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LA REPRÉSENTATION DES TUEURS : TRANSFORMER LE NARRATIF POUR SE NORMALISER SOI-MÊME

CHAPITRE 5 – DISCUSSION

1. LA REPRÉSENTATION DES TUEURS : TRANSFORMER LE NARRATIF POUR SE NORMALISER SOI-MÊME

Comme suggéré dans le chapitre précédent, les membres de la communauté tentent de comprendre la tuerie en émettant des spéculations, en élaborant des scénarios alternatifs, ou encore en dénonçant les inexactitudes perçues dans les informations à propos de la tragédie. Nous croyons que ce comportement répété fait émerger chez ce fandom un narratif à propos de la tuerie, ou plus précisément à propos des tueurs. Nous avons repéré deux principaux narratifs.

Le premier d’entre eux s’est bâti autour de la personnalité des tueurs. Selon la communauté, les médias dépeignent souvent Eric Harris et Dylan Klebold comme des monstres, des individus foncièrement différents ayant fait quelque chose d’horrible. Les membres ne sont majoritairement pas du même avis, comme le montre l’extrait ci-dessous. Professorkr et QueerCalamari discutent d’une vidéo produite par Dylan et Eric dans les années 90.

Commentaire par professorkr, n°. 844: […] I've never seen the Hitman for Hire blooper reel with Dylan. Is that a normal part of the video? I may have to admit that I've never seen (or cared to have seen) the full video.

Commentaire par QueerCalamari, n°. 844: I've seen the blooper reel a few times. It's funny how the media just loves to use their little act-rant at the end as their "look at these psychos! your child could never act like that!" moment, when the bloopers perfectly showcase just how typical they could be.

Cette idée qui suggère que les deux tueurs aient été des adolescents typiques au comportement ordinaire revient régulièrement dans les discussions. On semble vouloir humaniser les deux jeunes. L’extrait qui suit en est un autre exemple.

Commentaire par wandersii, n°. 587: I agree about them being empaths, or basically sensitive and open to the point of it being destructive. […] I think what fascinates me so much about Dylan in particular is that he was ordinary and relatable in many ways. Even if he was extraordinary in his intellect, many other gifted people can relate to his experiences going through the public school system, so in that way he was ordinary.And I just can't dismiss this complicated story as a case of sociopathy or antisocial personality. To me it really displays the possibility that perhaps many of us have the potential to inflict extreme evil on the world, and that maybe there isn't all that much of a physical difference between Dylan and the thousands of similar teenagers who got on with their lives and are adults today. I have no reason to believe Dylan was a total monster. In his last day he certainly acted like one, but he was a very sensitive, smart young man who I believe let the dark shadow direct his life

Malgré que cette tendance à humaniser les tueurs soit bien présente, la communauté évite habituellement de diminuer leur responsabilité face aux actes qu’ils ont commis. À vrai dire, c’est même plutôt le contraire qui se produit. Dans son ouvrage, Dave Cullen prétendrait que Dylan Klebold a été une victime d’Éris Harris, ce dernier ayant forcé son ami à faire la tuerie avec lui. La communauté s’oppose fortement à cette analyse et considère que Dylan était tout aussi déterminé à faire la tuerie, le rendant donc aussi coupable qu’Eric.

Commentaire par thecrimescenejunkie, n°. 654: […] And yes, absolutely, I think that a lot of people assume Dylan was a follower because he appeared to be more easy-going and less toxic than Eric somehow. I think people read his shyness and his depression as something that rendered him incapable of pushing back against Eric, while in all actuality their friendship was far more evenly divided with Eric's investment in it being without question while Dylan's investment seems to have been more lackadaisical by far […] With Dylan, it's all too easy to say 'he was manipulated into it' or 'he was so nice and Eric must've taken advantage of that' or some other comment like that.. and I think it's because many of us don't want to acknowledge that someone as nice-seeming and mild-mannered as Dylan could willingly plot out a massacre that left so many dead. […]

Ce discours contre l’analyse faite par Cullen est véhiculé par plusieurs membres. L’un d’entre eux en particulier, appelé JMAN0723, s’évertue de dénoncer l’analyse de Cullen. Cette personne figure parmi les 13 membres de la communauté ayant participé au plus grand nombre de conversations. En fait, sur les 88 discussions auxquelles il a participé, il

répète son opposition au narratif « Eric le psychopathe/Dylan la victime » dans 19 d’entre elles. Il semble particulièrement plus entêté que les autres membres à briser ce narratif. Cet exercice répétitif contribue à alimenter le narratif propre à la communauté.

À en croire les propos de QueerCalamari, Cullen ne serait pas la seule source à en être venu à la conclusion « Eric le psychopathe/Dylan la victime ». À en croire l’extrait ci- dessous, l’auteur se serait en fait basé sur les conclusions tenues par des psychiatres et des enquêteurs de la police fédérale.

Publication par QueerCalamari, n°. 1: […] The book’s biggest criticism comes from the fact that Cullen had marketed his book as the end to all of the media myths about Columbine, incorrectly stating that Eric and Dylan were popular bullies and experienced little bullying themselves. […] Cullen also heavily referenced the psychopath theory relating to Eric Harris. This was a theory formulated by the FBI investigators (namely Agent Dwayne Fuselier) and various psychiatrists during the investigation of the case. Because Cullen stated this theory in his book as cold-hard fact, many news outlets have taken this and his other claims as such. […]

Il est intéressant de voir que la communauté est prête à s’opposer à l’analyse officielle, et ce même si elle est avancée par des experts qui, en théorie, sont davantage outillés sur le plan des connaissances pour faire une juste analyse de ce cas. Les membres sont à ce point convaincus que leur propre vision de l’affaire, basée sur un regard sensible, soit la bonne analyse qu’ils sont prêts à rejeter celle élaborée par une autorité intellectuelle. Cela témoigne de la fermeté avec laquelle ils défendent leur discours.

Le deuxième narratif est en rapport avec les sentiments vécus par les tueurs. Les membres sont intéressés de connaître l’état d’esprit dans lequel les deux garçons se retrouvaient pendant le massacre. Bien sûr, il s’agit d’une question qui restera toujours sans réponses, les tueurs s’étant enlevé la vie après le massacre. Cela n’empêche pas la communauté d’élaborer des scénarios à ce propos. Nous avons remarqué deux axes à ce narratif : les membres prêtent aux tueurs 1) un sentiment d’échec (face à leur plan qui a échoué) et 2) un sentiment de regret (regret d’avoir tué, regret de ne pas avoir pu se sortir de leurs difficultés). En voici un exemple.

Commentaire par professorkr, n°. 743: My personal opinion:I think they probably felt an intense feeling of regret.Regret that their bombs didn't go off.Regret at having to see so many people die.Regret at having to take their own lives.Regret at not saying goodbye to the people they loved.Regret at not killing as many people as they'd wanted.Yes, some of these points contradict others. I just think they probably felt so much confusion in that moment that it clouded every other sense of clarity they could feel. […]

Publication par HoustonRocket, n°. 577: The bombs failed. Do we have any theories as to how this effected the Eric and Dylan throughout the shooting afterwards? […] Do you think the attack lived up to the hype in their eyes? Do you think they had regret in their final moments? Do you think either showed any remorse?

Commentaire par EvilCyborg, n°. 577: Eric wanted to kill as many as possible, he was very hard on himself and seen as a perfectionist. His master plan had failed and he had to come up with a new plan fast.It's also been said Eric killed himself with no hesitation and just got it over and done with. I think this was due to the failure, he couldn't take it anymore. Dylan went around the library for a bit first before taking his life.

Il semble y avoir ici à nouveau une tentative d’humaniser les deux meurtriers. Pourquoi cette tendance? Tout comme Böckler et Seeger (2013) l’ont détecté, plusieurs membres de la communauté ont avoué avoir vécu des épreuves similaires à celles vécues par les tueurs (dépression, sentiment d’exclusion, rage, pensées suicidaires), avoir eu les mêmes intérêts (goûts musicaux, style vestimentaire, jeux vidéo) ou les mêmes réflexions sur la vie et la société. Quelques membres ont même dit éprouver de la sympathie pour eux. La communauté se questionne par rapport à la moralité de cet intérêt. En remettant la moralité en question, ils concèdent par le fait même qu’ils perçoivent que cet intérêt dévie de la norme, qu’il est déviant (au sens décrit par Becker). Ainsi, il est à se demander si cette tendance à humaniser et à normaliser les tueurs ne servirait pas en quelque sorte à se normaliser eux-mêmes. Il serait alors beaucoup plus facile de justifier une proximité émotionnelle ou intellectuelle avec les tueurs en leur prêtant des sentiments humains de compassion qu’en se les imaginant comme des êtres ignobles.

De façon assez intéressante, cet exercice semble se faire seulement envers les tueurs de Columbine. Le discours à propos des autres tueurs de masse en milieu scolaire est plutôt différent. Les membres tendent davantage à les dénigrer.

Publication par BallsNemze, n°. 379: Randy Stair , and his columbine obsession- Are people here familiar with Randy? He was pretty obsessed with columbine and espescially Eric Harris.. to the point that he shot up his workplace, and commit his suicide the same way .. shotgun/mouth

Commentaire par uneflammesacree101, n°. 379: He was probably the most cringeworthy person to ever exist on the face of this earth

Commentaire par Motion63O, n°. 379: He was a very cringey dude. I'm glad Mister Metokur and the entire internet trashed his legacy by making fun of everything about him.

Commentaire par BallsNemze, n°. 379: Lol... Look at the guy... He was a utterly nuts, and a very bad copycat.. He has no legacy..

Ce genre de propos est contraire au discours qu’ils entretiennent sur les tueurs de Columbine. Ils tendent à justifier, à rationaliser les gestes des uns, mais à se moquer des autres qui, pourtant, ont reproduit les gestes d’Eric et Dylan. Il s’agit d’une contradiction chez la communauté. Qu’est-ce qui fait que les tueurs de Columbine sont si intéressants à analyser pour la communauté, mais pas ceux qui ont reproduit leurs gestes? Pourquoi s’identifier à l’un, mais pas à l’autre? Il s’agit d’un aspect que nous n’avons pas réussi à éclaircir.

Nous avons montré que la communauté développait des narratifs à propos des tueurs. Ces narratifs constitueraient en partie le script culturel de la communauté. À partir de là, il importe de se pencher sur la façon dont les membres interprètent les informations à leur disposition pour créer ces narratifs.

1.1. R/COLUMBINE EN TANT QUE COMMUNAUTÉ INTERPRÉTATIVE

La communauté a tendance à faire sa propre analyse des tueurs, à faire son propre sens des éléments ayant mené au drame du 20 avril 1999. Cela en fait-il pour autant une communauté interprétative? Divers indices laissent croire que oui. Stuart Hall et Henry Jenkins prétendaient que les auditeurs pouvaient intégrer une interprétation différente du narratif qui leur était initialement transmis par les médias. Dans ces cas, le sens qu’ils donnent au narratif correspondrait davantage à leur propre subjectivité. Comme démontré au chapitre 4, plusieurs membres s’identifient aux tueurs, à tout le moins à leur vécu et à leurs difficultés (réelles ou perçues). Il est tout à fait possible que l’expérience propre aux auditeurs influence leur vision des tueurs, les rendant sensibles à des aspects qui ne seront pas nécessairement perçus par les autres. L’extrait ci-dessous vient appuyer cet argument.

Commentaire par GhOsT_wRiTeR_XVI, n°. 782: […] Finally, I think that I share the opinions of many people in this sub when I say that I do find myself capable of relating to the struggles of Eric and Dylan. When slighted, I've felt high levels of aggression and thoughts about vengeance. I've also dealt with clinical depression and can understand the everyday challenges of being entirely numb. The difference is that most people find a healthy solution to their mental troubles that doesn't include homicide. Therefore, I am somewhat biased in my views of the massacre, but my aim is to find evocative and intellectual understandings to what took place rather than recreate those events. I hope that everyone else feels the same.

Pour être une communauté interprétative, ceux qui la forment doivent partager des normes et des règles qui délimitent la façon dont les membres peuvent donner sens au texte. La communauté étudiée possède effectivement des règles qui servent à encadrer le contenu

diffusé. Ainsi les membres sont invités entre autres à ne pas diffuser de fausses informations, à ne pas faire de commentaires négatifs sur les victimes de la tuerie et à ne pas publier du fanart ou des memes. Ces règles sont non seulement appliquées par les modérateurs, mais elles sont renforcées par les membres. Les membres qui écrivent des commentaires ou des publications mal informés (qui ne se basent pas sur des sources, qui emploient des sources jugées inexactes, etc.) se feront rectifier. Il est donc clair que les membres de la communauté ne peuvent pas faire l’analyse de la tuerie comme ils l’entendent. Non seulement les échanges sont-ils arbitrés, mais un individu qui ne respecte pas les règles se fera critiquer par les autres avant de voir ses propos censurés.

Donc, puisque la communauté possède des narratifs sur la tuerie qui lui sont propres, qu’elle possède des règles pour élaborer ces narratifs et que les règles sont effectivement appliquées par les membres, nous pouvons suggérer que la communauté r/Columbine est une communauté interprétative.

1.2. R/COLUMBINE ET LA CULTURE PARTICIPATIVE

Peut-on détecter une pratique de la culture participative telle que décrite par Jenkins chez la communauté r/Columbine? Ici, la réponse est mitigée. Rappelons que de façon générale, les fans qui pratiquent la culture participative contribuent à l’univers narratif élaboré par un auteur; sans rejeter le narratif principal, il se l’approprie et contribue à l’enrichir. Il pourrait sembler surprenant de penser que des individus « enrichissent l’histoire » de Columbine. Après tout, il s’agit d’une histoire réelle et pas d’une fiction. Et pourtant. Lorsque nous avons parcouru le web à la recherche d’une communauté à analyser, c’est à notre grande surprise que nous sommes tombés sur un site qui publiait du slash, soit une fiction pornographique mettant en scène, dans le cas qui nous concerne, Dylan Klebold et Eric Harris. Nous avons aussi vu à plusieurs occasions du fanart, soit des pièces artistiques à l’effigie des tueurs faites par les internautes (dessins, montage photo, bandes dessinées). La présence de la culture participative est donc indéniable dans le fandom relié aux tueries de masse. Cependant, ce genre de pratique ne s’est pas manifesté sur Reddit. En fait, les règles établies par les modérateurs proscrivent ce type contenu.

Peut-on dire que la culture participative est complètement absente de Reddit pour autant? Rappelons-le, la communauté a à plusieurs reprises élaboré des scénarios alternatifs à propos de la tuerie. Les membres s’imaginent comment se serait déroulée la vie de Klebold et Harris s’ils n’avaient pas commis leurs gestes, comment aurait été leur vie en prison s’ils ne s’étaient pas suicidés ou ce qui serait arrivé si quelqu’un avait perçu la détresse des deux jeunes hommes. Dans deux discussions avons-nous vu également les membres élaborer des scénarios de films à propos de Columbine.

Publication par Professorkr, n°. 908: Pitch your Columbine film. - What would you show? What would you leave out? What would your theme be? What music would you add? Who would you cast?

Commentaire par QueerCalamari, n°. 908: I feel like a great shooting scene would involve some really fast-paced music (perhaps something from our sub's lovely playlist) that would only get louder and louder until it began drowning out any background noise.It would be chaotic and violent, perfect to capture the adrenaline of the moment-But after the library shootings, something would snap - and suddenly there would be a muffle over the music, subtle at first, as the camera follows the boys in one continuous shot through the school. The initial rampage has subsided - we are left to survey the aftermath.By the time they get back to the library, the music has turned into a kind of background hum, like radio static.The very second they kill themselves, it's gone, and the audio turns to normal.

Ces écrits sont en quelques sortes des mini-fictions. Contrairement au slash et au fanfiction normalement vu dans un fandom, ces scénarios ne sont pas repris par d’autres, rediffusés et enrichis; ils sont élaborés dans une discussion, puis éventuellement sont oubliés. Cette pratique n’est donc pas de la culture participative telle que Jenkins l’entend. Néanmoins, il pourrait s’agir de petites manifestations, à petite échelle, et de façon ponctuelle.