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CHAPITRE 2 CADRE D’ANALYSE

1. FAN STUDIES

Les études sur les fans découlent des études sur la culture (« cultural studies »). Dans les années 80, les chercheurs de ce domaine se sont intéressés à la façon dont le public recevait le contenu diffusé par les médias. Des chercheurs encore largement cités aujourd’hui comme Stuart Hall, John Fiske et Michel De Certeau ont de ce fait démontré que, contrairement à ce que l’on croyait, le public ne consomme pas le contenu de manière passive. À vrai dire, il arrive que le public résiste, négocie, interprète et donne un sens nouveau au contenu qui lui est présenté (Jenkins, 1992). Cette production de sens permettrait aux auditeurs de faire concorder le contenu de la culture populaire à leur propre expérience de vie. Le sens donné au contenu dépendrait donc des facteurs culturels et sociaux qui caractérisent les diverses audiences (Jenkins, 2018).

C’est au début des années 90 que les études sur les fans ont véritablement commencé à faire leur place. Henry Jenkins, un pionnier dont les recherches font figure de proue dans le domaine, a marqué les débuts de ce champ d’études. Dans sa contribution la plus connue, un livre appelé Textual Poachers (1992), il a présenté la façon dont les fans analysent et s’approprient les produits de la culture populaire pour produire leurs propres œuvres de fiction (couramment appelées fanfictions). Cette production culturelle non officielle (et non autorisée) élaborée par les audiences à partir de produits de la culture populaire a été appelée la « culture participative ». Ce nouveau phénomène était loin de ravir les producteurs médiatiques. Les études qui ont suivi celles de Jenkins ont d’ailleurs conceptualisé la consommation de la culture populaire comme une lutte de pouvoir entre

l’idéologie dominante des producteurs et les fans (Schimmel, Harrington et Bielby, 2007).

De façon générale, les études sur les fans se sont davantage intéressées aux fandoms, donc à la dynamique de communauté plutôt qu’aux individus qui la forment. Les pratiques de ces communautés ont particulièrement intéressé les chercheurs. D’ailleurs, l’arrivée d’internet et sa démocratisation a eu un impact important sur les pratiques des fans. Auparavant, les membres d’un fandom communiquaient entre eux par la poste ou lors de conventions qui se tenaient quelques fois par années. L'internet permet maintenant aux membres d’échanger plus rapidement et plus fréquemment grâce au courrier électronique (mailing-list) et aux réseaux sociaux (forums électroniques, blogues, puis éventuellement Facebook et Twitter). Avec cette nouvelle technologie, les discussions peuvent se faire quotidiennement et à toute heure de la journée. Qui plus est, les fans peuvent communiquer plus facilement avec un grand nombre de personnes, et ce de partout à travers le monde. Le matériel produit par les fans (observations et interprétations, fanfiction, fanart, données factuelles, etc.) peut ainsi être facilement partagé aux membres de la communauté. Chaque individu a ainsi facilement accès à une grande quantité de matériel. Cette intelligence collective9 favorise la capacité productive des fans, ceux-ci ayant accès à une expertise

beaucoup plus grande qu’eux-mêmes (Jenkins, 2006). L’accessibilité du web a également permis de transformer le statut de la culture des fans vers quelque chose de moins underground. Toutefois, un accès plus facile aux communautés entraîne aussi un plus grand achalandage; comme certains groupes de fans prennent de l’expansion, les fans « originels » perdent le contrôle sur certaines règles préalablement établies, ce qui vient changer la figure de ces groupes (Jenkins, 2006).

Plus récemment, les études sur les fans se sont intéressées au comportement activiste des communautés. Jenkins détectait déjà en 1992 que « les communautés de fans fonctionnaient sur la base d’un activisme consommateur, les fans cherchant à modifier le sort de leurs personnages préférés ou à sauver leur série de l’annulation » (Jenkins, 2015, p. 10). On repère maintenant chez les communautés des comportements associés à un activisme politique. Un exemple plus ou moins récent de ce fait a pris forme dans la

communauté de fans de la bande dessinée japonaise The Last Airbender. Il s’agit d’un manga qui s’inspire de la culture inuite et de l’Asie de l’Est. En 2008, la production chargée de l’adaptation cinématographique annonçait la distribution du film à paraître; quatre rôles principaux avaient été attribués à des acteurs caucasiens. Les fans, d’abord furieux que les producteurs ne réalisent pas une œuvre fidèle à la série, ont par la suite dénoncé le racisme et la pratique du whitewashing souvent vue dans la cinématographie américaine (Lopez, 2012). Les conversations générées autour de ce débat ont produit des activités de protestations allant de la diffusion d’un contre discours médiatique au boycottage du film (Lopez, 2012). Pour produire ces actions de protestation, la communauté de fans usait des compétences développées au sein de leur communauté. Par exemple, les discussions tenues entre les membres de la communauté permettaient à ceux-ci d’affûter leur capacité à argumenter. Aussi, leur tendance à s’éduquer eux-mêmes sur les enjeux les touchant permettait de bâtir une base d’information profitable pour leur communauté (Lopez, 2012, p. 432).

Mis à part cet exemple d’activisme politique concret, Jenkins défend l’idée que « les communautés de fans ont toujours fonctionné comme un espace alternatif pour débattre des philosophies politiques et imaginer le changement social ». Les communautés auraient contribué aux luttes féministes et homosexuelles, entre autres (Jenkins, 2015, p. 11).

On retient principalement des études menées jusqu’à maintenant que les fans sont des consommateurs actifs qui résistent aux producteurs médiatiques. Il s’agit d’un aspect important qui caractérise les communautés de fans et qui pourrait sans doute aussi caractériser les communautés centrées sur les tueurs de masse.

1.1. DÉFINITION DU TERME FAN

Qu’est-ce qu’un fan? Comme il s’agit d’un terme important à ce mémoire, il est nécessaire de le définir clairement. Malheureusement, la communauté intellectuelle qui a fait fleurir la littérature sur le sujet depuis maintenant 30 ans ne s’entend toujours pas sur une définition claire de ce concept, qui leur est pourtant central.

Le terme « fan » aurait été utilisé pour la première fois en 1880 dans une publication journalistique pour désigner les partisans d’équipes de baseball (Edwards, 2018). Initialement, le terme fan est une abréviation du mot « fanatique », qui lui-même viendrait du latin fanaticus, un terme initialement utilisé pour désigner les adeptes d’un culte religieux (Jenkins, 1992). Bien que le terme n’avait aucune connotation négative lorsqu’il était employé par les journalistes (Jenkins, 1992), il a rapidement revêtit une signification plus péjorative, suggérant des individus au comportement excessif ayant une passion s’approchant de la folie. Encore aujourd’hui, les fans sont parfois perçus comme des psychotiques (Hellekson et Busse, 2006; Jenkins, 1992). Au-delà de ce stéréotype, que signifie être un fan?

Une définition non académique présente le fan comme « une personne qui a un intérêt fort ou une admiration pour une personne particulière ou une chose » (Lexico, s.d., traduction libre). Cette définition fait référence à deux états différents : intérêt et admiration. Ces termes ne détiennent pas le même sens. L’admiration fait référence à un « sentiment de joie et d’épanouissement devant ce que l’on juge supérieurement beau ou grand » (Le Petit Robert, s.d.) ou « digne de respect » (Lexico, s.d.). Admirer quelque chose sous-tend qu’un lien émotionnel lie la personne à l’entité qui suscite l’admiration. Être intéressé par quelque chose, pour sa part, réfère à un état où une personne porte son attention vers la chose, une attention empreinte de curiosité, d’une volonté d’apprendre (Le Petit Robert, s.d.). Pour combler cet état, la personne s’informe sur la chose, l’analyse et cherche à la comprendre. Dans ce cas, le lien est intellectuel.

Cette définition pose toutefois problème. Être en admiration ou démontrer de l’intérêt pour une chose signifie-t-il automatiquement être fan? Qu’est-ce qui distingue un fan d’un non- fan? Dans son livre Textual Poachers (1992), Jenkins fait la remarque suivante : « as many fans suggested to me, the difference between watching a series and becoming a fan lies in the intensity of their emotional and intellectual involvement » (p. 57). C’est donc l’intensité du lien qui permettrait de faire la distinction. Cette intensité pourrait se mesurer dans l’investissement en temps et en énergie de la part du fan relativement à l’objet dont il est fan. La littérature consultée jusqu’à maintenant est unanime sur ceci : les fans sont des personnes actives, productives et engagées. Sachant cela, à partir de quand peut-on

considérer que le niveau d’engagement d’un individu est suffisamment élevé pour être considéré comme fan? Un chercheur peut-il déclarer qu’une communauté est un fandom sans que celle-ci se définisse ainsi? Dans le cadre de cette étude, cette question est de moindre importance. Nous analysons une communauté qui se dit centrée sur les tueries de masse. Étant donné que les membres de cette communauté génèrent beaucoup d’activités autour de ce sujet, on peut supposer qu’ils ont un bon niveau d’investissement envers celui- ci. Nous considérons que cet investissement hors du commun fait de ces personnes, dans une certaine mesure, des fans de tueurs de masse. C’est sur la base de ce postulat que nous appliquerons donc les connaissances issues des études sur les fans à la communauté que nous avons choisi d’analyser.