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La contribution de la notion de nécessité à la compréhension de

Partie I. La problématique du changement et de la permanence : fondements biologiques

1.2. Application des propriétés de l’émergence à l’adaptation du droit international

1.2.2. La fonction d’ordre du droit dans un système social fragmenté

1.2.2.1. Le nouvel « ordre social »

1.2.2.1.2. La contribution de la notion de nécessité à la compréhension de

La « nécessité » appartient au langage ordinaire. Son utilisation dans les sciences naturelles et sociales et en philosophie la transforme pour en faire une notion centrale dans la recherche de réponses à des questions fondamentales, et controversées dans l’histoire des idées, qui concernent notamment la socialité de l’homme et l’ordre juridique lui-même. Son utilisation en droit international permet de mettre en exergue son intelligence des situations complexes.

Issue du Grec, la nécessité « est associée étymologiquement à la contrainte qui pèse sur l’homme en raison de l’enchaînement inévitable des principes et des conséquences, des effets et des causes337 ». Le déterminisme auquel la notion renvoie au sens abstrait n’est

Justice : chacun a besoin de trouver le moyen de partager les avantages et les charges collectifs et de faciliter la coexistence pacifique. » [pp. 4-5]. Selon le document, « il existe […] un consensus au sujet des principes essentiels de la bioéthique » : (1) la « dignité humaine, les droits de l’homme et la justice »; (2) l’« action bienfaisante »; (3) la « diversité culturelle, le pluralisme et la tolérance »; (4) la « solidarité, l’équité et la coopération »; (5) et la « responsabilité de la biosphère » [pp. 5-6].

335 Kieffer, supra note 280 à la p. 99 (note 407). L’auteur fait référence à un article de Jean Combacau, « Pas une puissance, une liberté : la souveraineté internationale de l’État », Pouvoirs, n° 67, 1993, pp. 21 et s. 336 Chaïm Perelman, « La loi et le droit », dans Qu’est-ce que l’homme? Philosophie/psychanalyse : hommage à Alphonse De Waelhens (1911-1981), Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1982, p. 349 : La « conception formaliste du droit, indifférente à l’interaction entre le droit et le milieu auquel il s’applique, ne permet pas de rendre compte du droit effectif, c’est-à-dire du droit en action. La pratique du droit, quel qu’il soit, exige la prise en considération des interactions entre le texte écrit et les réactions résultant de son application dans un milieu donné. En négligeant cette interaction, on ne comprend rien à la vie du droit, c’est- à-dire à la manière dont son interprétation évolue sous l’effet des techniques juridiques les plus variées. ». 337 Cassella, supra note 108 à la p. 4.

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cependant pas absolu en considération de la liberté d’agir du sujet338. La liberté de choix

que conserve le sujetintervient dans le « lien entre un moyen et une fin339 ». Mais, selon

Hans Jonas, « l’exercice de la liberté dont jouit le vivant est plutôt une dure nécessité » qu’il appelle « besoin ». L’auteur rappelle « une propriété de l’être organique tout à fait particulière à la vie et inconnue du reste de la réalité. L’atome est autosuffisant et continuerait à exister même si tout le monde autour de lui était anéanti. Par contre, la non- autarcie est l’essence même de l’organisme. Son pouvoir d’utiliser le monde, ce privilège unique de la vie, trouve sa contrepartie exacte dans la nécessité d’avoir à l’utiliser sous peine de cesser d’être340. » Cette propriété s’applique à l’État341. A celui-ci s’impose par

exemple la nécessité de la justice : « l’État veut la justice non pour elle-même […] mais parce qu’il a besoin de la respecter pour subsister342 ». Les émeutes de la faim provoquées

par la crise alimentaire mondiale de 2007-2008 et qui ont secoué plusieurs pays rappellent les « mouvements de subsistance » dans l’histoire des sociétés343. Lorsque la

« paupérisation des populations » par la mondialisation économique rencontre l’affaiblissement de ce qui fait en principe la « force d’un État et, par conséquent, son aptitude à durer », à savoir la justice344, c’est sa vie même qui est menacée345 de manière à

lier la sécurité de l’État à la sécurité humaine, y compris alimentaire346.

338 Ibid.

339 Ibid.

340 Hans Jonas, « Le fardeau et la grâce d’être mortel », dans Gilbert Hottois (dir.), Aux fondements d’une éthique contemporaine : H. Jonas et H. T. Engelhardt en perspective, Paris, Vrin, 1993, p. 42.

341 Charles Dunan, « La responsabilité », Revue de Métaphysique et de Morale, t. 10, n° 4, (Juillet 1902), pp. 431-432 : « L’État n’a qu’un seul et unique intérêt, qui est de vivre […] l’État veut vivre pour vivre, sans recherche aucune d’une fin autre que la vie même. Sans doute ceux qui le représentent et qui gouvernent en son nom, hommes ou partis politiques, agissent souvent pour des fins personnelles différentes de la vie de l’État, de sorte que l’État est engagé par eux dans des voies très opposées à celles que lui prescrit son intérêt; mais ceci est en dehors de la question. Nous ne considérons pas ici comment les États sont conduits, mais comment ils doivent l’être. Or, nous venons de le dire, ils doivent être conduits de façon à vivre et à durer, aussi forts que possible, sans rien de plus. Mais qu’est-ce qui fait la force d’un État, et, par conséquent, son aptitude à durer? C’est la justice seule […]. »

342 Ibid., p. 434.

343 Voir Bouton, supra note 12 aux pp. 71 et s. 344 Dunan, supra note 341 aux pp. 431 et s.

345 Jean Salmon, « Quelle place pour l’État dans le droit international d’aujourd’hui? », Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours, t. 347 (2010), 2011, p. 39 : « L’affaiblissement économique de l’État peut conduire à des faillites d’État, à l’incapacité de conserver l’autorité sur le territoire, à l’anarchie face au terrorisme […] ou à la mainmise sur l’appareil d’État par des groupes prédateurs ou mafieux. Lorsque s’ajoutent à cela l’occupation du territoire par des armées étrangères, des mouvements sécessionnistes ou des

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« Même en droit, la nécessité renvoie tout d’abord à une situation de fait qui présente une certaine contrainte sur les sujets.347 » Des exemples de « manifestations juridiques de la

nécessité348 » sont notamment trouvés dans les affaires mettant en cause l’Argentine devant

les tribunaux du centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI)349 et les crises des années 2000350. Les sentences rendues entre le

12 mai 2005 et le 28 septembre 2008 par ces tribunaux concernaient des mesures adoptées par cet État entre 2000 et 2003 pour faire face à une grave crise économique. Jacques Werner a noté le changement qui s’est opéré dans le contexte de cette crise traversée par l’Argentine et des crises alimentaires et financières mondiales dans la décennie 2000 en ces termes :

And what a change! As we all know, we passed suddenly from a system of free market to a system of managed economy - managed by States and international institutions. As one commentator said:

“A dynamic is unfolding - economic power has shifted from New York to Washington, from Shanghai to Beijing, from Mumbai to New Delhi, and from Dubai to Abu Dhabi. As a result, domestic political factors are driving the performance of markets.” (Miriam Kachikwu, contribution to Liber Amicorum for Thomas Wdlde, September 2009).

The examples are all around us - the American authorities have assumed a right of life and death over their banks, deciding which one will be funded to continue and which one will let be bankrupt; over their insurance industry; over their housing industry deciding which category of home-owners will be helped and which one will be left defaulting; and, the most obvious example, over their car industry, funding it and deciding - “qui paye commande” - the terms of the agreements with unions and even which type of cars should be produced.

luttes intestines entre seigneurs de la guerre, on assiste à des massacres de population civile, à de graves violations du droit humanitaire, aux déplacements de population, au drame des réfugiés. »

346 Voir Cecilia Bailliet, Security: A Multidisciplinary Normative Approach, Nijhoff, 2009. 347 Cassella, supra note 108 à la p. 4.

348 Ibid.

349 Notamment l’affaire CMS Gas Transmission Company c. Argentine, objet d’une décision d’annulation partielle de la sentence arbitrale par le Comité ad hoc en 2007.

350 Jacques Werner, « Revisiting the Necesssity Concept » (2009) 10 (4) The Journal of World Investment and Trade 549.

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And nobody knows how long such State management of the economy will last - as many opinions as pundits. And Europe and Asia are - with some distance – following the American policy.351

Pour Jacques Werner, les défenses de nécessité (necessity defences) de l’Argentine, « to safeguard an essential interest against grave and imminent peril such as civil disorder, breakdown of food supplies and sanitary facilities, and the like »352, ne serait qu’une espèce

d’un problème encore plus étendu. L’Argentine a en effet justifié par la nécessité ses mesures qui étaient limitées dans le temps. Le problème devient encore plus intéressant lorsque, dans le contexte des crises alimentaire et financière de la fin des années 2000, les mesures prises, et justifiées par la nécessité, s’inscrivent sur le long terme : « Governments are engaged in rebuilding whole sectors of their economy in what will be no doubt a long- term effort. Now rebuilding an economy implies a heavy risk of protectionism - after all Governments consider that their first duty is to their citizens, not to the foreign investors.353

» Les manifestations juridiques de la nécessité dans l’affaire de la Compétence en matière

de pêcheries (Espagne c. Canada)354 confirment le role qu’elle dans l’ordre juridique international355.

Cette expérience récente nous rappelle les effets de l’idée américaine « de déconnecter l’agriculture du marché356 » dans le cadre du new deal du président Roosevelt.

L’Agricultural Adjustment Act (AAA) de 1933 et ses amendements successifs auraient été pour beaucoup dans l’évolution ultérieure du GATT de 47 en ce qui concerne l’agriculture357. La réduction généralisée des mesures douanières préconisées par les États-

351 Ibid., p. 551.

352 Werner, supra note 350 à la p. 552. Notre soulignement. 353 Ibid.

354 Arrêt du 4 décembre 1998 (Compétence de la cour), C.I.J. Recueil 1998, p. 432.

355 Takuhei Yamada, « The Defence of Necessity as Customary International Law: The Fisheries Jurisdiction Case (Spain v. Canada) Re-examined, dans Shotaro Hamamoto, Hironobu Sakai, Akiho Shibata (dir.), “L’être situé”, effectiveness and purposes of international law: essays in honour of Professor Ryuichi Ida, Leiden/Boston, Brill/Nijhoff, 2015, p. 254: « the defence of necessity can play a role in maintaining the international legal order, even when States are in emergencies ».

356 Jean-Marc Boussard, « Faut-il libéraliser l’agriculture mondiale? », Cahiers Agricultures, vol. 15, n° 5, 2006, p. 406.

357 Gilbert Noël, « Agriculture et commerce : le dilemme de la politique extérieure des États-Unis (1920- 1960) », Histoire, économie et société, vol. 22, n° 1, 2003, p. 41.

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Unis conformément « à l’intérêt général de leur économie fut prise en compte par le GATT358. Dans une décision du 5 mars 1955, les États-Unis avaient en effet obtenu une

dérogation par laquelle ils ne portaient plus atteintes aux articles II et XI du GATT de 47359.

N’ayant pas laissé ses partenaires commerciaux indifférents, la porte ainsi ouverte suscita d’autres demandes de dérogation360 au point de conduire finalement le secteur agricole vers

l’exclusion du système commercial multilatéral alors mis en place361. « Sur le long terme

émerge une “exception agricole” qui permet de construire une “forteresse agricole” dont s’est inspirée la communauté européenne.362 » C’est le début d’un affrontement entre les

deux puissances agricoles qui marquera les négociations ultérieures dont celui du cycle d’Uruguay363. On peut ajouter, entre autres exemples, la Déclaration sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique de Doha du 14 novembre 2001364 qui montre que « [l]a

358 Ibid., p. 53.

359 Octroi aux États-Unis d’une dérogation en ce qui concerne les restrictions à l’importation instituées au titre de l’article 22 de l’« Agricultural Adjustment Act » (de 1933) tel qu’il a été amendé, I.B.D.D., suppl. n° 3, Genève, 1955, pp. 33-40.

360 Demandes de dérogation présentées par la Belgique et le Luxembourg, Rapport adopté le 3 décembre 1955, Doc.GATT L/467/Rev.I, I.B.D.D., suppl. n°4, Genève, 1956, p. 115.

361 Melaku Geboye Desta, The Law of International Trade in Agricultural Products: from GATT 1947 to the WTO Agreement on Agriculture, Boston, Kluwer Law International, 2002, p. 5.

362 Noël, supra note 357 à la p. 41; Rapport sur le bilan de santé de la politique agricole commune (COM [2008] 306 final/n° E 3878), p. 23 : « La politique agricole commune mise en place en 1962 en Europe est directement inspirée des principes du New deal de Roosevelt » dont « [l]’idée prédominante […] en matière agricole fut de déconnecter le revenu des paysans américains du marché afin de leur garantir un revenu minimum et d’éviter, autant que faire se peut, les traumatismes […] L’AAA (Agricultural Adjustment Act) avait ainsi pour objet de contrôler et de limiter l’offre agricole par des subventions, ce qui devait se traduire par un relèvement des prix agricoles et le maintien de prix bas pour le consommateur. Cette politique s’est depuis lors perpétuée au travers des différents “Farm bills” ». Mentionnons aussi la Convention de Stockholm de 1959 créant l’Association européenne de libre-échange (AELE) sous l’impulsion du Royaume Uni. Les six autres pays sont : Autriche, Danemark, Norvège, Portugal, Suède et Suisse. L’Islande et le Liechtenstein ont adhéré à l’AELE. Certains de ces pays font maintenant parties de l’UE. John O. Coppock, Atlantic Agricultural Unity: is it Possible?, New York, C.F.R., 1966, p. 46 : « The Stockholm Convention brought into being in 1959 […] with rules effectively those Britain had been supporting – exclusion of agriculture and the maintenance of national tariffs for the outside world. » Notre soulignement.

363 Voir Jean-Claude Martinez et Jeanne-Isabelle Martinez, Europe-États-Unis, la guerre agricole de 40 ans, Paris, L’Harmattan, 2003.

364 Conférence ministérielle de l’OMC (WT/MIN(01)/DEC/2), parag. 4 : « Nous convenons que l’Accord sur les ADPIC n’empêche pas et ne devrait pas empêcher les Membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique. En conséquence, tout en réitérant notre attachement à l’Accord sur les ADPIC, nous affirmons que ledit accord peut et devrait être interprété et mis en œuvre d’une manière qui appuie le droit des Membres de l’OMC de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l’accès de tous aux médicaments. »

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protection de la santé publique peut être mise en œuvre grâce à la marge d’interprétation dont disposent les États.365 »

Ces exemples illustrent combien l’État est face à un énorme défi de « préservation sociale366 » dans le contexte de la mondialisation367. « L’“État” dans ce monde n’est plus un

“État souverain” abstrait et homogène. Il s’agit de l’“État situé”, placé sous de diverses circonstances concrètes.368 » Le glissement, fait par Sarah Cassella, de l’état de nécessité

aux situations de nécessité est intéressant pour appréhender les « circonstances factuelles » dont la prise en compte débouche sur une application raisonnable du droit international369.

La fonction d’ordre du droit international est ainsi identifiée dans les rapports décrits par la nécessité dans un contexte d’interdépendances complexes où le pouvoir des États d’utiliser les ressources mondiales (naturelle, économique, financière, etc.) est limité par des contraintes qui renvoient à des circonstances en grande partie imprévisibles, et concurrencé par d’autres États et acteurs non étatiques. Sarah Cassella a trouvé un fondement à cette fonction dans la notion de « coût social » qui inspire des clauses d’individualisations (exception, dérogation, restriction de la portée d’une obligation, etc.) dans plusieurs instruments juridiques370. Les réflexions sur les fondements de l’« ordre social » pourraient

ainsi avoir pour « point de départ » le lien entre la nécessité et l’« état social »371 quant à ce

sur « quoi repose la socialité »372. Le point de vue pluraliste de Robert Miguelez est plus

365 Cassella, supra note 108 aux pp. 200-201. L’autre exemple pour illustrer cette marge d’appréciation est pris dans l’affaire Communautés européennes – Mesures affectant l’amiante et les produits en contenant sur l’appréciation de l’article XX b) du GATT [Ibid., p. 202].

366 Dunan, supra note 341 à la p. 434.

367 Benyekhlef, supra note 53 à la p. 80 : « […] l’idée selon laquelle la mondialisation est un phénomène réversible qu’il convient de retenir. En effet, l’histoire nous enseigne que les politiques publiques de libéralisation et de dérégulation peuvent plier devant les impératifs politiques liés notamment à la sécurité. Ainsi, “les liens internationaux d’un système économique mondial ne génèrent pas spontanément l’ordre et la sécurité” et l’idée d’un monde sans frontières s’évanouit rapidement devant la menace […] la capacité politique de l’État-nation n’est pas mise en cause par le phénomène de la globalisation économique. »

368 Shotaro Hamamoto, « L’État situé dans le droit international de l’investissement », dans Shotaro Hamamoto, Hironobu Sakai, Akiho Shibata (dir.), “L’être situé”, effectiveness and purposes of international law: essays in honour of Professor Ryuichi Ida, Leiden/Boston, Brill/Nijhoff, 2015, p. 3.

369 Cassella, supra note 108 à la p. 11, et aux pp. 269 et s. 370 Ibid., p. 516; Kolb, supra note151 à la p. 143.

371 H. Thiercelin, Principes du droit, 2e éd., Paris, Guillaumin et Cie, 1865, p. 19. 372 Ibid., pp. 19 et s. L’auteur a avancé l’hypothèse de la « nécessité de l’état social ».

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large que celui de François Ewald dans la mesure où l’idée de socialité pour lui suppose un « ordre normatif » ayant pour « règles de socialité » la lutte, la coopération compétitive, stratégique ou égalitaire, et la moralité373 qui peuvent jouer à des degrés divers dans la

« forme de société » que constitue la société internationale. Il mentionne aussi une corrélation entre ce pluralisme des « règles de socialité » et le « pluralisme des normes »374.

Dans le système de pensée du « droit social », le politique est l’« échangeur universel » qui rend concevable la conciliation des intérêts dans l’« ordre du consensus » duquel on peut appréhender le lien entre l’état de nécessité et la notion économique d’« échange » qui offre une perspective plus large que celle limitée de « coût social » sans toutefois l’exclure.

1.2.2.2. L’ordre de la négociation permanente : le passage du contrat au consensus