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L’approche systémique de l’adaptation du droit

Partie I. La problématique du changement et de la permanence : fondements biologiques

Chapitre 2. L’interactionnisme comme fondement biologique de la problématique du

2.2. Le dépassement des bornes du droit civil en matière d’aliments

2.2.2. Des fondements questionnant la fragmentation du système juridique

2.2.2.3. L’approche systémique de l’adaptation du droit

La parenté de pensée dans l’interactionnisme entre l’aristotélisme et la systémique s’affirme par rapport au cartésianisme dont l’idéal scientifique a été adopté par le positivisme710. Les courants doctrinaux principaux qui sont opposés dans leur conception

du droit international (volontarisme et objectivisme711) ont, selon Éric Wyler, ce géniteur

706 Robert Kolb, « La sécurité juridique en droit international : aspects théoriques » (2001) 9 African Yearbook of International Law 103, 105.

707 Ibid., pp. 105-109. 708 Ibid., 103.

709 Louis Favoreu, « La constitutionnalisation du droit », dans Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux (dir.), La constitutionnalisation des branches du droit, Paris/Aix-en-Provence, Economica/Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1996, pp. 190-192; Lexique des termes juridiques, 13e éd, Paris, Dalloz, 2001, p. 506; Louis Favoreu et les autres, Droit constitutionnel, 8e éd., Paris, Dalloz, 2005, p. 82.

710 Éric Wyler, « L’influence du positivisme sur la doctrine volontariste et objectiviste en droit international : plus qu’un facteur de rapprochement? », dans Pierre-Marie Dupuy et Vincent Chetail (dir.), Les fondements du droit international, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2014, pp. 351-352 : « le Positivisme […] réalisa le projet de faire du droit une science, tirant pleinement bénéfice de la double révolution épistémologique réalisée par Descartes, à savoir d’une part le principe de l’unicité de la méthode, rompant avec le pluralisme méthodologique aristotélicien, d’autre part la séparation stricte, définitive, entre le Sujet (res cogitans) et l’Objet (res extensa), condition de possibilité de l’axiome de base du Positivisme scientifique, l’objectivité scientifique impliquant l’interchangeabilité des observateurs impartiaux. »

711 Ibid., p. 338. L’auteur précise à la page 337 que « Volontarisme » et « Objectivisme » sont des « types idéaux, abstraits » même si « dans la réalité doctrinale » ils « n’existent pas à l’état “pur” ».

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commun712. Ces courants sont critiqués dans un contexte où le droit international ne se

développe plus par la seule volonté de l’État713 aux prises avec les forces de la

mondialisation. Dès lors « la réflexion juridique n’hésitera pas à s’enrichir de l’apport d’autres disciplines pour rendre compte des réalités des relations internationales, avec les interférences politiques, économiques, sociales et culturelles, les rapports de force et les autres facteurs qu’une approche objective du droit international ne peut occulter.714 »

L’adhésion à la thèse de la flexibilité du droit715 se comprend par ce besoin d’adaptation au

changement716.

Mais à la différence de l’objectivisme juridique « la systémique offre une nouvelle approche de la réalité qui intègre les aspects considérés par le rationalisme analytique comme a-scientifiques.717 » Le paradigme systémique d’inspiration aristotélicien n’est pas

obsédé par cet idéal scientifique commun au positivisme en assumant la complexité et l’incertitude de la vie718. Selon Eric Wyler, « une théorie systémique “complexe” assum[e]

à la fois la continuité entre science de droit et droit et la multidimensionnalité du phénomène juridique, y compris – et surtout – le rôle des acteurs.719 » En matière

d’adaptation, on attribuerait de ce point de vue au droit international des propriétés d’un artisan qui développe et améliore constamment ses outils, on parlera en l’espèce d’outils juridiques, adaptés ou adaptables aux circonstances, aux situations de nécessités, etc.

712 Ibid., pp. 354 et s.

713 Maurice Kamto, « La volonté de l’État en droit international », Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours, t. 310, 2004, pp. 9-428.

714 Ahmed Mahiou, « Le droit international ou la dialectique de la rigueur et de la flexibilité : cours général de droit international public », Académie de droit international de La Haye, tiré à part du Recueil des cours, t. 337 (2008), 2009, p. 33.

715 Jean Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, 10e éd., Paris, L.G.D.J., 2001. 716 Pellet supra note 318 aux pp. 113 et s

717 Weckel, supra note 101 à la p. 135.

718 Éric Wyler, Théorie et pratique de la reconnaissance d’État : une approche épistémologique du droit international, Bruxelles, Bruylant, 2013, pp. 241-242 : « […] précisons que l’approche systémique du droit n’a rien à voir avec les constructions alléguées scientifiques visant à élaborer des ensembles normatifs en systèmes fermés, exhaustifs (codes), régis par des lois logiques basées sur le principe de non-contradiction, à l’image du système pyramidal kelsénien. Tout au contraire, la conception systémique dont il est question, comme la pensée aristotélicienne dont elle s’est nourrie, demeure perpétuellement ouverte ou inachevé dans la mesure où, assumant la double limite que représentent la finitude humaine et la complexité du monde, elle sait qu’elle ne peut tendre qu’à une intelligibilité imparfaite des réalités. »

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Athina Chanaki propose « comme synonymes pour “adapter”, les mots réviser, modifier, transformer, harmoniser, ajuster, accommoder, accorder, mettre en accord »720. Au vu des

éléments principaux du système Westphalien (traités, coutumes, principes généraux de droit) qui ne sont pas assez réactifs ou prompts au changement721, on apprécie aujourd’hui

la production normative des organisations internationales, les travaux de la Commission du droit international (CDI) et, surtout, la montée en puissance des juridictions internationales qui apparaissent dans le contexte contemporain comme « les “adaptateurs de droit” les plus efficaces de l’ordre juridique international722 ».

Le paradigme systémique étend par ailleurs l’internormativité de Jean Carbonnier723 aux

interactions entre systèmes juridiques. L’apport de la complexité à l’analyse systémique repose sur les postulats suivants s’« agissant du droit au sens strict » :

1° les divers corpus forment des sous-systèmes indépendants. Le droit du travail fonctionne sur lui-même, tout comme le droit des affaires ou le droit international ou celui des droits de l’Homme;

2° Par ailleurs, il se noue des récursivités entre eux : quand on traite d’une question de droit du travail, on est fréquemment renvoyé aux autres corps de droit où il est question de cette matière, et le juge comme l’avocat sont bien obligés de faire des va-et-vient permanents de l’un à l’autre pour en déduire la solution qui leur paraît appropriée […] De la famille, il est question dans les textes relatifs à la protection de l’enfance, à la sécurité sociale, à la protection des mineurs, aux droits des femmes, au logement, à l’entr’aide sociale etc. Le travailleur voit sa vie réglementée non seulement par le Code du travail, du droit des affaires, des relations transfrontalières entre États voisins, des échanges internationaux, des droits de l’Homme etc.

720 Athina Chanaki, L’adaptation des traités dans le temps, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 4 : Elle fait « référence à toutes les techniques disponibles en droit international pour réviser, modifier, ajuster un traité et, plus précisément, les règles qu’il comporte afin de les mettre en accord avec un évènement ou une situation nouvelle que l’écoulement du temps a fait apparaître. »

721 Alain Pellet, « L’adaptation du droit international aux besoins changeants de la société internationale : conférence inaugurale, session de droit international public, 2007 », Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours, t. 329, 2008, pp. 21 et s.

722 Ibid., p. 21.

723 Jacques Chevallier, « L’internormativité », dans Isabelle Hachez et les autres (dir.), Les sources du droit revisitées : théorie des sources du droit, vol. 4, Lima-Bruxelles, Anthemis-Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2012, pp. 689-691 où l’auteur parle de l’« analyse pionnière de Jean Carbonnier » sur cette question qui était cependant limitée aux « rapports entre les normes juridiques et les autres systèmes normatifs ».

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3° Enfin, ils sont orientés vers un but, et la solution n’est plus que rarement le résultat d’un simple syllogisme fondé sur un fait et se rapportant [sic] un texte; elle est devenue le produit d’une réflexion sur le projet susceptible d’être mis en œuvre avec quelque chance de réussite, à partir d’une part des faits et des textes croisés qui régissent la matière, et d’autre part du résultat que l’on cherche à atteindre.724

En ce qui concerne « le droit dans la dimension des systèmes juridiques au sens large » :

1° les divers systèmes, droit, imaginaires ou vécus, forment des sous-systèmes indépendants. Le fait même qu’ils puissent se concurrencer suppose cette autonomie.

2° Entre eux se nouent des récursivités : ce que nombre d’auteurs traitent en termes d’internormativité ou de pluralisme.

3° Ils sont orientés vers un but, et sont le reflet de projets de société.725

C’est dans ce cadre que la position systémique sur les droits humains semble aussi s’inscrire et, donc, l’art. 11 du PIDESC que nous allons aborder dans la partie suivante.

724 Arnaud et Dulcé, supra note 458 aux pp. 236-237. 725 Ibid., p. 237.

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Conclusion de la première partie

La problématique du changement et de la permanence est à la base de notre proposition de réponse à la question de recherche. Nos deux indices de rationalité rapportée à l’histoire interviennent dans cette problématique pour mettre en perspective juridique la matière alimentaire. Deux idées essentielles se dégagent de cette mise en perspective pour la suite de notre démonstration. La première est la place de l’aliment dans l’évolution des sociétés et des peuples, et dans leurs systèmes de vie et de valeurs, dont l’interprétation, qui s’inspire largement de la biologie, dégage une densité normative complexe. La seconde est l’adaptation du droit dans le domaine alimentaire.

Le cadre d’interprétation d’inspiration biologique qui a pour indice le risque nous plonge dans une société transformée par ce que Hans Jonas « nomme “la révolution technologique”726 », et qui a des effets sur les rapports (alimentaires) humains. Ces derniers

sont médiatisés dans la société assurantielle d’Ewald donc la construction comporte une explication du changement dans le processus par lequel on pourvoit aux besoins alimentaires, dans « la marche mécanisée de la production et la routine bureaucratique727 »,

redéfinissant « [l]’activité qui consiste à satisfaire nos besoins, le travail »728. Le Traité de

Versailles de 1917 correspond à un moment important dans l’histoire de la construction des instruments internationaux relatifs aux DESC où les rapports sociaux médiatisés par le travail en matière de niveau de vie commenceront à être investis par le droit international. Mais l’épistémologie de ce droit dit « social », dans la perspective d’Ewald, intègre la pensée foucaldienne sur la fragmentation de la société alors divisée en intérêts opposés et placés sur un même pied d’égalité. La dimension « sociale » des relations internationales conçoit en effet l’égalité des problèmes économiques, sociaux, environnementaux, alimentaires, etc. qui divisent les acteurs de la société internationale. Le « droit social » comme équilibre des intérêts opposés et égaux ne repose plus alors sur une valeur posée comme supérieure mais sur la « norme » correspondant à la « socialisation du droit ».

726 Marie-Geneviève Pinsart, « Hans Jonas : une réflexion sur la civilisation technologique », dans Pascal Chabot et Gilbert Hottois (dir.), Les philosophes et la technique, Paris, J. Vrin, 2003, p. 187.

727 Jan Potočka [traduit du tchèque par Erika Abrams], Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, Boston, Kluwer Academic Pub., 1988, p. 37.

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Le cadre d’interprétation d’inspiration biologique qui a pour indice la subsistance ne fait pas du progrès technique une fin en soi en restaurant une temporalité qui ne crée pas de séparation fondée sur un « préjugé misérabiliste » entre l’ancien monde et le monde crée par « la révolution technologique ». Il participe de ce point de vue à la critique de la postmodernité en s’opposant à l’effacement des cultures et des identités porteuses de créativité humaine. Le contenu culturel et identitaire de l’aliment fait de celui-ci une sorte de témoin de l’histoire des sociétés et des peuples. Dans la dialectique hégélienne de la liberté et de la nécessité où l’aliment est ce que devient une chose qui répond à un besoin alimentaire, l’activité qui consiste à le satisfaire devrait de ce point de vue être appréhendée dans sa diversité. Reconnaitre sans préjugé qu’il existe plusieurs moyens de subsistance permet donc d’ordonner la diversité des moyens techniques à une fin. Au final, il se dégage des fondements du dépassement des bornes du droit civil en matière alimentaire une certaine objectivité du besoin alimentaire favorable à l’intervention du droit, et que la sacralité des aliments est soutenue par une pensée juridique qui rejoint l’idée de constitutionnalisation des droits plutôt que celle de « socialisation » d’Ewald.

Les deux perspectives sont bien en accord sur la seconde idée essentielle que le droit est parfaitement adapté à une matière où les lois de la nature rencontrent les lois sociales. Mais la conception de cette adaptation les oppose en considération de leur manière différente de comprendre l’histoire pour l’interroger.

La première perspective est pertinente pour souligner les limites du positivisme juridique à rendre compte des « normativités émergentes de la mondialisation729 ». Elle s’inscrit en

effet dans le développement intellectuel qui accompagne le phénomène de la mondialisation qui a libéré des forces, notamment du marché, agissantes à l’échelle globale. L’État subit désormais leur influence qui lui enlève l’exclusivité de la production normative en l’inscrivant dans un tout sans universel. La « norme » comme totalité émergente sans sujet devient la référence d’un nouvel ordre coïncidant avec la réévaluation des menaces mondiales qui se jouent des frontières, comme par exemple la famine dans le monde et ses relations avec la pauvreté, l’immigration illégale, l’insécurité, les changements climatiques, les biotechnologies modernes, etc. La sécurité alimentaire est de ce point de vue un concept

729 Voir Benyekhlef, supra note 53.

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émergent d’un espace où des forces agissantes s’affrontent.

L’État providence qui est le nom par lequel François Ewald désigne la rationalité assurantielle s’appuie sur une société conflictuelle et divisée où la solidarité se manifeste par le risque qu’une partie du tout fait courir par son activité à l’autre. En cela, les facteurs d’évolution sont essentiellement pensés dans les termes d’une lutte perpétuelle contre un « mal social » : l’autre. Comprendre le changement ainsi, à partir d’une philosophie positiviste, nominaliste et nihiliste, c’est soumettre l’évolution du droit au hasard de la lutte pour finalement nier son idée même en nous plongeant dans une sorte d’instabilité. Ne considérer que la lutte qui force le progrès social et l’amélioration des conditions de vie présente donc des limites quand il s’agit de comprendre l’art culinaire, la diététique, la place de l’alimentation dans l’éducation des enfants, les pratiques ancestrales relatives à l’agriculture, la pêche et la chasse, etc., qui positionnent les aliments à la fois dans l’histoire et dans le quotidien des populations et des sociétés, et consacrent leur sacralité de générations en générations. Le rapport à l’histoire ne met donc pas en exergue que la lutte mais aussi les œuvres de l’esprit que les générations précédentes lèguent aux générations suivantes qu’elles peuvent adapter à leur condition ou réalité.

La problématique du changement et de la permanence tente de dépasser cette opposition de perspective. Qu’il puisse en effet « subsiste[r], malgré tout, un jugement commun dans un monde que par ailleurs tout divise730 », François Ewald semble le reconnaître dans la

fonction qu’il attribue aux « principes généraux du droit731 ». C’est en « employ[ant] un

vocabulaire d’historien [qu’il souligne que] leur invention a correspondu à la nécessité de

réintroduire la “longue durée” dans la vie du droit.732 » Cette reconnaissance se traduit

730 Ewald, supra note 55 à la p. 506. Notre ajout entre crochets.

731 Ibid., p. 509 : « Les principes généraux du droit ont d’abord pour fonction d’assurer la continuité et la stabilité de l’ordre juridique [...]. D’équilibrer la temporalité de plus en plus courte des sources traditionnelles du droit, par une temporalité normative beaucoup plus lente, sans laquelle le système juridique ne jouirait plus de cet élément de durée nécessaire à sa propre existence. Avec ceci que la continuité qu’assurent les principes généraux du droit jouit des propriétés remarquables : c’est une continuité souple, tolérant les modifications, les exceptions mêmes, une continuité accueillante au changement, tout en lui fournissant la stabilité de son cadre juridique; c’est donc une continuité progressive. C’est aussi une continuité relative, relative à une société pour une période nécessairement longue de son histoire. Et corrélativement, selon une coordonnée plus spatiale, les principes généraux du droit jouent un rôle homogénéisateur au sein même du système juridique. »

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pourtant chez d’autres par l’identification de plusieurs « notions juridiques cardinales733 »

qui sont consubstantielles à l’idée même du droit dont certaines, comme l’état de nécessité, sont liées à l’expérience juridique en matière alimentaire734. La problématique du

changement et de la permanence est donc le cadre dans lequel nous allons proposer une analyse de l’art. 11 du PIDESC. L’importance que nous attribuons à cet article réside dans ses interactions avec les dispositions pertinentes d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme, au commerce international, à la mer, à l’environnement, etc. La mise en cohérence interne et externe organisée autour de l’art. 11 du PIDESC s’inscrit en effet dans le contexte du débat sur la fragmentation du droit international. Nous entendons ainsi souligner le risque consistant à interpréter cet article isolément qui explique en grande partie les erreurs de lecture que nous allons relever dans la littérature. La première partie qui nous apporte le recul nécessaire dans cette perspective concerne aussi les limites d’une interprétation essentiellement positiviste de cet article. L’intérêt d’y inclure nos deux rationalités réside dans la vitalité qu’il serait pertinent d’attribuer à cet article en le situant entre le passé et le présent, dans une expérience juridique qui n’est pas close.

733 Kolb, supra note 437 aux pp. 589 et s. 734 Supra pages 114 et s.

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Partie II. Interprétation d’inspiration biologique de