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L’inscription du conflit dans le droit

Partie I. La problématique du changement et de la permanence : fondements biologiques

1.2. Application des propriétés de l’émergence à l’adaptation du droit international

1.2.1. La fragmentation du système international

1.2.1.1. L’inscription du conflit dans le droit

« Ce qui […] caractérise de la façon la plus singulière le droit social, c’est l’inscription du

conflit dans le droit. […] Le droit n’est plus tant principe de solution qu’enjeu; principe de

coexistence que facteur de division, dans sa prétention même à l’universel.261 » Dans « Le

droit de l’environnement : un droit de riches ? », François Ewald illustre les faiblesses de cette prétention à l’universel en ces termes :

Voilà bien une problématique qui relève d’une philosophie du soupçon. Quel droit, plus que le droit de l’environnement, ne se propose-t-il pas avec prétention à l’universalité ? Ses principes ont été formulés, rappelés, précisés dans des conférences internationales, sous l’égide des Nations unies, et cela dès 1972, lors du sommet de Stockholm. Le droit de l’environnement n’est-il pas universel au niveau de ses principes, ceux qui, par exemple, ont été énoncés lors du Sommet de la Terre, réuni à Rio de Janeiro, en 1992 ? N’est-il pas universel dans ses objectifs, ceux d’un développement durable, solidaire et commun à tous les terriens ? Ne l’est-il pas aussi dans ses techniques comme en témoignent les nombreuses conventions qui l’organisent ?

[…]

Pourtant, il est vrai que l’on peut constater, lors de certaines réunions internationales, lors de la signature de grandes conventions comme celles portant sur le climat, une certaine réticence des pays “pauvres” à se voir imposer le partage de fardeaux, de charges, de contraintes dont ils peuvent craindre qu’elles ne rendent encore plus difficile leur propre développement […].

Apparaît ainsi le soupçon qu’à travers le droit de l’environnement les pays les plus développés pourraient chercher soit à ralentir le développement des autres, soit à établir des règles qui les favoriseraient dans la mesure où ils jouiraient d’avantages technologiques leur permettant de mieux y faire face.262

261 Ewald, supra note 55 aux pp. 513 et 462 : « Le droit social ne complète pas l’ancien droit civil; il n’en comble pas les lacunes. Son programme n’est plus le sien : le droit social introduit et organise le conflit des droits. Sa nouveauté ne tient pas tant au contenu des droits qu’il accorde qu’à sa manière d’inscrire le conflit dans le droit. Le droit n’est plus cet extérieur au conflit, en fonction duquel on pourra le trancher. La révolution introduite par le droit social est de faire du droit sinon l’enjeu, du moins l’un des enjeux principaux des conflits. C’est cette d’inversion du rapport conflit-droit qui explique que le droit social ne puisse avoir d’autre forme que celle de transactions. »

262 François Ewald, « Le droit de l’environnement : un droit de riches? », Pouvoirs, vol. 4, n° 127, 2008, p. 13.

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L’inscription du conflit dans le droit peut s’expliquer par la « force des choses ». Mireille Delmas-Marty utilise cette expression pour relever les « contraintes politiques et socio- économiques […] qui opposent inégalités et interdépendance » aux postulats d’indépendance ou d’autonomie des États, et leur égalité formelle, qui relèvent d’un système international pensé dans un contexte donné mais inadapté au monde émergeant de la mondialisation263. Selon l’auteure, « il est déconcertant d’observer l’émergence de

phénomènes nouveaux, non seulement parce que leur nouveauté même semble échapper à toute prédictibilité, mais encore parce que des modèles antérieurs de représentation sont alors peu performants.264 » Le remplacement par Ewald du terme « classique » du droit

international par « social » est alors significatif. Il ne s’agit pas seulement de problématiser des objets nouveaux mais aussi de changement de perspective parce qu’il prétend à « un certain dépassement du positivisme, qui le double d’une capacité d’évaluation des pratiques juridiques265 ». Il est donc pour un « positivisme critique266 » par lequel il prend ses

distances avec le système de pensée du droit « classique » qui fait référence au droit naturel (ancien et moderne) sans toutefois rejeter la fonction exercée par la règle de jugement267.

Cette dernière se formule désormais dans le « droit social » sans référence à Dieu, à la nature et à la nature de l’homme268. Cette substitution significative d’un terme (naturel) par

un autre (social) expose le cadre de référence de son épistémologie du « droit social ». Ce cadre est complété par une histoire du droit qui condamne le « tout » au changement269. Le

263 Mireille Delmas-Marty, Le relatif et l’universel. Les forces imaginantes du droit, vol. 1, Paris, Seuil, 2004, pp. 230-231; Pierre-François Mercure, « La sécurité alimentaire du tiers-monde : cadre conceptuel de l’action des pays en développement dans le contexte de la mondialisation » (2003) 44 (4) Les Cahiers de droit 779, 792.

264 Delmas-Marty, supra note 263 aux pp. 229-230. Sur la notion d’« émergence », l’auteure renvoie à la Philosophie des sciences de Daniel Andler et les autres [vol. 2, Paris, Gallimard, 2002], en particulier à la p. 1044.

265 François Ewald, « Pour un positivisme critique : Michel Foucault et la philosophie du droit », Droits, n° 3, 1986, p. 137.

266 Ibid., p. 142.

267 Ewald, supra note 55 à la p. 39 : « Dans notre vocabulaire, le droit naturel (qui peut être aussi bien droit social) n’est autre que la formulation du point de vue du droit de la règle de jugement à laquelle est supposée obéir un système juridique, règle qui qualifie un système normatif positif comme juridique. On ne peut penser l’exercice du droit sans la fonction du droit naturel. Cette sorte de réflexivité juridique, cette exigence d’un droit du droit donne une nouvelle dimension à la notion de règle de jugement. » Notre soulignement.

268 Ibid., pp. 579 et s.

269 Ewald, supra note 55 à la p. 580 : « Tout bascule dans une irréductible historicité : la vie des hommes, les formes de la sociabilité, les règles les plus élémentaires du droit, les valeurs en apparence les plus indestructibles. Rien n’y peut résister : tout est condamné, perpétuellement, à changer. Changement qui peut

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positivisme de Foucault permet en effet de penser l’expérience juridique dans un sens où l’on cesse « de penser le présent en fonction d’un passé qui n’est déjà plus270 ».

Inscrire le conflit dans le droit c’est prendre en considération le fait que la sécurité alimentaire par exemple, bien qu’étant un problème global, est abordé par chaque partie en fonction de ses intérêts et contraintes271. C’est aussi prendre en considération le « coût

social », notion utilisée dans l’analyse économique du droit qui sert de fondement au fonctionnement de l’état de nécessité dont les effets ont toujours été au moins d’atténuer la rigueur du droit face aux contraintes de la vie en le doublant en quelque sorte par une flexibilité favorable à son adaptation aux circonstances272. Le droit de l’OMC, le droit

international de l’environnement, le droit international des droits de l’homme, le droit des investissements, etc. ne seraient tout simplement pas applicables sans cette flexibilité273 en

raison des contraintes économiques, financières, sociales, environnementales, alimentaires, etc. qui pèsent sur les États et provoquent des inégalités.

A partir du moment où le « droit social » est caractérisé comme « droit des intérêts274 », des

différences, des inégalités, des préférences, des discriminations, et qui suppose des sacrifices et concessions mutuelles, de la tolérance, de l’équité, etc., son problème est alors

être conçu sous la forme d’un progrès ou comme transformation pure, structurale, peu importe, l’essentiel est que la vie des hommes se trouve privée de toute référence qui pourrait être extérieure à ses formes empiriques. Tout est maintenant référé à la “société”, une référence qui n’a pas d’autre référence qu’elle- même, qui est aussi soumise au changement. »

270 Ewald, supra note 73 aux pp. 67-68.

271 Il existe une perspective postmoderne de la sécurité alimentaire où Michel Foucault est mentionné : Edward R. Carr, « Postmodern conceptualizations, modernist applications: Rethinking the role of society in food security », Food Policy, vol. 31, 2006, p. 15 et pp.19-21; Simon Maxwell, « Food security: a post- modern perspective », Food Policy, vol. 21, no. 2, 1996, p. 161.

272 Cassella, supra note 108 à la p. 15 : « La notion de coût social a été élaborée au départ par un économiste britannique, Ronald Coase […] et trouve son origine dans l’analyse des activités des entreprises ayant des effets nuisibles pour autrui. Selon Coase, la question principale qui se pose n’est pas de sanctionner à tout prix celui qui cause le dommage – dont les intérêts sont aussi lésés – mais d’éviter le préjudice total le plus important. Le problème doit être examiné globalement, en reconnaissant que l’on ne peut pas régler une fois pour toutes et à l’avance, par une notion théorique, les choix qui pourraient survenir […] L’idée principale qui ressort est que, parfois, la distribution du coût d’une action est plus importante que la détermination de la faute d’un acteur. » Notre soulignement.

273 Ibid., p. 151.

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celui de l’« équilibre275 ». A travers cette notion clef du « droit social », François Ewald

renouvelle la question du droit en termes de jugement d’Aristote en l’adaptant au système de pensée de Foucault276. Le facteur d’adaptation mixte conciliant l’interne et l’externe

réside finalement dans l’idée que le droit n’est plus cet extérieur au conflit. Il fait lui-même partie d’un tout qui permet d’établir des relations entre droit et économie, droit et environnement, droit et alimentation, droit et santé, etc. de manière moins heurtées277. En

effet :

[…] l’idée solidariste [est] que les conflits structurent l’ordre social, que conflit ne veut pas dire contradiction (mais interdépendance), que les droits des uns sont aussi respectables que ceux des autres, que, donc, la reconnaissance du droit des uns ne doit pas exclure celui des autres et que ce qu’il s’agit de rechercher à travers un arrangement, ce n’est pas l’écrasement de l’un par l’autre, mais au contraire l’aveu de leur solidarité.278

François Ewald semble de ce point de vue proche d’une conception du droit, de l’économie, de l’environnement, etc. « en termes de système [qui] permet d’établir leur relation sur un strict pied d’égalité », c’est-à-dire comme des « “sous-systèmes sociaux” […] dans un ensemble plus large, que constitue la société »279 (nationale ou internationale). Cette

conception en termes de système est autopoïétique. Elle permet à la fois de concevoir la fragmentation du système international et sa cohérence qui apporte une réponse à la question, présente dans la littérature, de l’« intégration juridique280 ». Les multiples

275 Ibid., pp. 468-469 : « Toute cette enquête n’a cessé de croiser la notion clef du nouveau droit, celle à travers laquelle les juristes eux-mêmes appréhendent et programment les transformations de la pratique juridique : la notion d’équilibre. A quel principe obéit le nouveau droit de la responsabilité, sinon au souci d’un équilibre à rétablir entre auteurs et victimes de dommages? Qu’est-ce qui commande aux prescriptions discriminatoires du droit du travail, à la politique de la Sécurité sociale, sinon encore l’idée d’équilibre? Qu’elle est la notion clef du droit de l’environnement? Quelle est la préoccupation qui commande au droit de la consommation? A quel souci obéit, en droit pénal, la politique de la protection des victimes? Encore et toujours l’idée d’un équilibre à maintenir, à ménager ou à rétablir. »

276 Ibid., p. 36.

277 Grégory Maitre, La responsabilité civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, Paris, L.G.D.J., 2005, p. 5.

278 Ewald, supra note 55 à la p. 466. Notre ajout entre crochets. 279 Maitre, supra note 277 aux pp. 5-6.

280 Bob Kieffer, L’Organisation mondiale du commerce et l’évolution du droit international public, Bruxelles, Larcier, 2008, pp. 282 et s.; Kerstin Mechlem, « Harmonizing Trade in Agriculture and Human Rights: Options for the Integration of the Right to Food into the Agreement on Agriculture » (2006) 10 Max Planck Yearbook of United Nations Law 127; Delmas-Marty, supra note 263 aux pp. 228-229.

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relations entre le droit, l’économie, la santé, etc. coïncident en effet avec la « montée en puissance de préoccupations dites non commerciales281 » constatable dans la littérature qui

aborde ces relations en droit international282. Finalement, « [l]a pensée de Michel Foucault

invite à d’autres regards : à examiner comment les transformations de la communauté internationale, des relations politiques, des pratiques commerciales, des relations culturelles peuvent être et seront à la base d’un nouvel ordre juridique.283 » Et pour François Ewald,

« [o]n est entré dans un ordre juridique qui est celui de la négociation permanente. Cette problématique, révolutionnaire, accompagne depuis bientôt deux siècles le processus de socialisation du droit.284 » Dans le débat sur la fragmentation du droit international, cette

perspective contribue à montrer la thèse limitée de l’autonomie du système285.

281 Hélène Ruiz Fabri, « La nécessité devant le juge de l’OMC », dans SFDI, La nécessité en droit international, Paris, A. Pedone, 2007, p. 203.

282 Entre autres : Daniel Damásio Borges, L’État social face au commerce international, Paris, L’Harmattan, 2013; Fiona Smith, Agriculture and the WTO: towards a new theory of international agricultural trade regulation, Cheltenham (UK), Edward Elgar, 2009; Germán Velásquez et Carlos Correa, L’accès aux médicaments : entre le droit à la santé et les nouvelles règles de commerce international, Paris, L’Harmattan, 2009; Kristin Bartenstein, L’antagonisme “commerce et environnement” ou Le principe de développement durable comme fil conducteur pour la réconciliation des intérêts commerciaux et environnementaux sous l’article XX du GATT, thèse de doctorat, Université Laval, 2007; Caroline Pasquier, « Sécurité alimentaire et liberté du commerce international », dans Ahmed Mahiou et Francis Snyder (dir.), La sécurité alimentaire, Leiden/Boston, Brill/Nijhoff, 2006, pp. 627-674; Éric Loquin, Santé et commerce international : contribution à l’étude de la protection des valeurs non marchandes par le droit du commerce international, Paris, Litec, 2006; Estelle Brosset et Ève Truilhé-Marengo (dir.), Les enjeux de la normalisation technique internationale : entre environnement, santé et commerce international, Paris, Documentation française, 2006; Mario Prost, D’abord les moyens, les besoins viendront après : commerce et environnement dans la “jurisprudence” du GATT et de l’OMC, Bruxelles, Bruylant, 2005; Sandrine Maljean-Dubois, Droit de l’Organisation mondiale du commerce et protection de l’environnement, Bruxelles, Bruylant, 2003; Ricardo Meléndez, Commerce international et développement durable : voix africaines et plurielles, Paris, Éd. Charles Léopold Mayer, 2002; Clotilde Jourdain-Fortier et Éric Loquin, « Droit du commerce international et sécurité alimentaire » (2012) 26 (4) Revue internationale de droit économique 21; Ngo Mai-Anh, « La conciliation entre les impératifs de sécurité alimentaire et la liberté du commerce dans l’accord SPS » (2007) 21 (1) Revue internationale de droit économique 27.

283 Ewald, supra note 73 à la p. 68. 284 Ewald, supra note 55 à la p. 513.

285 Kieffer, supra note 280 à la p. 174 : « L’histoire du monde est un perpétuel oscillement entre fragmentation et unification. Tel est le sort de la carte politique du monde, tel est également le sort du droit international. La fin de la guerre froide n’échappe pas à la règle. L’éclatement de l’URSS a entraîné une nouvelle fragmentation de la carte politique, mais la fin du modèle communiste est venue sceller la fragmentation idéologique. Le triptyque “droits de l’homme, démocratie pluraliste, économie de marché” forme l’actuelle idéologie dominante. »

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