de faire » le « bien » en

portant sur le terrain du droit une expérience du « mal social » qui s’inspire biologiquement de la « maladie contagieuse »234. Cette dernière est présentée sous la double forme d’une

« altérité » (« le mal, c’est l’autre ») et d’« une ignorance ou d’une inconscience » (par

227 Ibid., p. 285 : « l’idée de risque professionnel n’est en fin de compte qu’un moyen de reporter sur la société tout entière, qui s’enrichit grâce au travail industriel, la charge des dommages qui lui sont associés. Il s’agit de rétablir un équilibre rompu. En ce sens, la notion de risque professionnel obéit à une règle d’équité. ».

228 Ibid., p. 344 : « Il y avait l’État gendarme; il y aura maintenant non pas seulement l’État assureur, mais l’État assurance, l’État répartiteur des avantages et des charges sociales, l’État garant de l’égalité des citoyens devant les charges publiques – nouveau mélange, nouvelle osmose qui va permettre de parler d’assurance sociale au singulier. L’assurance sociale désigne maintenant le rapport formel des individus entre eux au sein de la société. Non plus une institution, mais la forme que doivent prendre les institutions pour être conforme à une nouvelle définition du contrat social. »

229 Ibid., pp. 323 et s.

230 Ibid., p. 345 : « […] l’assurance sociale correspond à un tout autre type de contrat, de rapport du tout et des parties, de notion de justice. En effet, désormais, au sein même de la société civile, les rapports des individus entre eux sont médiés, jugés à partir d’un principe de totalisation, la masse globale des biens produits du fait de l’association, qui n’est pas l’État, mais une certaine objectivation de la société elle-même, comme patrimoine commun. Le principe est que cette richesse collective ne se constitue pas sans dommages particuliers, dont il convient de répartir la charge, et, inversement, que dans la mesure où tous ont contribué à la former chacun doit avoir sa part de profits. » Notre soulignement.

231 Ibid., p. 359. 232 Ibid., p. 350. 233 Ibid., p. 357. 234 Ibid., pp. 359 et s.

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rapport à soi-même)235. L’identification de l’État providence à la prévention des risques est

donc liée à l’extension de la catégorie du risque à la société, et par une pensée valorisant un savoir prévisionnel236. Le thème de la transformation du droit trouve ici certains termes de

sa problématisation au XIXe siècle237.

D’autres auteurs parlent du passage de l’État providence à l’« État préventif » dans leur réflexion sur la gouvernance du risque238. Les contraintes budgétaires qui limitent l’État

providence ne tiennent plus239 face à un « impératif catégorique » de gestion du risque qui

est par ailleurs global. Cette gestion doit intervenir dans un espace qui est celui de la gouvernance globale240. L’État est pris dans ce tout incluant les autres acteurs

235 Ibid., p. 361 : « Le mal social n’a son siège ni dans la nature ni dans l’homme; il loge très exactement dans le rapport social. Sa présence conduit à objectiver comme une réalité sui generis, toujours différente de ses membres, la “société” qu’ils forment. Si risque et société vont de pair, ce n’est pas seulement que nos sociétés sont devenues plus dangereuses, c’est que ce que nous appelons aujourd’hui “société” ne prend son sens que comme sujet ou comme support de risques du même coup sociaux. »

236 Ibid., p. 384 : « prévention des maladies (avec la découverte pasteurienne), prévention des accidents (avec les sciences de la sécurité), prévention de la misère et de l’insécurité sociale (avec les assurances sociales). » 237 Ewald, supra note 55 à la p. 334 : « Transformée en risque social, l’insécurité de chacun devient un problème social. Si la misère reste bien une affaire individuelle, la charge de la misère, le danger qu’elle représente sont une affaire sociale. Les causes d’insécurité, les accidents, la maladie, la vieillesse ont un coût social que la société, qui a maintenant le devoir de les assurer, doit maîtriser et si possible diminuer. Ainsi, les notions de risque social et d’assurance sociale n’ont pas seulement un rôle réparateur […] elles fondent les politiques modernes de sécurité comme politique de prévention […] assurer, c’est d’abord prévenir, puis réparer. Avec ceci que cela donne à l’administration le droit, comme le devoir de pénétrer, de contrôler, de modifier la vie de chacun. La cible n’est plus le délinquant ni le criminel, celui qui a enfreint la loi, mais tout un chacun dans sa vie la plus quotidienne. »

238 Voir Karim Benyekhlef (dir.), Gouvernance et risque : les défis de la régulation dans un monde global, Montréal, Thémis, 2013.

239 Ibid., p. 5 : « Même la question budgétaire ou économique, qui constitue souvent un frein à l’action de l’État-providence, ne peut contraindre l’État-préventif ». Aux pp. 4-5 : « L’État doit prévoir, anticiper les risques civilisationnels, c’est-à-dire les risques directs ou indirects posés par les activités humaines […] Il semble donc que rien ne puisse justifier de limiter l’action de l’État lorsque l’objectif de celle-ci est de prévenir un risque; d’autant qu’il devient de plus en difficile d’évaluer les risques et que la science révèle son incapacité à les envisager ».

240 Ibid.: « Le cadre national s’avère […] insuffisant pour assurer une gouvernance raisonnée du risque et répondre à ce nouvel impératif catégorique que constitue la gestion (l’éradication?) du risque. Le paradoxe se dessine clairement. Un État ne peut, à partir de son seul territoire, combattre le réchauffement climatique qui constitue pourtant un risque crucial. »

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(organisations internationales, ONG, firmes multinationes, etc.) qui questionne aussi sa transformation241.

Au final, la déconstruction et l’émergence de nouveaux concepts (bio-pouvoir, bio- politique, gouvernance, norme, etc.) s’expliquent parce que, selon François Ewald, « [o]n entre dans l’ère des sociétés de sécurité.242 »

1.1.3. L’insécurité alimentaire : la montée de l’impératif de protection de la santé