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Partie I. La problématique du changement et de la permanence : fondements biologiques

1.1. L’État providence comme totalité émergente

1.1.1. L’émergence de l’État providence

1.1.1.1. L’émergence de l’État providence à partir d’une conception nominalisme du pouvoir

La définition foucaldienne du pouvoir est particulière : « le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée.183 » La « situation » en question résulte d’une agrégation des relations

multiples de pouvoir comme rapport de forces – entre individus, entre individus et groupes, et entre groupes – représentée dans un « diagramme » descriptif184 et comme « schéma

d’autorégulation185 ». Le pouvoir est impliqué dans les multiples relations comme rapport

de forces complexes qui se conjugue toujours chez lui au pluriel. Autrement dit, sa conception du « pouvoir » (minuscule) n’a de sens que dans les relations où des forces s’expriment. Les travaux de Michel Foucault sur le pouvoir ont été bien reçus parce qu’ils « permettent de reconnaître un passage historique et décisif, dans les formes sociales, de la

société disciplinaire à une société de contrôle186 ». Sa conception nominaliste du pouvoir

accompagne donc l’analyse des transformations sociales.

183 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 123. Notre soulignement. À la page précédente de son ouvrage, l’auteur distingue « le Pouvoir » (majuscule) « comme ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un État donné ». Il ne prend donc pour « données initiales, la souveraineté de l’État, la forme de la loi ou l’unité globale d’une domination » qui « n’en sont plutôt que les formes terminales », mais retient une conception du « pouvoir » (minuscule) comme rapport de forces identifiable « en tout point ».

184 Alexandre Brassard Desjardins, « Michel Foucault, le pouvoir et la résistance politique », Revue d’études politiques, n° 6, 2000, p. 28.

185 Ewald, supra note 55 à la p. 77.

186 Voir Michel Hardt et Antonio Negri, « La production biopolitique », Multitudes, vol. 1, n° 1, 2000, pp. 16- 17; Alain Beaulieu (dir.), Michel Foucault et le contrôle social, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005.

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1.1.1.2. L’émergence de l’État providence à partir d’une analyse des transformations sociales impliquant l’État et le droit

Le pouvoir dans la conception de Foucault est affranchi des catégories traditionnelles du politique (souveraineté, État) à partir du moment où les problèmes sociaux naissants sont analysés à l’aide « de concepts comme ceux de “biopolitique”, de “gouvernement” et de “gouvernementalité”187 ». Ces concepts concernent la « gestion d’un phénomène nouveau

» : la croissance démographique. Les moyens et techniques nouveaux déployés « en vue d’assurer le bien-être des populations, dans le respect des droits des individus, et en garantissant l’initiative de chacun188 », s’inscrivent dans une conception originale des

rapports entre économie et société en termes de « porosité » (permeability)189. La création

d’un concept de « gouvernement » commun aux sphères politique et économique a fini par signifier la « gouvernance190 ». L’État est soumis à un ordre nouveau : le management191.

L’évolution de l’État dans ce sens n’a rien à voir avec son retrait (État minimal)192. En

effet, le problème pratique n’est pas la détermination des limites de son action mais l’extension d’une rationalité managériale à toute la société. Ce point permet de comprendre « [l]a réception de l’œuvre de Michel Foucault en gestion193 ».

L’État providence est une totalité dont la signification inclut l’assimilation de la société et ses parties au vivant pour concevoir sa gestion. Selon Foucault :

187 Maria Bonnafous-Boucher, Le libéralisme dans la pensée de Michel Foucault. Un libéralisme sans liberté, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 40.

188 Ibid., pp. 30 et s., p. 52 et pp. 67-68.

189 Maria Bonnafous-Boucher, « From Government to Governance », Ethical Perspectives, vol. 12, n° 4, p. 526.

190 Ibid., p. 521: « Government has come to mean governance. »

191 Ibid., p. 526: « [...] the radical change introduced by liberal governmental rationality consists in encouraging an unprecedented permeability between the government of the public affairs of the polis and that of the private affairs of the market. It is, effectively, a subordinated rationality cast in a relationship of dependence vis-à-vis a different, since a priori, non political order: the order of administration and management. This subordination is based on an internal rule, a rule which, like Janus, has two faces: the first, a self-imposed limitation of governmental rationality, the second, a kind of indifference in regard to the field in which it is applied. » Notre soulignement.

192 Voir François-Xavier Merrien, « De la gouvernance et des États-providence contemporains », Revue internationale de sciences sociales, n° 155, 1998, pp. 61 et s.

193 Voir Yvon Pesqueux et Maria Bonnafous-Boucher, « La réception de l’œuvre de Michel Foucault en gestion », Cités, n° 2, 2000, pp. 109 et s.

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[l]’homme occidental apprend peu à peu ce que c’est que d’être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu’on peut modifier et un espace où on peut les répartir de façon optimale. Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique; le fait de vivre […] passe pour une part dans le champ de contrôledu savoir et d’intervention du pouvoir.194

Cette assimilation est significative dans un rapport de totalité unissant l’interne et l'externe où le fait et le droit sont fondus195. Dans ce cadre, l’État providence se comprend aussi par

le passage du fait d’être vivant, avec des besoins à satisfaire, au droit à la vie :

A l’âge de l’État providence, la notion de droits de l’homme ne s’entend plus que comme droit à la vie. Ce qui donne droit n’est plus ce que l’on fait de sa vie, mais le fait même d’être un être vivant et d’avoir des besoins à satisfaire. Voila le grand

déplacement : la valeur n’est plus dans la liberté, mais dans le fait d’être vivant. L’État providence s’unifie autour de l’idée de la protection du vivant. S’il a bien,

comme l’État libéral, l’économie au centre de ses préoccupations, ce n’est plus une économie des richesses matérielles, mais une économie de la vie.196

La biopolitique est donc l’un des termes par lesquels Ewald conceptualise l’extension du droit à la sécurité sociale à l’ensemble de la population, « ensemble de vivants sur lequel des technologies peuvent s’appliquer197 ». Cette extension est, selon Ewald, l’un des grands

développements des techniques du risque au XXe siècle198. La valeur supérieure de la vie

porte donc une réponse originale au problème du « coût social » qui a fait l’objet d’un article célèbre qui inspire l’analyse économique du droit199. Dans L’État providence, le

« risque social » est assumé par l’État entendu comme « gestionnaire de la vie200 ». La

philosophie politique correspondante à ces transformations n’est plus construite autour du problème de la souveraineté, donc de la loi, mais de la « norme ».

194 Foucault, supra note 183 à la p. 187. 195 Cellerier, supra note 160 à la p. 66.

196 Ewald, supra note 55 à la p. 375. Notre soulignement.

197 Bernard Andrieu, « La fin de la biopolitique chez Michel Foucault : le troisième déplacement », Le Portique, n° 13-14, 2004, [en ligne] : http://leportique.revues.org/627 (consulté le 24 novembre 2014), par. 11.

198 Ewald, supra note 55 aux pp. 395 et s. 199 Supra note 109.

200 Ewald, supra note 55 à la p. 375 : « L’État providence accuse l’État libéral d’être un mauvais gestionnaire de la vie ».

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1.1.1.3. L’émergence de l’État providence en considération du concept de « norme » Le concept de « norme » est pensé par Foucault à partir de sa réflexion sur la normativité sociale aboutissant à l’unité de la norme avec la réalité. Dans la perspective d’une totalité fermée sur elle-même, la norme se dispense de toute justification relevant de la subjectivité parce qu’elle repose sur une étude statistique, sociologique ou économique. La norme devient ce par quoi on juge les conduites, qu’on règle les conflits des activités utiles. Elle se comprend comme règle de jugement d’« une société marquée par le conflit des activités utiles201 » qui génère ou produit des « accidents202 », des « excès », des « abus » et des

« inégalités203 » que la société règle par « transaction204 », « équilibre205 », « tolérance206 »,

et « équité207 ». La référence kelsénienne affirmée par Ewald se comprend dans la forme

« pure » prise par le « rapport social ». Il s’agit désormais de juger les conduites « par

201 Ibid., p. 481.

202 Ibid., pp. 437 et s. 203 Ibid., pp. 450 et s.

204 Ibid., pp. 457 et s. La notion est liée au « contrat de solidarité ». À la page 460, l’auteur mentionne : « […] la loi de 1898 constituait une transaction légale, et la notion de risque professionnel précisait les termes de la transaction. On avait ainsi la série : transaction, risque, assurance qui allait inspirer la législation des assurances sociales. Nous poserons l’hypothèse qu’avec la loi sur les accidents du travail, et son arrière-fond solidariste, on est entré dans un ordre des transactions généralisées. Et que la catégorie de la transaction pourrait bien servir à décrire le régime des obligations de droit social. » Notre soulignement

205 Ibid., pp. 468 et s. Équilibre et transaction sont liés. « La notion d’équilibre fonctionne à un double niveau. Un niveau politique, d’abord : équilibre décrit la rationalité politique, qui correspond à la pratique des transactions; rationalité qui définit une politique du droit où celui-ci s’inscrit comme élément de gestion sociologique de la société. Il y a la série : conflit, équilibre, transaction. Sur la base d’une société conçue comme naturelle conflictuelle, où les protagonistes des conflits sont considérés comme aussi respectables les uns que les autres parce que contribuant tous à l’œuvre commune, transaction et équilibre deviennent deux notions réciproquables, qui se renvoient l’une à l’autre. […] la notion d’équilibre décrit aussi la structure d’un type de droit, une logique ou une rationalité juridique : la logique du jugement de droit social […] ce qui caractérise le droit social, ce n’est pas tant la prolifération de mesures législatives et réglementaires plus ou moins excédentaires du droit commun que le fat que de telles mesures aient pu être prises et jugées nécessaires. C’est la rationalité du droit social qui explique le contenu de la législation de droit social. » [p. 470]. Notre soulignement.

206 Ibid., pp. 488 et s. L’environnement est son domaine privilégié. « La tolérance est d’abord liée l’idée de seuil qui suppose que l’on accepte la réalisation du dommage jusqu’au seuil considéré. En effet, l’idée d’interdire, purement et simplement, la pollution n’a juridiquement pas de sens : il faudrait interdire l’activité industrielle. La norme juridique ne peut avoir ici pour objet de prohiber un intérêt au profit d’un autre, mais de maintenir entre eux un certain équilibre. Équilibre qui s’exprime à travers la fixation d’un seuil, qui, dépendant lui-même des circonstances de temps et de lieu, ne peut être fixé à priori par le législateur, et ressortit au pouvoir quasi discrétionnaires de l’administration. » [p. 489]. Notre soulignement. L’auteur parlait déjà de « tolérance » en relation avec la notion d’équilibre plusieurs pages avant : « la règle devait être tolérance aux nuisances, à moins que le dommage causé ne soit estimé, en fonction des circonstances de temps et de lieux, “anormal” ou “excessif”. » [p. 481].

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rapport à une moyenne »208, à une « commune mesure » qui renverse donc le rapport

droit/politique en faisant de la loi « une pure question de technique gouvernementale209 ».

C’est une transformation dans l’épistémologie du droit qui s’opère ainsi, à travers notamment les risques sanitaires et biotechnologiques, en épousant la mobilité et le changement210.

1.1.1.4. L’émergence de l’État providence et l’individualisation de l’histoire

La « généalogie du droit social » individualise l’histoire en appliquant « un positivisme radical. Plus radical encore que celui de Kelsen, parce que nominaliste211 ». Ce positivisme

s’exprime dans la notion de « problématisation212 » appliquée à l’étude d’objets « sur leur

forme historiquement singulière213 ». Puisqu’il s’agit de saisir un phénomène nouveau dans

sa pureté (référence à Kelsen), cela limite l’expérience juridique comme imbrication de l’histoire et du droit214. Selon François Ewald, « [l]’histoire du droit n’est pas celle d’une

grande continuité mais celle, au contraire, de la transformation d’ordres juridiques.215 » Ce

positivisme radical est lié au refus de l’essence, du droit comme universel : « [p]arler d’expérience juridique, c’est adopter une perspective généalogique, savoir qu’il n’y a pas de science, de théorie ou de philosophie du droit qui puisse s’énoncer abstraitement, indépendamment des formes de problématisation qui sont liées à sa propre expérience juridique.216 » Comme les autres termes relatifs à l’émergence de l’État providence,

l’individualisation de l’histoire participe à la déconstruction des catégories traditionnelles

208 Ibid., p. 338.

209 Ibid., p. 485. 210 Ibid., pp. 532-533. 211 Ibid., p. 30.

212 Sur le rapport de Foucault à l’histoire où cette notion intervient, voir notamment Marc Djaballah, Kant, Foucault, and Forms of Experience, New York/London, Routledge 2008, 348 p.; Michel Foucault, Qu’est-ce que les Lumières?, analyse et présentation par Olivier Dekens, Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Bréal, 2004.

213 Judith Revel, « Michel Foucault : discontinuité de la pensée ou pensée du discontinu? », Le Portique, n° 13-14, 2004, [en ligne] : http://leportique.revues.org/635 (consulté le 23 octobre 2013), parag. 19-21.

214 Ewald, supra note 55 à la p. 32. 215 Ibid., p. 588.

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du droit. Le modèle de l’État providence est donc porteur de changement, y compris dans l’épistémologie même du droit.