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Le débiteur est en principe universel

Partie I. La problématique du changement et de la permanence : fondements biologiques

Chapitre 2. L’interactionnisme comme fondement biologique de la problématique du

2.2. Le dépassement des bornes du droit civil en matière d’aliments

2.2.2. Des fondements questionnant la fragmentation du système juridique

2.2.2.2. Définition des trois termes de la relation de droit portée à l’universel dans

2.2.2.2.3. Le débiteur est en principe universel

L’« idée de droit à la vie » n’est pas liée chez Ewald à une « économie des droits de l’homme » mais à une « économie des obligations » prenant la forme d’un rapport des parties à une totalité (État providence). Le débiteur serait donc en principe universel aussi chez lui mais dans une perspective différente.

L’obligation alimentaire légale apporte une autre lecture des choses. Dans sa perspective historique, elle fut toujours présentée « comme une obligation naturelle, inamovible et inaltérable » qui a été protégée en tant que telle « par le droit positif et non en tant que droit positif »689. Un principe protecteur émergea du processus judiciaire de « civilisation »

alimentaire690, et qui permettait de jouer en quelque sorte entre le droit naturel et le droit

positif : le favor alimentorum691. Selon Gilles J. Guglielmi, « [p]our la science juridique, la

687 Meyer-Bisch, supra note 149 à la p. 64 : « L’objet au niveau individuel d’un droit humain est nécessairement multidimensionnel : l’objet du droit à une nourriture adéquate n’est évidemment pas l’aliment – objet seulement du besoin – mais la relation digne qui permet de nourrir et de se nourrir, en ses dimensions biologiques, écologiques, culturelles et sociales. Le non respect d’une de ses dimensions est une limitation grave de ce droit qui peut se traduire par une violation de plusieurs autres droits (la nourriture inadéquate, distribuée sans tenir compte du milieu). »

688 Ibid. : « L’objet au niveau institutionnel d’un droit humain doit être évalué en tenant compte » de quatre capacités (acceptabilité, adaptabilité, dotation et accessibilité). « Une institution doit offrir ces quatre dimensions de capacité pour être un outil adapté au respect et à la mise en œuvre des droits humains. » 689 Meyer, supra note 4 à la p. 554.

690 Ibid., p. 572 : « La fonction judiciaire, plus précisément celle du juge du fond, devient alors la chambre noire du processus de civilisation de la demande alimentaire. C’est devant lui que le concept de l’obligation naturelle protégée fictivement se développe, pour constituer à la fin de l’audience, l’image d’un droit positif véritable, où il n’est plus question de demande d’aliments et d’obligation alimentaire, mais de créancier, de débiteur et de pension alimentaire. »

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marque de faveur, matérialisant une situation juridique réservée à son bénéficiaire et créatrice de droits, se rattache à l’idée de privilège692 ». Les aliments « “privilégiés” par

faveur alimentaire693 » semblent s’inscire dans l’« individualisation du droit ». Il a en effet

été démontré que « la faveur n’est pas si étrangère que cela au monde du droit, mais qu’elle est bel et bien présente au cœur même de l’ordre juridique, voire qu’elle constitue un élément indispensable à son fonctionnement.694 » On apprend dans l’extrait suivant qu’il

existe plusieurs variantes de la relation paradoxale entre faveur et droit :

[…] le droit positif l’a remplacée en fixant lui-même les DROITS, autrement dits les mesures ou les abstentions favorables accordées aux uns et aux autres […] Cette perte de souplesse par rapport à la faveur, qui permettait de tenir compte de certaines situations particulières, est compensée par la reconnaissance de “dérogations” possibles à la règle. […] La dérogation est ainsi un phénomène juridique qui remplace la faveur, laquelle permettait de résoudre et satisfaire des situations particulières.

Toutefois, le Droit est impuissant à saisir les situations particulières autorisant des dérogations. Il se peut même que, les ayant envisagées, l’autorité normative ne puisse pas inscrire dans ses dispositions certaines dérogations sans mettre en cause le principe même de la règle dans les représentations mentales de ceux qui doivent l’appliquer, et ainsi sans remettre en cause l’effectivité de cette règle.

C’est là que réapparaît la faveur dans nos systèmes juridiques modernes : de la même façon que le droit a sauvé les hommes et les citoyens des excès de la faveur, la faveur les sauve aujourd’hui des excès du droit.695

La notion d’équité à laquelle l’« individualisation du droit » renvoie est cependant abordée par Ewald dans le prologement de la division de l’unité de l’ordre juridique. Selon lui, cette notion n’est plus « nécessaire pour tempérer la loi, l’adapter aux circonstances et la maintenir “juste”, elle devient source du droit, règle propre de jugement696 ». C’est une

source du « droit social, qui se caractérise précisément, en opposition au droit civil, comme un droit indexé au changement social, qui donc contient dans sa définition le principe de sa

692 Gilles J. Guglielmi, « Préface : la faveur, rouage du droit ou indice de non-droit? », dans Gilles J. Guglielmi (dir.), La faveur et le droit, Paris, PUF, 2009, p. 2. Notre soulignement.

693 Meyer, supra note 4 à la p. 531.

694 Jacques Chevallier, « Postface », dans Guglielmi, supra note 692 à la p. 401. 695 Géraldine Chavrier, « Les mots de la faveur en droit », dans ibid., p. 290. 696 Ewald, supra note 55 à la p. 496.

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propre variation697 ». Avec le favor alimentorum, le pouvoir est donné au juge du fond

d’adapter le contenu de l’obligation alimentaire en fonction des besoins du créancier et des moyens du débiteur. Par la « dimension de transgression698 » de ce régime particulier, on

n’est pas l’opposition entre le droit civil et le droit social ou public. L’indisponibilité des aliments trouve en effet son fondement dans « les principes [subversifs] de base du droit naturel aux aliments699 ». Cette indisponibilité est compatible avec une adaptation relative

au coût de la vie permettant une protection adéquate du niveau de vie contre les injustices liées aux modifications du pouvoir d’achat de la monnaie ou à toute autre réalité changeante dans la société. L’indisponibilité et la variabilité expliquent finalement pourquoi les aliments semblent avoir fait l’objet d’une triple abstraction expliquant son régime particulier : « un élément à signification multiple, une “case vide”, qui serait la “valeur” dans l’abstraction monétaire, la “substance” dans l’abstraction théologique et le “droit naturel” dans l’abstraction judiciaire700. » Elles fondent donc la spécificité des

aliments en droit qui rend possible l’organisation de la protection de la vie aussi bien par le droit civil que par le droit public ou le droit international des droits de l’homme. L’« interdépendance des débiteurs » signifie en conséquence :

[qu’u]n seul ne suffit pas. L’État, classiquement considéré comme premier débiteur, est en réalité le dernier garant, celui qui doit assurer que tous les acteurs jouent leur rôle, ce qui est en fait une responsabilité plus grande. Il s’agit du principe de l’opposabilité générale garantie par l’État de droit. Cette interdépendance suppose

697 Ibid., pp. 498 et s.

698 Chevallier, supra note 694 à la p. 404.

699 Meyer, supra note 4 à la p. 314. Notre ajout entre crochets.

700 Boureau, supra note 623 à la p. 1487; Meyer, supra note 4 à la p. 115 : « Le jeu du favor alimentorum a permis de considérer les particularités des aliments et de leur régime à son aune, c’est-à-dire comme des privilegia qu’on retrouva dans chaque point qui intéressait le problème des aliments et qui permettaient d’adapter les caractères du concept d’aliments au cas d’espèce. Ainsi, quand il s’est agi d’établir une classification de l’obligation, on a fondé l’obligation alimentaire en droit naturel afin de pouvoir en soutenir l’indisponibilité. Quand il s’est agi de prétendre qu’on ne parlait pas seulement d’une obligation naturelle mais aussi d’une institution protégée en droit positif, on a insisté sur sa protection judicis officio. » Notre soulignement. Christophe Meyer mentionne une « polysémie » qui « suppose de prendre en compte l’univocité d’un concept d’aliments qui désigne à la fois un devoir d’assistance et la forme de libération de ce devoir. Les alimenta du droit romain et savant comme les “alimens” du vieux droit français signifiaient à la fois l’obligation alimentaire et la prestation alimentaire qui en résulte. Par cette considération, la confusion conceptuelle des aliments et des prestations alimentaires ne peut que suivre leur confusion sémantique, jusqu’à la fusion finale des aliments et de la pension alimentaire, quand celle-ci devint, dogmatiquement, le mode de prestation alimentaire de droit commun. » [Ibid., p. 138].

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qu’on abandonne la classification des catégories de droits selon le critère des obligations positives ou négatives.701

Il est alors compréhensible que Patrice Meyer-Bisch trouve la non justiciabilité des DESC « doublement indigne, inacceptable pour ceux qui meurent quand des ressources sont disponibles, scandaleuse car elle fournit un prétexte d’apparence théorique à l’impuissance des débiteurs publics, civils et privés face au maintien de violations massives telles que la famine ou la privation d’école702 ».

L’indisponibilité des aliments ne s’accorde pas finalement avec la négation de l’idée de constitution dans L’État providence où la sécurité est indexée au changemen social703. Dans

la perspective des droits fondamentaux, la sécurité juridique et les autres formes de sécurité (sociale, sanitaire, alimentaire704, etc.) ne s’opposent pas en principe. Depuis que la Charte des Nations Unies a posé les conditions de possibilité d’une paix mondiale durable,

incluant le « respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous », les utilisations multiples de la sécurité sont notables. On a déjà mentionné le composé « sécurité humaine » défini dans le Pacte de non-agression et de défense de l’Union

Africaine comme « la sécurité de l’individu eu égard à la satisfaction de ses besoins

fondamentaux » qui « comprend également la création des conditions sociales, économiques, politiques, environnementales et culturelles nécessaires à la survie et à la dignité de l’individu »705. La « sécurité alimentaire » a fait son apparition dans les années

1970. La sécurité associée à la notion de « risque » est plus ancienne et marquée par le refus croissant de la fatalité. Les citoyens tolèrent de moins en moins les risques industriels

701 Meyer-Bisch, supra note 149 à la p. 66. Notre ajout entre crochets. 702 Ibid., pp. 66-67.

703 Ewald, supra note 55 à la p. 532 : « Ce qui menace la liberté dans l’État providence, c’est la fixité, que ce soit celle des valeurs a priori, celle d’un droit à la logique trop contraignante, ou la stabilisation des rapports de force sur des positions acquises, en un mot tout ce qui pourrait priver la société de la mobilité qui lui est nécessaire et la figerait en un état. L’État providence […] ne se justifie que s’il est capable d’assurer le changement, la possibilité d’une perpétuelle modification des conditions. La sécurité n’a de sens que si elle permet la plus grande mobilité des hommes et des situations. L’État providence est un État rebelle à toute détermination stable, à tout engagement pour pourrait le lier pour trop longtemps, le contraindre à s’immobiliser sur des points de vue que l’histoire rendrait bientôt caducs. L’État providence ne peut être lié par une constitution, une règle abstraite. » Notre soulignement.

704 Voir Sophie Thériault et Ghislain Otis, « Le droit et la sécurité alimentaire » (2003) 44 (4) Les Cahiers de droit 573.

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et sociaux en faisant valoir leurs droits de sûreté, de solidarité et de « sécurité matérielle », de « sécurité sociale », de « sécurité sanitaire », et de « sécurité environnementale ». La « sécurité » - humaine, sociale, matérielle, sanitaire, environnementale, alimentaire – la « certitude et la prévisibilité sont des besoins fondamentaux de tout individu et de tout groupement social706 ». Elle « s’affirme […] dans tous les domaines marqués par une

interaction entre sujets, sur le plan moral, anthropologique, économique, sociologique »707.

Et il est dans la « nature des choses […] que le droit adresse certains problèmes typiques, propres à toute société et à toute coexistence, et des situations infiniment diverses dans le détail à travers le temps. Cette nature des choses, matrice de la permanence en droit, s’est révélé à travers l’expérience juridique séculaire qui a dégagé certains principes comme consubstantiels à l’idée même du droit708. » L’indisponibilité des aliments en vertu du droit

naturel est donc plus proche de la constitutionnalisation709 que de la socialisation du droit.