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CHAPITRE 2 CADRE D’ANALYSE

2. CONCEPTS CENTRAUX

2.3. OUTSIDERS

Howard Becker, un sociologue américain, a élaboré dans les années 70 sa théorie de la déviance. Selon lui, une communauté sous-culturelle peut être considérée comme déviante en ce sens où elle diverge de la norme établie par la société. Pour Becker, la déviance est simplement « un échec à se conformer aux règles » (Becker, 1973, p. 8, traduction libre). Lorsqu’un groupe social crée une règle, il définit ainsi les comportements qui sont attendus et normalisés. Il énonce par le fait même les comportements considérés comme mauvais et répréhensibles. Le simple fait qu’une personne enfreigne une règle n’implique pas nécessairement qu’elle sera étiquetée par la société comme étant déviante; encore faut-il que ceux qui appliquent la loi détectent qu’une règle a été brisée et qu’ils fassent appliquer la loi. C’est lorsque ces conditions sont remplies que l’étiquette est apposée sur la personne. Elle sera alors considérée comme différente du reste du groupe, une personne dont on doit se méfier puisqu’elle ne vit pas selon les règles établies. La personne, dit Becker, sera donc vue comme un outsider, quelqu’un n’appartenant pas au groupe.

Selon cette logique, c’est donc la société qui crée de la déviance. Becker souligne justement que la déviance n’est pas un état d’être chez un individu ou une caractéristique inhérente, mais plutôt « une conséquence de l’application par les autres de règles et de sanctions à un ‘’délinquant’’ » (Becker, 1973, p. 9, traduction libre).

Becker parle de la réaction possible de l’outsider sur l’étiquette qui lui a été accolée par le groupe :

Mais la personne qui est ainsi étiquetée comme étant un outsider peut avoir une vision différente sur la chose. Elle pourrait ne pas accepter la règle par laquelle elle est jugée, et pourrait considérer les individus qui la jugent comme n’étant pas compétents ou légitimement habilités à le faire. Par conséquent, une seconde signification du terme [outsider] émerge : celui qui enfreint la règle pourrait considérer que ces personnes qui le jugent sont elles-mêmes des outsiders (Becker, 1973, p. 1, traduction libre).

Ainsi explique-t-il le fait que, pour un outsider, la société peut être elle-même perçue comme étant une entité qui lui est étrangère et dont il doit se distancier. Aussi, l’outsider peut avoir une perception de lui-même qui diffère du regard que la société porte sur lui.

Pour Becker, un outsider n’est pas seulement quelqu’un qui enfreint une loi formelle. Un outsider est aussi un individu qui a une culture et un mode de vie qui s’écarte de la norme. Selon cette logique, les membres d’une sous-culture sont donc des outsiders. Une culture émergerait selon Becker « en réponse à un problème commun dont fait face un groupe de personnes » (1973, p. 81, traduction libre). Un outsider fait face à un problème : sa propre perception de ses actions ne correspond pas à la perception que la majorité a de lui. Si plusieurs outsiders qui partagent une même perception interagissent, il est possible qu’une (sous-) culture naisse de ces interactions. Tous ceux qui adhèrent à cette sous-culture partagent aussi un « ennemi » commun, soit la société qui n’adhère pas à leur culture.

Pour illustrer ce propos, Becker présente au lecteur ses observations effectuées auprès d’un groupe de musiciens performant dans les bars. Les musiciens, qui sont dévoués à leur art et dont le quotidien est centré sur celui-ci, n’ont pas la même relation avec la musique que leur audience (l’audience étant ici considérée comme monsieur madame Tout-le- Monde). Les deux entités, dit Becker, n’ont pas les mêmes attentes sur ce à quoi devrait ressembler une performance musicale. Le musicien, qui se considère comme expert de son art, voit l’audience comme n’étant pas apte à juger la valeur de sa performance et tente de garder le contrôle sur son œuvre. Des tensions se soulèvent alors. Les musiciens souhaiteront défendre leur perception de la musique de l’influence des non-musiciens. C’est autour de cette problématique, selon Becker, que va naitre la sous-culture.

1-À propos du regard que les musiciens portent sur eux-mêmes, sur les non- musiciens de même que sur le conflit qu’ils perçoivent dans la relation. Les musiciens, décrit Becker, se perçoivent comme des êtres ayant une capacité unique à comprendre la musique, une sorte de don. À leur avis, ce don ferait d’eux des individus particulièrement différents du reste du monde. Une personne qui ne possède pas ce don (que les musiciens appellent un « square ») ne pourra jamais être comparable à un musicien et ne peut aspirer à faire partie du groupe. Aussi, un square ne peut pas dire au musicien comment jouer de la musique puisqu’il est considéré comme inapte à juger la musique de par sa nature standard, sans don. Les musiciens font ainsi l’éloge de leur différence; le talent qu’eux seuls possèdent fait d’eux des gens au-dessus des autres, et ce autant relativement à leur capacité à comprendre la musique qu’à tout autre comportement social. Le square est perçu comme un ignorant et une personne intolérante dont le musicien doit se méfier.

2-Sur le consensus qui règne chez les musiciens quant à leur vision de la musique et la relation de conflit entre eux et les « squares ». Becker remarque que deux narratifs, qui sont contradictoires, sont partagés par tous les musiciens : 1) ils ont le désir de jouer de la « vraie » musique (du jazz dans l’observation de Becker), mais 2) les squares peuvent faire pression sur eux pour qu’ils jouent de la musique commerciale (considérée comme sans valeur), ce qui empêche les musiciens de satisfaire leurs propres désirs. Tous les musiciens partagent ce narratif, mais l’expriment différemment.

3- Sur le sentiment qu’ont les musiciens d’être isolés de la société et la façon dont ils s’isolent eux-mêmes. Étant donné que les musiciens ont une attitude hostile envers leur audience, ils adoptent des comportements en réaction à cela. Par exemple, lorsqu’ils performent, ils s’isolent volontairement de leur audience. Ainsi expriment-ils que lorsqu’ils ont accès à une scène, l’élévation leur permet de ne pas avoir d’interactions avec les non-musiciens. Aussi, lorsqu’ils ne jouent pas sur une scène tentent-ils de placer les instruments de façon à créer une barrière entre eux et l’audience. Ce comportement renforce le statut d’outsider du musicien. Non seulement il se sent différent, mais il agit pour amplifier cette ségrégation. Outre ces actions concrètes lors de leur performance, les musiciens tentent également de s’isoler de l’audience (et de la société) par leur façon de s’exprimer, leur rejet de la culture populaire et leurs intérêts personnels.

La théorie de Becker montre qu’un groupe de personnes perçu comme outsider par la société tend aussi à considérer la société de cette façon. Dans la recherche, nous tenterons de voir si les fandoms centrés sur les tueurs de masse affichent un comportement similaire.