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La fascination pour les tueurs de masse : portrait d'une communauté sous-culturelle centrée sur la tragédie de Columbine

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La fascination pour les tueurs de masse: portrait d'une

communauté sous-culturelle centrée sur la tragédie de

Columbine

Mémoire

Sandrine Tremblay-Houde

Maîtrise sur mesure

Maître ès arts (M.A.)

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La fascination pour les tueurs de masse : portrait d'une

communauté sous-culturelle centrée sur la tragédie de

Columbine

Mémoire

Sandrine Tremblay-Houde

Sous la direction de :

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Résumé

Les tueries de masse, de par leur caractère extraordinairement violent, provoquent l’indignation de la population. Pour des individus, ces évènements suscitent plutôt un sentiment de curiosité, lequel transite parfois vers l’admiration des auteurs de ces drames et à l’identification envers ceux-ci. Sur la toile, ces personnes se joignent pour former un groupe que l'on peut qualifier de « fandom ». Ce mémoire s’intéresse à ce phénomène qui, bien qu’il suscite la crainte chez la population, reste à ce jour peu exploré. Ainsi, l’étude vise à pousser l’exploration plus loin. Contrairement aux études précédentes, qui se sont davantage penchées sur les particularités individuelles, la recherche qui suit vise à comprendre la façon le fandom centré sur les tueries de masse s’organise en communautés virtuelles. Pour y parvenir, la recherche a examiné, à l’aide de l’analyse thématique, les discussions tenues par les membres de la communauté r/Columbine, un site hébergé par la plateforme Reddit. Les discussions analysées ont pris place sur une période d’environ un an, la dernière publication ayant été publiée en janvier 2019. Les résultats suggèrent que, un peu à la façon des fandoms plus classiques, la communauté s’approprie, transforme et réinterprète le narratif officiel pour créer son propre narratif à propos des tueurs. Ce narratif propre à la communauté r/Columbine semble être influencé par la subjectivité et les expériences de vie propres aux membres qui la composent. Consciente du regard externe porté à son endroit, la communauté négocie sa propre déviance en opposant son identité à celles des communautés qu’elle juge « plus déviantes » qu’elle. De cet exercice naît également un autre narratif, cette fois-ci à propos de l’identité de la communauté.

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Abstract

Due to its extreme violent nature, mass shootings provoke indignation within society. To some people, those events rather generate curiosity, which sometimes evolve toward identification to and admiration of the perpetrators of these crimes. Those people reach to each other through the internet to form a group called « fandom ». This work wishes to explore that phenomena, which has been poorly studied up to now. Unlike previous studies, which have focused on individual peculiarities, this research aims to understand how the fandoms centered on mass shootings are organized into virtual communities. To achieve this objective, the research studied, through thematic analysis, the discussions held by the members of r/Columbine, a community hosted on Reddit. The analyzed discussion took place over a period of approximately one year, the last discussion having been published in January 2019. Results suggest that, in a way similar to the mainstream fandoms, the community appropriates, transforms and reinterprets the official narrative to create its own narrative about the shooters. This narrative specific to the r/Columbine community seem to be influenced by the subjectivity and the life experiences of its members. Aware of the way society sees them, community negotiate its own deviance by opposing its identity to those of the communities it deems ‘’more deviant’’. This exercise generates a second narrative concerning the community’s identity.

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Table des matières

RÉSUMÉ ... II ABSTRACT ... III TABLE DES MATIERES ... IV LISTE DES TABLEAUX ... VII REMERCIEMENTS ... IX

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 – DE LA CURIOSITÉ MORBIDE À LA GLORIFICATION DE LA VIOLENCE : UN FANDOM DIVERSIFIÉ ... 4

1. CONTEXTE DE L’OBJET À L’ÉTUDE ... 4

1.1. L’INTÉRÊTPOURLESTUEURSETLESCRIMESVIOLENTS ... 4

2. DE ZÉRO À (ANTI) HÉROS : UN MESSAGE QUI RASSEMBLE ... 6

2.1. L’HÉRITAGEDECOLUMBINE ... 6

2.1.1. LE PROCESSUS D’IDENTIFICATION ... 9

2.1.2. IDENTIFICATION AVEC LE TUEUR ET APPROPRIATION DU MESSAGE : LA NAISSANCE DU FAN . ... 10

2.1.3. EFFET AMBIVALENT DES MÉDIAS ... 14

2.2. LESCOMMUNAUTÉSDEFANS ... 15

2.2.1. CRÉATION ET MAINTENANCE D’UNE SOUS CULTURE ... 17

2.2.2. TYPOLOGIE DES FANS ... 19

2.3. COMMUNAUTÉSVIRTUELLESETRÔLESSOCIAUX ... 24

3. PROBLÉMATIQUE : STRUCTURE ET RÉGULATION DU FANDOM DE TUEURS DE MASSE ... 27

4. PERTINENCE SOCIALE ... 30

CHAPITRE 2 - CADRE D’ANALYSE ... 31

1. FAN STUDIES ... 31

1.1. DÉFINITIONDUTERMEFAN ... 33

2. CONCEPTS CENTRAUX ... 35

2.1. COMMUNAUTÉINTERPRÉTATIVE ... 36

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2.3. OUTSIDERS ... 38

CHAPITRE 3 - MÉTHODOLOGIE ... 42

1. LE CHOIX D’UNE MÉTHODE... 42

2. LA COMMUNAUTÉ À L’ÉTUDE ... 43

2.1. LASÉLECTIOND’UNECOMMUNAUTÉ ... 43

2.2. LAPLATEFORMEREDDIT ... 44

2.3. LESMEMBRESDELACOMMUNAUTÉ :PORTRAITSOMMAIRE ... 46

3. EXTRACTION DES DONNÉES ... 47

4. LE CODAGE ... 48

5. LIMITES MÉTHODOLOGIQUES ... 49

6. CONSIDÉRATIONS ÉTHIQUES ... 50

CHAPITRE 4 - RÉSULTATS ... 51

1. PORTRAIT DE LA COMMUNAUTÉ ... 51

1.1. LEFONCTIONNEMENTDELACOMMUNAUTÉR/COLUMBINE ... 51

1.2. LESCARACTÉRISTIQUESD’UNEPUBLICATION(COMMENTAIRESGÉNÉRAUX) ... 54

1.3. STATISTIQUESSURLAPARTICIPATIONDESMEMBRES ... 55

2. LES RÔLES ... 61

2.1. LESMEMBRES ... 61

2.2. LESMODÉRATEURS ... 62

2.3. LESRÔLESNONOFFICIELS ... 65

3. LES THÈMES ABORDÉS ... 66

3.1. COMPRENDRELATUERIE ... 67

3.2. REGARDSUR SOI ... 72

3.3. DÉNONCERLESINEXACTITUDES ... 75

CHAPITRE 5 – DISCUSSION ... 78

1. LA REPRÉSENTATION DES TUEURS : TRANSFORMER LE NARRATIF POUR SE NORMALISER SOI-MÊME .. ... 78

1.1. R/COLUMBINEENTANTQUECOMMUNAUTÉINTERPRÉTATIVE ... 82

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2. L’IDENTITÉ DE LA COMMUNAUTÉ : « OUTSIDER, OUI, MAIS PAS TROP » ... 84

3. INTERACTION ENTRE LES RÔLES ET LES THÈMES ... 88

4. SYMBOLES, CODES ET PRODUITS CULTURELS ... 92

CONCLUSION ... 95

BIBLIOGRAPHIE ... 100

ANNEXE A ... 103

ANNEXE B ... 104

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Liste des tableaux

Tableau 1 Les rôles des membres d’une communauté virtuelle selon Pfeil et al. (2011) ... 28

Tableau 2 Nombre de membres ayant écrit des publications classé selon le nombre de publications qu’ils ont individuellement produites ... 56

Tableau 3 Liste des membres ayant écrit le plus de publications ... 57

Tableau 4 Nombre de membres ayant participé à une discussion classé selon le nombre de participations individuelles ... 58

Tableau 5 Liste des membres ayant participé au plus grand nombre de discussions ... 59

Tableau 6 Nombre membres ayant participé à une discussion classé selon le nombre de commentaires qu’ils ont individuellement rédigés ... 60

Tableau 7 Liste des membres ayant écrit le plus de commentaires ... 61

Tableau 8 Répartition des codes selon trois thèmes identifiés ... 67

Tableau 9 Présentation des codes les plus fréquemment utilisés ... 69

Tableau 10 Fréquence des codes employés pour l’analyse ... 104

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Lise Viel, Raynald Tremblay, Pas une journée ne passe sans que je pense à vous.

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Remerciements

Le directeur de recherche est une figure significative pour le parcours de l’étudiant au deuxième cycle. Stéphane Leman-Langlois, merci pour votre disponibilité et votre accessibilité. Les conseils que vous m’avez donnés étaient toujours justes, clairs et pertinents. Tout cela m’a été très utile! Votre aide m’a permis de compléter mon cheminement avec assurance. Merci infiniment pour tout !

Je tiens à remercier mes parents pour n’avoir jamais cessé de croire en moi, et ce depuis toujours. Vous avez toujours veillé à ce que je me dépasse, mais sans jamais me pousser vers des avenues qui ne me représentaient pas. Vous avez toujours accueilli mes choix. Je suis consciente que ce ne sont pas tous les enfants qui ont eu la même expérience que moi. Je suis donc infiniment reconnaissante de cette chance que vous m’avez donnée.

Merci à mon amoureux, d’abord pour l’aide très concrète que tu as apportée pour la réalisation de mon mémoire. Sans toi, l’extraction de mes données aurait été beaucoup, beaucoup plus difficile! Merci pour ton temps. Merci aussi d’avoir accueilli mes états d’âme au quotidien, autant mes joies que mes découragements. Je te remercie de toujours être resté réaliste avec moi. Ta façon bien à toi de voir le monde m’a définitivement permis de me centrer sur le plus important.

Finalement, merci poupoune de m’avoir permis de te partager mes tracas. Tes encouragements m’ont poussé à persévérer!

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INTRODUCTION

Le 14 février 2018, une tuerie de masse faisant 17 morts a eu lieu dans une école secondaire de la Floride (La Presse, février 2020). Un autre massacre parmi tant d’autres. Contrairement aux incidents précédents, toutefois, la grogne qui en a suivi était particulièrement forte au sein de la population étudiante des États-Unis. Les slogans « Never again » et « Enough is enough » faisaient leur apparition quelques jours après le drame (La Presse, février 2018). Pour les étudiants, Parkland était manifestement la goutte qui avait fait déborder le vase. À partir de là, clamaient-ils, des mesures concrètes devaient impérativement être prises pour que cessent ces drames. Des manifestations se sont organisées. Des discours ont résonné. Et pourtant. Un peu plus d’un mois après la tuerie de Parkland, une autre tuerie prenait place dans une école du Maryland (CNN, mars 2018). Malheureusement, le phénomène lié aux tireurs actifs1 serait de plus en plus récurrent aux

États-Unis (Blair et Schweit, 2014).

Lorsqu’une tuerie survient, les médias d’information couvrent l’évènement de manière intensive. D’ailleurs, le temps consacré à ces évènements est tel que, selon l’étude de Lankford (2018), la valeur de la couverture médiatique2 offerte individuellement à sept tueurs

de masse ayant sévi entre 2013 et 2017 pendant les mois suivants leur attaque était plus grande que celle reçue par les grands athlètes du sport et à peine moins grande que les célébrités de la télévision et du cinéma. Sur les sept tueurs pris en compte dans l’étude, trois d’entre eux ont figuré, dans le mois suivant leur attaque, parmi le top 20 des personnes les plus célèbres. De par leurs actes, les tueurs de masse obtiennent donc une importante part de l’attention médiatique. Meindl et Ivy (2018) suggèrent que la présentation de ces évènements dans les médias pourrait entraîner un effet de contamination, c’est-à-dire que la survenue d’une attaque en induirait une autre. Cette suggestion repose sur les propositions de la psychologie et de l’effet de l’imitation généralisée, qui réfère au fait d’adopter un nouveau comportement après avoir observé un comportement ou après avoir obtenu la description d’un comportement similaire. D’ailleurs, les études empiriques de

1 Blair et Schweit (2014) définissent le tireur actif comme « un individu activement engagé dans l’action de tuer

ou la tentative de tuer des personnes dans une place confinée et populeuse » (p. 44, traduction libre). Les auteurs prennent également en compte dans leur définition les incidents ayant compris plus d’un tireur.

2 La valeur de la couverture médiatique fait référence à la « publicité » gratuite qu’obtient un individu lorsque son

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Kissner (2016) et de Towers et ses collègues (2015) ont observé un effet de contamination prenant place dans les 13 à 14 jours suivant la survenue d’une tuerie. Selon ce qu’avancent Meindl et Ivy (2018), certains facteurs augmentent la probabilité qu’un individu imite un modèle, soit le fait que le modèle observé « a) soit similaire à l’individu, surtout en termes d’âge et de sexe; b) soit d’un statut social plus élevé; c) soit vu comme étant récompensé [pour son comportement]; d) soit vu comme étant compétent » (p. 245, traduction libre). À ce propos, Lankford (2016) a documenté 24 exemples de tueurs de masse ayant admis avoir perpétré leur geste dans le but d’obtenir de la notoriété ou ayant contacté directement les médias afin d’en obtenir.

Selon Elliason et Boyd (2013), les médias sociaux, qui ont fait leur entrée au début des années 2000, permettent maintenant à des millions de personnes de collaborer, de se partager de l’information et de socialiser. Ils permettent à des personnes présentant des intérêts similaires de se rassembler et d’interagir. Ainsi, des communautés d’intérêts, dont l’existence était autrefois improbable, voient le jour. À ce sujet, des recherches récentes ont documenté la présence de blogues et de forums dédiés à des tueurs de masse (Daggett, 2015; Semenov, Veijalainen et Kyppö, 2010; Paton, 2012; Böcker et Seeger, 2013; Kiilakoski et Oksanen, 2011; Oksanen, Hawdon, et Räsänen, 2014). Est-il possible que ces espaces virtuels contribuent à la récurrence des tueries de masse, un peu à la manière des médias d’information?

Jusqu’à maintenant, peu de recherches se sont penchées sur les groupes présents sur les réseaux sociaux. Ainsi, nous en savons encore peu sur eux. Le présent mémoire s’affaire à mieux comprendre la façon dont ces groupes s’organisent en communautés virtuelles. Le premier chapitre fait état des connaissances cumulées jusqu’à maintenant sur le sujet. Il présente également la problématique et les objectifs de recherche. Le second chapitre décrit le cadre d’analyse, lequel est composé de concepts issus des études sur les fans (fan studies) en conjonction avec les théories de la déviance. Le troisième chapitre expose la méthodologie employée pour répondre aux objectifs de recherche, soit l’analyse thématique des discussions ayant pris place pendant une période d’un an sur un forum dédié à la tuerie de Columbine. Les limites de la méthode choisie y sont aussi exposées. Puis, le quatrième chapitre résume l’ensemble des observations effectuées auprès d’une communauté

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virtuelle centrée sur les tueries de masse. Le dernier chapitre croise les résultats de l’étude avec les recherches antérieures. Finalement, la conclusion propose des pistes de réflexion pour les recherches à venir.

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CHAPITRE 1 – DE LA CURIOSITÉ MORBIDE À LA

GLORIFICATION DE LA VIOLENCE : UN FANDOM

DIVERSIFIÉ

Les recherches à propos des communautés de fans centrées sur les tueries de masse sont peu nombreuses. En effet, les études sur le sujet en sont encore à la phase exploratoire. Le premier chapitre en fait la recension. La problématique qui a orienté ce mémoire est présentée à la toute fin. Y figurent également les arguments qui viennent défendre la pertinence sociale du projet.

1. CONTEXTE DE L’OBJET À L’ÉTUDE

1.1. L’INTÉRÊT POUR LES TUEURS ET LES CRIMES VIOLENTS

L’intérêt pour les tueurs et les crimes violents n’est pas une tendance récente. Comme Scarteschi (2016) le souligne, de nombreuses œuvres littéraires et cinématographiques témoignent de l’intérêt du public pour les tueurs et les crimes violents3. Cet intérêt serait

d’ailleurs grandissant; la multiplication des séries télévisées, des documentaires et même des chaînes télévisuelles centrées autour de criminels réels ou de fiction en témoigne. Selon un article du New York Times, en 2015, le canal Investigation Discovery était l’un des réseaux de télévision à câblodistribution dont la croissance était parmi les plus rapides aux États-Unis et faisait partie du palmarès des cinq chaînes télévisuelles les plus populaires auprès des femmes (Steel, 2015). D’après Scarteschi (2016), cet intérêt viendrait peut-être de l’aura mystérieuse qui entoure les tueurs, ceux-ci étant souvent dépeints comme des individus très intelligents et futés, capables de déjouer les enquêtes de la police.

L’intérêt de quelques-uns dépasse l’ordinaire. Des individus vont chercher à se procurer des objets reliés au meurtre d’un tueur comme des œuvres d’art produit par ceux-ci ou des parties de leur corps comme des cheveux ou des ongles, notamment (Scarteschi, 2016). Certains iront même jusqu’à développer des sentiments amoureux, voire une attirance sexuelle pour le tueur. Cette paraphilie, appelée l’hybristophilie, faisait déjà l’objet d’un

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article publié dans la Revue Internationale de Criminalistique en 1938 (Bénézech, 2016). Des criminels notoires, dont des criminels en série, ont reçu ou reçoivent encore aujourd’hui de nombreuses lettres d’admirateurs, généralement de la part de femmes (Scarteschi, 2016). Par exemple, Anders Behring Breivik, un tueur de masse ayant sévi en Norvège en 2011, recevait avant 2015 au moins 800 lettres annuellement, et bon nombre4

proviendraient d’admiratrices (The Straits Times, août 2015). À l’ère du web 2.0 et des médias sociaux, cet intérêt, sexuel ou non, peut maintenant être affiché publiquement et faire l’objet d’échanges avec d’autres personnes ayant la même inclination. Une fouille effectuée avec un moteur de recherche mène rapidement à constater que plusieurs blogues ou forums ont été érigés à propos de tueurs en série ou de masse. Certains internautes ont un intérêt évident pour ces drames ainsi que leurs auteurs, intérêt qui culmine parfois jusqu’à leur glorification.

Or, l’existence de ces blogues semble contraire à la morale dominante. La façon dont les articles journalistiques exposent l’existence de ces blogues témoigne de cela. Par exemple l’article de Romano (2017) utilise le mot « effrayant » (« creepy ») pour qualifier la fascination d’utilisateurs de la plateforme Tumblr envers un tueur de masse. Monroe (2012) parle du fait que les internautes étaient « choqués » (« shocked ») lorsqu’ils ont découvert que des adolescentes déclaraient leur amour pour un tueur de masse. D’autres articles (Cohen, 2016; New York Post, 2016) dépeignent les individus qui fréquentent ces blogues comme des gens anormaux, dont on devrait se méfier. On y apprend notamment que ces individus, bien souvent de jeunes adolescentes et de jeunes adultes, ont développé une attraction physique et romantique pour des tueurs de masse et rêvassent d’entretenir une relation avec eux (Cohen, 2016). On y illustre le fait que ces jeunes disent s’identifier aux tueurs et se reconnaître en eux puisqu’ils partageraient les sentiments de désespoir, de colère et de rejet qui sont souvent exprimés par les tueurs (Cohen, 2016). Quelques blogueurs considèrent les tueurs de masse comme des héros (Romano, 2017). Temple-Raston (2018) suggérait même que les activités sur ces sites internet pourraient en mener certains vers l’usage de la violence.

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Ainsi présentés, ces blogues et les gens qui les fréquentent peuvent susciter la crainte, ou du moins une certaine aversion. Mais au-delà de l’aspect sensationnaliste et du choc moral, que connaissons-nous des dynamiques, des contenus, des relations au sein de ces groupes?

2. DE ZÉRO À (ANTI) HÉROS : UN MESSAGE QUI RASSEMBLE

La partie qui suit fait état des connaissances à propos de ce que l’on nomme les « fans » de tueurs de masse. Les études se sont penchées principalement sur les raisons derrière l’attrait entretenu envers les tueurs.

2.1. L’HÉRITAGE DE COLUMBINE

Malheureusement, il est ardu d’obtenir un portrait juste à propos de la fréquence de tueries de masse. Il n’existe aucune source ou base de données fiables qui répertorie les tueries de masse à l’échelle mondiale. En fait, à priori, il n’existe aucun consensus sur la définition même de la tuerie de masse. Ce faisant, les statistiques de ce phénomène varient d’une étude à l’autre. Ainsi passe-t-on de 160 tueries de masse entre 2000 et 2013 aux États-Unis seulement d’après Blair et Scheweit (2014) à 133 entre 1970 à 2013 selon Duwe (2017), puis à 121 à l’échelle mondiale entre 1984 et 2012 selon Hassid et Marcel (2012). Les tueries dans les milieux scolaires ont reçu beaucoup plus d’attention de la part des chercheurs. Malgré cela, la fréquence de ces évènements varie aussi d’une recherche à l’autre : on passe de 57 cas à travers le monde entre 1966 et 2007 selon Larkin (2009) à 110 entre 1960 et 2011 selon Böckler, Seeger, Sitzer et Heitmeyer (2013). Ces chiffres, bien que divergents, indiquent au moins une chose : les tueries de masse en milieux publics restent heureusement plutôt rares. Par contre, les chercheurs s’entendent pour dire que la fréquence des tueries en milieu scolaire serait en augmentation depuis le début des années 2000 (Larkin, 2009; Bondü, Scheithauer, Leuschner et Cornell, 2013; Böckler, Seeger, Sitzer et Heitmeyer, 2013; Duwe, 2017).

Il se pourrait qu’un incident précis soit derrière cette tendance. En fait, avant les années 70, les tueries de masse étaient attribuables aux adultes (Semenov, Veijalainen et Kyppö, 2010). Puis, les adolescents ont commencé à perpétrer ces mêmes gestes de violence, s’attaquant généralement à l’école qu’ils fréquentaient ou qu’ils avaient récemment

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sa part apparu à la fin des années quatre-vingt-dix (Semenov, Veijalainen et Kyppö, 2010) ce qui coïncide avec la commission d’un massacre qui a largement marqué les esprits, soit celui ayant eu lieu à l’école Columbine, à Littleton, dans l’état du Colorado.

Larkin (2007), un sociologue américain qui a centré ses efforts sur les tueries de masse, a réalisé un portrait très complet de la tuerie de Columbine. L’auteur nous apprend notamment que la tuerie a été perpétrée le 20 avril 1999 par deux adolescents du nom d’Eric Harris et de Dylan Klebold. Ceux-ci ont mené leur attaque à l’école qu’ils fréquentaient. Lors de leur attaque, qui a duré environ 45 minutes, les deux adolescents ont blessé 36 personnes et tué 12 étudiants ainsi qu’un membre du personnel avant de s’enlever la vie. La tuerie ne s’est pas faite sur un coup de tête. En fait, Harris et Klebold avaient commencé à préparer leur attaque plusieurs mois auparavant (environ un an). Leur objectif était alors de tuer 500 personnes. Selon Larkin (2007), l’évènement de Columbine était sans précédent en raison de sa magnitude, du nombre de victimes et de sa brutalité. Pendant le mois suivant la tragédie, les reportages sur le sujet étaient quotidiens. Des débats ont pris place afin de déterminer les causes. L’intimidation, l’accès aux armes à feu, les jeux vidéo, les séries télévisées violentes, la musique rock, les attitudes parentales, la sécurité dans les écoles et la sous-culture gothique sont tous des éléments qui ont été pointés du doigt.

Les articles consultés s’entendent entre autres sur une chose : Columbine a été un point tournant dans l’histoire des tueries de masse en milieux scolaires (Semenov, Veijalainen et Kyppö, 2010; Kiilakoski et Oksanen, 2011; Paton, 2012). Les deux auteurs de la tuerie sont à l’origine d’un mouvement qui a été repris par plusieurs jeunes par la suite. Cette reprise a pu être possible grâce à l’énorme quantité de matériel que les tueurs ont laissé derrière eux à la suite de leur massacre. Celui-ci est en circulation sur le web et est largement accessible. On y retrouve le contenu de leur journal intime, des vidéos les mettant en scène, des photos d’eux-mêmes et leurs publications sur des sites internet, notamment. On retrouve aussi énormément de matériel produit par les médias : la couverture de la tuerie, les entrevues avec les victimes, des reportages sur les tueurs et leur famille, les déclarations devant la presse de la part des autorités policières et ainsi de suite. Du matériel d’enquête est aussi accessible en ligne. Le contenu de tout ce matériel a permis la naissance d’une idéologie, laquelle se résume en trois points. Ce résumé est principalement inspiré de l’étude de

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Böckler et Seeger (2013) qui ont analysé, au moyen d’entretiens individuels menés auprès de 31 adolescents, la façon dont ils s’approprient et communiquent le message présent dans le matériel que des tueurs, dont ceux de Columbine, ont laissé derrière eux.

Premier point : la condamnation des tourmenteurs. Non seulement cette condamnation vise-t-elle ceux ayant directement intimidé les tueurs, mais également tous les intimidateurs qui sévissent dans les autres écoles. Disant avoir été intimidés pendant de nombreuses années par des collègues de classe, les tueurs se soulèvent et ripostent à la violence par la violence (ce point est également appuyé par Larkin, 2013) en leur nom et au nom de leurs « semblables », c’est-à-dire tous ceux qui subissent l’intimidation. Toutefois, lors de leur attaque, les tueurs ne ciblent pas directement les personnes qui les ont tourmentés, faisant plutôt des victimes de façon aléatoire. La société est également condamnable, celle-ci étant vue comme répressive et injuste. Cela explique peut-être les victimes visées aléatoirement.

Deuxième point : la différenciation. Les tueurs se dépeignent tout d’abord comme des faibles, des individus appartenant à la catégorie des perdants. Selon eux, c’est cette étiquette qui fait d’eux des individus différents de la majorité (Paton, 2012). Ils considèrent avoir des goûts différents, un comportement différent ainsi qu’une hyperlucidité (ceux-ci estiment être capables de voir la société telle qu’elle est, feraient des réflexions poussées sur des sujets comme la violence, le suicide, la dépression, etc.; Paton, 2012). Ils se représentent donc comme ayant une individualité « unique », bien qu’ils avouent que les autres jeunes rejetés sont leurs semblables. Malgré que cette étiquette leur soit importante pour se distinguer de la masse, les tueurs travaillent également à se construire une autre image, c’est-à-dire celle du héros vengeur masculin et puissant (Paton, 2012). Cet aspect sera détaillé plus largement à la section 2.1.2.

Troisième point : la révolution des laissés-pour-compte (« revolution of the dispossessed »), laquelle aurait été initiée par Harris et Klebold. Celle-ci invite les « loosers », les « oubliés » et les « rejetés » à se soulever contre l’ordre établi et à accomplir une tuerie de masse. La tuerie serait présentée comme « un acte justifié, dirigé […] globalement contre une culture (adolescente) et la société qui les traite comme des perdants » (Böckler et Seeger, 2013, p. 314, traduction libre). Cette culture réfère au culte de l’athlète tel que décrit par Larkin (2013) et à la hiérarchisation des élèves (un point soulevé aussi par Daggett, 2015, et Semenov, Veijalainen et Kyppö, 2010). Cet élément sera également détaillé davantage à la section 2.1.2.

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Certaines personnes, après avoir consommé le matériel laissé par Harris Klebold et leurs successeurs, en viendraient à idolâtrer ces derniers, l’idéologie qu’ils présentent leur paraissant plutôt attirante (Langman, 2017; Muschert et Ragnedda, 2010). Ils parviendraient également à se reconnaître en eux puisqu’ils vivraient les mêmes expériences et les mêmes sentiments que les tueurs (Böckler et Seeger, 2013).

2.1.1. LE PROCESSUS D’IDENTIFICATION

Les médias dépeignent souvent les tueurs de masse comme des dégénérés, des personnes ayant disjoncté (Semenov, Veijalainen et Kyppö, 2010) et comme étant des individus présentant des troubles mentaux. Devant une image aussi peu flatteuse, comment un individu peut-il en venir à s’identifier à ce genre de personne?

L’identification s’effectue par la socialisation, qui se définit comme un « processus productif de la réalité interne et externe de l’individu » (Böckler et Seeger, 2013, p. 315, traduction libre). Ce processus s’effectue dans un rapport entre l’individu et son environnement. En effet, l’identité du Soi prendrait uniquement forme dans le rapport à l’autre (Paugam, 2008). De cette interaction nait alors l’expérience de l’identité et l’existence sociale. Les médias pourraient jouer un rôle majeur dans la construction de l’identité (Böckler et Seeger, 2013; Paton, 2012; Kiilakoski et Oksanen, 2011). Wegener (2008, cité dans Böckler et Seeger, 2013) suggère que l’identité peut être modulée par les médias de trois façons : en la confirmant, en la corrigeant ou en la générant. Les médias placent leurs consommateurs devant de nombreuses figures médiatiques. Si l’individu considère que l’identité de la figure médiatique est similaire à la sienne, le Soi qu’il s’est construit en est validé (confirmation de l’identité). L’identification à la figure médiatique peut également mener l’individu à modifier le Soi qu’il s’est construit s’il considère que son identité n’est pas en concordance avec la figure à laquelle il s’identifie (correction de l’identité). Finalement, l’identification à la figure médiatique peut le mener à développer un Soi complètement différent afin que sa nouvelle identité soit en concordance avec la figure médiatique (générateur d’identité).

On saisit donc que le receveur n’est pas passif devant ce qui lui est transmis par les médias. Ce qui est diffusé peut avoir une influence majeure sur la construction du Soi. Aussi, il est

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possible que le receveur change le message que les médias transmettent, qu’il interprète le message à sa façon (Hodkinson, 2011). Ainsi, même si les médias présentent le tueur comme un fou, un malade et un désaxé, transmettant clairement le message que ses actes sont inacceptables et moralement dégoûtants, il n’est pas impossible qu’un membre du public absorbe un autre message, voire son contraire.

2.1.2. IDENTIFICATION AVEC LE TUEUR ET APPROPRIATION DU MESSAGE : LA

NAISSANCE DU FAN

Des individus se sont identifiés aux tueurs de Columbine ainsi qu’à leur message invitant à la révolution des laissés-pour-compte (Oksanen, Hawdon et Räsänen, 2014; Semenov,

Veijalainen et Kyppö, 2010; Böckler et Seeger, 2013; Daggett, 2015; Paton, 2012; Roth,

Böckler, Stetten et Zick, 2015; Paton, 2012). Cette identification repose sur certaines

caractéristiques qu’ils croient partager avec les tueurs de Columbine. Parmi celles-ci, les chercheurs ont remarqué que les tueurs et leurs fans se considèrent comme se retrouvant au bas de la hiérarchie sociale établie dans l’environnement scolaire. Larkin (2013), dans une étude sur la violence des adolescents en milieu scolaire, fait état d’un « culte de l’athlète » qui serait instauré dans les écoles américaines. Selon lui, une poignée d’élèves, bien souvent les vedettes des équipes sportives, se retrouvent à la tête de la hiérarchie. Ceux qui se retrouvent tout en bas sont généralement les élèves qui s’insèrent moins bien dans le cadre de l’école, qui ont des attitudes, une orientation et un comportement différent de la majorité (Larkin, 2013). Pour conserver leur position, ceux qui sont à la tête de la hiérarchie usent de violence (ex. : harcèlement, violence psychologique, ostracisme, intimidation et assaut physique) qu’ils dirigent vers ceux qui se retrouvent au bas de cette pyramide. Cette hiérarchisation, qui serait bien ancrée dans les écoles secondaires étasuniennes, est d’ailleurs présentée depuis les années 90 dans les films et les séries télévisées dont les adolescents sont le public cible (Daggett, 2015). Le phénomène serait en fait banalisé, vu comme appartenant au passage normal de l’adolescence, les comportements qui en découlent ne pouvant être sérieux puisqu’ils sont perpétrés par des enfants (Daggett, 2015). Le sentiment de rejet ressenti par les personnes intéressées par les tueurs de masse face aux autres élèves et le sentiment de frustration qui en découle est d’ailleurs un thème majeur qui est ressorti des entrevues réalisées par Böckler et Seeger (2013). Sans que ceux-ci approuvent la hiérarchie dont parle Larkin (2013), ils appuient notamment l’expérience sociale négative vécue à l’école par les fans de tueurs de masse.

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C’est à cet ordre que la « révolution des laissés-pour-compte » prétend s’opposer. Se voyant au bas de l’échelle, ces étudiants se sentent comme des opprimés, des rejetés, des parias. Bien souvent, ils n’ont pas ce statut uniquement à l’école. Ils vivent aussi du rejet de la part de leur propre famille. Comme Böckler et Seeger (2013) le font remarquer, posséder un tel statut, subir de la violence au quotidien et ne recevoir aucun support social et émotif entraîne son lot d’émotions : frustration, sentiment d’impuissance, désespoir et colère. Ces individus ont une sombre vision du monde. L’humanité tout entière est perçue comme cruelle, pourrie et sans espoir. Les contacts sociaux n’ont été que souffrance et humiliation.

Mis à part ces caractéristiques communes, l’image projetée par les tueurs est un autre élément qui a favorisé l’identification des fans. Cette image est celle du (anti) héros puissant et masculin, du justicier qui a agi en martyr pour établir un meilleur ordre social (Paton, 2012), un monde dans lequel les laissés-pour-compte ne seront pas des victimes ou des personnes faibles. Il a été possible pour les tueurs de diffuser cette image d’eux-mêmes grâce au matériel audiovisuel qu’ils ont produit et qui a par la suite été diffusé par les médias. Cette façon de faire n’est d’ailleurs pas propre aux tueurs de Columbine. Après cette tuerie, d’autres tueurs de masse en milieu scolaire, après avoir consommé le matériel de Harris et Klebold, ont eux aussi produit le même genre de matériel.

À ce sujet, l’étude de Paton (2012) a permis de relever différents types de contenu produits par les tueurs. Pour y parvenir, la chercheuse a analysé un échantillon de 75 vidéos produites entre 1999 et 2011 par neuf tueurs de masse. D’abord, elle a analysé la forme du contenu de ces vidéos, c’est-à-dire la façon employée par les auteurs pour formuler leurs messages. Plus précisément, elle a centré son attention sur la structure de leur narratif et les principaux fils conducteurs qui forment le contenu sémiotique. Paton (2012) a ensuite fait une analyse thématique du discours des auteurs ainsi que des visuels employés dans les vidéos. L’analyse thématique a permis d’identifier les principaux thèmes formant les narratifs créés par les tueurs à propos d’eux-mêmes. Puis, la chercheuse a fait une analyse de contenu des discours véhiculés par les tueurs afin de comprendre la signification qu’ils attribuent à leurs actes. Ce sont trois types de contenus distincts que la chercheuse a détectés. Le premier, qu’elle nomme « explicatif-narratif », permet à ceux qui le produisent de justifier leur attaque future. Un peu à la façon d’un journal intime, les individus relatent à

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la caméra des moments de leur vie. On peut y voir une évolution dans le fil des évènements les menant progressivement à considérer la tuerie comme étant la solution à leurs problèmes et aux problèmes qu’ils perçoivent dans la société. Avant de mener l’attaque, ils vont produire une vidéo dans laquelle ils formulent une déclaration publique. La vidéo s’apparente à une lettre de suicide; la différence étant que celle-ci peut être diffusée massivement. Dans le second type de contenu audiovisuel, les individus s’entraînent à tuer. Dans ces vidéos, on peut voir les tueurs manipuler des armes à feu et tirer sur des cibles. Beaucoup d’attention est investie dans la façon dont ils se présentent : ils veulent projeter l’image qu’ils sont puissants, supérieurs et masculins. Ils exploitent les prises de vues, l’ajout d’effets, empruntent des citations de films violents ou de paroles de chanson pour venir appuyer cette image. Finalement, le dernier type de contenu, toutefois produit par un seul tueur parmi l’échantillon de Paton, vise la diffusion de l’opinion du tueur à propos de la vie et de la société. Pour ce faire, le tueur diffuse des extraits empruntés à des produits de la culture populaire, reliant ces derniers à sa vision des choses. Cette opinion est basée sur le rejet de l’autre et l’insubordination aux idéologies hégémoniques.

Selon Paton, les tueurs utilisent l’un de ces trois formats (ou les trois) pour construire leur image de héros puissant et masculin. Au travers de leur matériel, ils se présentent tous ainsi : ma supériorité fait de moi quelqu’un de différent. Cette représentation vient en contradiction totale avec l’étiquette qui leur est normalement accolée et qu’ils ont intégrée : celle du perdant et du dominé. Comme expliqué au point 2.1, ils auraient en fait deux visions du Soi. La première version est celle à partir de laquelle « ils forgent la base de leur marginalité » (Paton, 2012, p. 217), c’est-à-dire l’étiquette du perdant. La seconde version du soi en est une qui se situe dans la force et le contrôle. Là, ils proclament leur supériorité et leur dégoût pour le genre humain. Dans cette seconde version, ce n’est pas ni la société ni leurs collègues de classe qui les ont rejetés : ce sont eux qui, devant une humanité envers laquelle ils ne vouent plus de respect, se sont exclus. Ils ne subissent plus leur position sociale, ils la choisissent (selon eux). Ce serait la tuerie qui leur permettrait de concrétiser leur seconde identité.

Bien que l’image en soit une qui glorifie l’hypermasculinité, cela n’empêche pas certaines filles de s’identifier à un ou des tueurs de masse. L’étude Böckler et Seeger (2013)

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comprenait d’ailleurs quelques filles dans son échantillon. De plus, l’étude de Roth, Böckler, Stetten et Zick (2015) s’est penchée sur le cas de deux tueuses de masse, lesquelles s’identifiaient à l’idéologie et à l’image des tueurs de sexes masculins de façon presque identique à leurs homologues masculins. Tout comme eux, elles perçoivent la tuerie comme une opportunité pour se faire connaître, une opportunité leur permettant de projeter l’image qu’elles sont de puissantes combattantes. Les tueuses avaient aussi un parcours de vie similaire aux garçons, c’est-à-dire qu’elles vivaient de l’intimidation et du rejet social.

Ce n’est pas uniquement les tueurs de Columbine qui sont suivis par des fans. Leurs « successeurs », ceux qui ont repris l’idéologie et le script culturel de Harris et Klebold, ont eux aussi des fans. Le script culturel est un concept « qui réfère à un schéma qui organise la compréhension d’une personne à propos d’une situation […] et permet à cette personne d’avoir des attentes à propos de la nature de l’évènement […] » (Kiilakoski et Oksanen, 2011, p. 248, traduction libre). Les tueurs de Columbine sont en quelque sorte vus comme les initiateurs de la révolution. Les fans s’identifient à un ou des tueur(s) ainsi qu’au script culturel que chacun des tueurs contribue à perpétuer. D’ailleurs, certains tueurs qui ont succédé à ceux de Columbine5 fréquentaient eux-mêmes les communautés centrées sur

les tueries de masse. On peut le confirmer puisque ceux-ci font explicitement référence à leurs prédécesseurs dans le matériel qu’ils ont laissé derrière eux, font référence aux mêmes symboles et reproduisent le même script culturel (Langman, 2006; Lindberg, Oksanen, Sailas et Kaltiala-Heino, 2012; Raitanen et Oksanen, 2018; Coleman, 2014; Cohen-Almagot et Haleva-Amir, 2008). Cette reproduction laisse entendre qu’il y aurait un effet copycat (Kiilakoski et Oksanen, 2011; Semenov, Veijalainen et Kypö, 2010). D’autres chercheurs (Langman, 2006; Cohen-Almagor et Haleva-Amir, 2008; Oksanen, Hawdon et Räsänen, 2014) confirment aussi que plusieurs tueurs étaient actifs sur le web avant de commettre leur massacre et que quelques-uns d’entre eux recevaient même des encouragements lorsqu’ils parlaient de la planification de leurs actes.

5 On pensera par exemple à Pekka-Eric Auvinen, un jeune Finlandais qui a sévi en novembre 2007, à Adam

Lanza, un Américain de 20 ans qui a perpétré son crime à l’école Sandy Hook en 2012 ou à Matti Juhani Saari, un Finlandais qui a attaqué une université en septembre 2008.

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2.1.3. EFFET AMBIVALENT DES MÉDIAS

Les tueurs de masse visent délibérément à communiquer un message (Böckler et Seeger, 2013) et donc de se faire connaître et d’attirer l’attention sur eux (Semenov, Veijalainen et Kyppö, 2010; Roth, Böckler, Stetten, et Zick, 2015). Or les médias, devant le caractère spectaculaire de la tuerie, diffusent massivement ces incidents sur de longues périodes. Ils y parviennent grâce au principe de continuité décrit par Hodkinson (2011). Les tueurs de masse ont conscience que leur crime attirera l’attention médiatique. En effet, selon Larkin (2009), ce qui distingue les tueurs de masse post-Columbine des tueurs pré-Columbine relève du fait qu’ils utilisent les médias pour attirer l’attention. La performance violente de leur attaque vise parfois à transmettre délibérément un message (Muschert et Ragnedda, 2010). Les tueurs de masse seraient donc en contrôle de leur message (Böckler et Seeger, 2013; Paton, 2012). Cette diffusion rend possible, pour certains adolescents, le sentiment de solidarité envers les tueurs de masse (Böckler et Seeger, 2010, cité dans Böckler et Seeger, 2013).

D’autres sources soulignent au contraire que les tueurs de masse ne sont pas en contrôle de leur image et du message qu’ils visent à diffuser, puisque les médias font leur propre analyse des tueurs et les dépeignent souvent comme des dégénérés, des personnes ayant disjoncté (Dagget, 2015; Semenov, Veijalainen et Kyppö, 2010). En fait, l’image telle qu’elle est diffusée serait plus ou moins représentative de la réalité puisque les problèmes de santé mentale sévères chez les tueurs de masse ont été rapportés uniquement dans une minorité de cas. Aussi, les tueries sont généralement planifiées longtemps à l'avance, ce qui contredit l’idée selon laquelle ces meurtres seraient faits sur un coup de tête (Larkin, 2007; Semenov, Veijalainen et Kyppö, 2010). Le message que les tueurs souhaitent diffuser n’est pas nécessairement exposé (changement de l’ordre social, de la hiérarchie établie dans les milieux scolaires), l’interprétation des médias étant que les tueurs ont commis leurs gestes sur un coup de tête. Ainsi, rien ne laisse croire qu’il y a un but derrière cette performance de la violence.

Selon Dagget (2015), les fans eux-mêmes ont tendance à croire que la représentation des tueurs par les médias est erronée puisque, selon eux, les informations qu’ils fournissent sur le sujet seraient erronées ou biaisées. En analysant les données issues de 12 entrevues

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menées avec des personnes qui affichaient un intérêt envers les tueurs de Columbine, la chercheuse a pu percevoir que ces personnes vont contrecarrer la représentation offerte par les médias en créant leur propre narratif sur les raisons derrière le massacre, le but du tueur, sa psychologie, etc. Ils créeraient ce narratif en réinterprétant des informations factuelles qu’ils dénichent à divers endroits (entrevues avec les témoins du massacre, divulgation du matériel d’enquête, le matériel publié sur internet par les tueurs, etc.).

2.2. LES COMMUNAUTÉS DE FANS

Les fans forment ensemble des groupes, lesquelles peuvent être considérées comme des communautés. Avant tout, qu’est-ce qu’une communauté? Hodkinson (2011) rapporte que le sociologue Ferdinand Tönnies, dans son célèbre ouvrage appelé Communauté et Société (1887), présentait les concepts de gemeinschaft (communauté) et de gesellschaft (société), lesquels seraient « deux modes dominants de l’association humaine » (p. 244, traduction libre). Tönnies présentait la communauté comme une « forme intime d’unité collective reposant sur une compréhension organique partagée, une dépendance mutuelle et une autosuffisance créée par la parenté, la religion et l’isolation, caractéristique des villages préindustriels » (p. 244, traduction libre).

À cette définition traditionnelle du concept s’ajoute le fait que les membres qui la composent entretiennent entre eux des liens affectifs forts, que la quantité de membres est limitée et que leurs échanges sont caractérisés par des contacts face à face (Dictionary of social sciences, 2002). Le concept de communauté, ainsi présenté, vient en opposition avec le concept de société, lequel entend une indépendance des individus à la poursuite de leur individuation. D’autres caractéristiques peuvent aussi être ajoutées à la compréhension du concept, notamment le fait qu’une communauté partage un espace physique donné et qu’elle est construite autour d’un intérêt commun, d’une identité (Encyclopedia of social work, 2008) ou de valeurs communes (Hodkinson, 2011). Aussi, la communauté est constituée de membres homogènes et est suffisamment petite pour générer une communication intense entre ses membres (Hodkinson, 2011).

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Une communauté « virtuelle » possède quelques caractéristiques qui la distinguent des communautés traditionnelles. Une différence majeure réside dans le fait que ses membres communiquent entre eux via internet plutôt qu’en face à face. Aussi, cette forme d’association comprend généralement un grand nombre de personnes, requière un minimum de références communes et est maintenue par un niveau de cohésion minimal (Encyclopedia of social work, 2008). N’empêche, tout comme les communautés non virtuelles, on peut remarquer une grande communication entre ses membres, des intérêts communs, des liens affectifs forts (parfois) et le partage d’un espace physique commun, bien que cet espace soit virtuel (Encyclopedia of social work, 2008).

Bien qu’il soit impossible de savoir combien il existe de fans isolés, il semble bien qu’un grand nombre choisissent de s’associer entre eux pour former des communautés. D’ailleurs, il existe un mot précis pour désigner ces communautés, soit « fandom », un mixte des mots fanatic et kingdom (Dictionnaire des médias et des communications d’Oxford, 2016). Le dictionnaire des médias et des communications produit par Oxford (2016) définit un fandom comme étant :

1. Une communauté interprétative constituée d’adeptes6 d’un phénomène culturel

donné comme une série télévisée, un film ou un genre de film en particulier ou encore une vedette de cinéma;

2. Un réseau social interconnecté composé de communautés sous-culturelles;

3. Une forme d’activité produite par des consommateurs dans laquelle des enthousiastes passionnés, que Henry Jenkins [sic] désignait comme des « textual poachers », s’approprient subversivement le texte issu de leur produit culturel favori pour des fins personnelles, parfois même en le réécrivant (traduction libre).

Les fandoms sont construits autour d’un intérêt commun, soit un phénomène culturel donné. Ses membres s’approprient ce phénomène et produisent, à partir de celui-ci, un nouveau contenu culturel. Aussi, tout comme une communauté, ils partagent des symboles, des codes et des normes. Ceux-ci leur permettent d’interpréter et de négocier le sens donné à l’objet duquel ils sont fans (par exemple la série Star Trek). Un groupe de personnes qui interprètent un texte de manière similaire est appelé « communauté interprétative »

6 « Adeptes » est la traduction libre de « dedicated followers ». Malheureusement, aucun terme français ne

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(Jenkins, 2018). Un fandom peut également être composé de plusieurs communautés, lesquelles forment un réseau social.

On peut considérer que les fans de tueurs de masse constituent un fandom. Tout comme n’importe quel fandom, ils sont construits autour d’un objet d’intérêt commun, même si cet objet n’est pas un produit culturel typique et « socialement légitime » comme l’entend la définition, mais bien ce que les médias et la culture populaire condamnent avec force. Mais les fans y lisent un message complètement opposé, où le tueur est plutôt vu comme un héros (Oksanen, Hawdon et Räsänen, 2014). Cette lecture est désignée comme le script culturel de la communauté de fans (Kiilakoski et Oksanen, 2011).

À ce propos, la culture est un concept central à la compréhension de l’association humaine. Le dictionnaire des médias et de la communication (2016) emprunte une définition aux sciences sociales qui va comme suit :

[…] mode de vie d’une société, incluant le langage, les idées, croyances, valeurs, normes, savoirs, coutumes, pratiques, rituels, comportements, code d’habillement, l’organisation politique et l’activité économique. Ses conventions et ses codes […] sont parfois présumés comme étant universels par les membres appartenant à la culture. […] Sans le partage de ces codes, il ne peut y avoir de communication entre les membres [et donc la culture ne peut pas exister] (Traduction libre).

Hodkinson (2011) offre une définition similaire du concept de culture, mais y ajoute un deuxième sens. La culture peut référer à l’expression créative, soit l’activité intellectuelle et artistique. Selon lui, ce deuxième sens est connecté au premier. En effet, le fait qu’une entité pratique l’expression créative implique qu’elle consomme des produits culturels, lesquels forment une partie intégrante du mode de vie des individus d’une société. Autrement dit, l’expression créative est influencée par la culture.

2.2.1. CRÉATION ET MAINTENANCE D’UNE SOUS CULTURE

Toujours selon Hodkinson (2011), une sous-culture est une résistance à une identité culturelle collective. Ceux qui y adhèrent entretiennent un attachement à un ensemble de symboles différents de ceux de la culture collective. Les membres d’une sous-culture prennent parfois des produits culturels donnés, les assemblent, se les approprient et leur attribuent une nouvelle signification.

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Oksanen, Hawdon et Räsänen (2014) ont pu voir que les communautés de fans de tueurs de masse forment des communautés sous-culturelles puisqu’ils partagent des rituels, des symboles et des codes qui sont stables à travers le temps. Pour parvenir à ce constat, les chercheurs ont fait l’analyse thématique des échanges réalisés sur YouTube par des personnes qui semblaient intéressées par les tueurs de masse. Ils ont d’abord sélectionné les profils à analyser en repérant les commentaires positifs émis par les internautes à l’encontre des tueurs de masse (par exemple, des commentaires affirmant que les tueurs de masse sont des héros). Les chercheurs ont ensuite identifié, à l’aide d’une analyse de réseau, les acteurs centraux à ce groupe de personnes intéressées. En utilisant une mesure de centralité de l’interdépendance (betweenness centrality), les chercheurs ont pu mesurer la centralité d’un nœud (c.-à-d. un profil YouTube) dans le réseau en « calculant combien de fois un nœud se retrouve sur le chemin le plus court reliant deux autres acteurs » (p. 59, traduction libre). Ils ont conduit l’analyse thématique des 20 profils considérés comme les plus centraux au réseau. Le but de leur analyse était de comprendre comment le groupe centré sur les tueries de masse est en mesure de maintenir sa cohésion. Ils ont repéré quatre facteurs permettant aux fans de maintenir leur cohésion, dont le fait qu’ils partagent des codes, des symboles et l’expression d’une solidarité. Parmi les codes, les chercheurs remarquent que les fans du réseau déclarent régulièrement à quel point les tueurs sont leur héros. Les références aux produits culturels aimés des tueurs de masse seraient aussi fréquentes. D’ailleurs, Kiilakoski et Oksanen (2011), qui ont analysé 46 vidéos produites par un tueur de masse ayant sévi en Finlande en 2007, ont remarqué que le tueur était fan de produits culturels aimés des tueurs qui l’ont précédé. Dans ses vidéos, le Finlandais faisait référence à des groupes de musique appréciés des tueurs de Columbine ou mentionnés par d’autres tueurs de masse (notamment les groupes comme Rammstein, Nine Inch Nails et KFMDM) et le film Natural Born Killers. Dans leur revue de littérature, les auteurs abordent le fait que ces produits culturels, pour ne nommer qu’eux, seraient des points de référence en raison de l’intérêt nourri envers eux par les tueurs de masse. Ces produits culturels, qui font la célébration de la violence, seraient en concordance avec le script culturel des tueries de masse dans les écoles. Selon les constats d’Oksanen, Hawdon et Räsänen (2014), un fan qui souhaiterait se joindre à la communauté de fans doit connaître les références culturelles et en faire mention pour y être accepté. Mis à part les produits culturels, les fans désignent leur groupe comme étant une famille, utilisent des termes spéciaux pour faire référence à certaines choses connues de la communauté (Reb & VoDKa, par exemple) et font des déclarations comme « in Eric and Dylan I live » ou parlent de leur sentiment de

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colère ainsi que des raisons pour lesquelles ils aimeraient eux aussi commettre un massacre. Böckler et Seeger (2013) remarquent aussi que les fans font référence, sous forme de symboles, à leur haine partagée envers l’humanité. Tout ceci vient renforcer le sentiment de communauté et l’identité de groupe.

Les communautés se regroupent et font ces échanges en ligne généralement via des blogues, des forums ou des chaînes YouTube. L’utilisation d’internet en tant qu’outil amène l’effacement des contraintes physiques et géographiques, ce qui permet aux fans d’un peu partout à travers le monde d’interagir entre eux (Hellekson et Busse, 2006). Également, comme internet est relativement facile d’accès dans les pays industrialisés/développés, des fans mineurs peuvent maintenant intégrer les fandoms et en créer, chose qui aurait été plus difficile auparavant (Hellekson et Busse, 2006). Pour les fans, la communauté est perçue comme un moyen permettant de remplir des besoins. Dans un monde où ceux-ci se sentent incompris par leurs collègues de classe et leur famille, ces adolescents se retournent vers ces groupes. À un moment de la vie où l’identification à un groupe est particulièrement importante, ils recherchent ces gens et s’identifient à eux (les tueurs et leurs fans), lesquels disent vivre la même chose qu’eux (rejet des pairs, violence, intimidation, etc.) et ressentir la même chose qu’eux (colère envers le monde social, la société est mauvaise, nécessité de révolutionner l’ordre social, etc.; Böckler et Seeger, 2013). Leur besoin de reconnaissance, de réciprocité et d’identification est satisfait grâce à l’appartenance à ce groupe dans lequel nait une sorte de solidarité (Böckler et Seeger, 2013). Internet devient, en quelque sorte, une échappatoire, un endroit où ils peuvent faire sortir la peine et la colère qu’ils vivent (Böckler et Seeger, 2013) et où ils peuvent se sentir compris.

2.2.2. TYPOLOGIE DES FANS

La communauté de fans de tueurs de masse ne représente pas un groupe parfaitement homogène. Il est possible de différencier les fans sur la base de leur intérêt, soit sur son orientation précise et son intensité. Raitanen et Oksanen (2018) ont récemment élaboré une typologie qui distingue les différents sous-groupes chez la communauté de fans de tueurs de masse en milieu scolaire. Pour ce faire, les chercheurs ont fait l’analyse de données issues d’une ethnographie en ligne ainsi que d’entretiens individuels. L’ethnographie a été menée par les chercheurs entre février 2015 et février 2016 sur trois sites différents, soit

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Tumblr, DeviantArt et YouTube. L’objectif de cette démarche était de comprendre l’intérêt entretenu par les internautes envers les tueries de masse et la façon que cet intérêt se manifeste en ligne. La réalisation de l’ethnographie a permis aux chercheurs de mieux comprendre les réponses des internautes qu’ils ont interrogés et de saisir leurs références. En tout, des entretiens en ligne ont été menés avec 22 individus « profondément intéressés7 » (« deeply interested ») aux tueries de masse ayant eu lieu dans une école.

Les entretiens se sont faits pour la plupart via Skype. Pour recruter les participants, les chercheurs ont envoyé des invitations en ligne aux personnes qui, selon les informations présentes sur leur profil personnel, semblaient profondément intéressées par les tueries. L’analyse des données issues des entretiens a permis de bâtir une typologie qui se divise quatre catégories : 1) les chercheurs (« researchers »); 2) les fangirls; 3) les Columbiners; et 4) les imitateurs (« copycats »). L’identification des catégories s’est faite sur la base du niveau d’attention et du niveau d’intérêt entretenu par les participants envers les tueries de masse en milieu scolaire. Malheureusement, ces deux indicateurs n’ont pas été clairement définis par les chercheurs, ce qui mine quelque peu la crédibilité de la typologie. Par contre, les chercheurs ont relevé que les catégories employées pour bâtir la typologie étaient en fait présentes dans le discours des personnes interviewées. Aussi, les données ethnographiques supportent les constats issus des entretiens.

Les fans qui entrent dans la catégorie des chercheurs sont décrits comme des personnes « qui sont très intéressées par la recherche d’information sur les tueries et les tueurs de masse en milieu scolaire » (Raitanen et Oksanen, 2018, p. 201, traduction libre). Généralement, ils cherchent à mieux comprendre les tueurs, le genre d’individu qu’ils étaient de même que les raisons derrière la perpétration des tueries. Pour y parvenir, ce type de fans peut parfois se mettre à la recherche d’informations très précise et détaillée (comme la météo qu’il faisait la journée de la tuerie). Cette recherche d’informations serait motivée par des raisons personnelles. Selon Raitanen et Oksanen, ce type de fans associe des éléments de leur vie à ce que les tueurs ont eux-mêmes vécu. Parfois, ce sentiment de

7 L’utilisation de la dénomination « personnes profondément intéressées envers les tueries de masse en milieu

scolaire » a été préférée au terme « fan » par les chercheurs. Ils ont décidé de procéder ainsi puisque les personnes interrogées souhaitaient ne pas se faire désigner comme étant des « fans » et parce que, selon leur

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proximité pouvait aller jusqu’à générer des sentiments romantiques ou affectifs chez la personne envers le tueur.

Chez les fangirls, l’intérêt est généralement centré sur un tueur en particulier. Cet intérêt « contient souvent des éléments romantiques ou sexuels » (Raitanen et Oksanen, 2018. p. 202, traduction libre). Ce type de fans a des comportements similaires aux fans de célébrités de la culture populaire. Comme son nom l’indique, ces fans sont plus souvent des adolescentes ou de jeunes femmes. Tout comme les chercheurs, ils sont eux aussi à la recherche d’informations sur leur tueur favori. Toutefois, leur attention est surtout portée sur la personne et moins sur le massacre. Ces fans tendent également à collecter des objets en lien avec lui (généralement des images et du fanart). Les fangirls sont plutôt mal perçues par les autres membres de la communauté puisque leur intérêt est considéré comme faux, dirigé seulement par une attirance sexuelle. Aussi, les membres ont tendance à vouloir se distancer de cette étiquette qui est perçue négativement dans la communauté.

Les Columbiners, comme son nom l’indique, ont un intérêt particulier pour la tuerie de Columbine. À vrai dire, en raison du caractère singulier de cette tuerie, l’ensemble de la communauté voue un intérêt pour cette tuerie. Par contre, tous les membres ne se définissent pas nécessairement tous comme étant des Columbiners. Cela est peut-être dû à la signification de cette étiquette, qui varie au sein même de la communauté de fans. Certains la voient comme neutre, décrivant simplement les personnes intéressées par le massacre. Pour d’autres, le terme a une consonance négative : il réfère à une personne qui a une connaissance superficielle de Columbine et qui a des comportements « fan-like », c’est-à-dire des comportements excessifs. Dans ce cas, l’intérêt des Columbiners envers Columbine n’est donc pas vu comme étant sérieux. Finalement, d’autres membres de la communauté perçoivent les Columbiners simplement comme étant des personnes qui s’identifient aux tueurs de Columbine, de même qu’aux autres Columbiners, puisqu’ils partagent les mêmes sentiments d’inadéquation avec la société.

Daggett (2015), lui aussi, voyait que la communauté distinguait les « Columbiners » des personnes qui se disaient simplement intéressées par Columbine. Selon ses observations, ce genre d’étiquettes sert à exprimer la façon dont la personne s’associe à Columbine,

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c’est-à-dire de façon émotionnelle ou intellectuelle. Pour les Columbiners, c’est le lien émotif qui prend le plus de place dans leur identification à Columbine. Les personnes intéressées par Columbine, elles, présentent leur intérêt comme étant principalement orienté sur l’interprétation factuelle des tueries (Daggett, 2015). Les deux types de fans disent entretenir une grande empathie envers les tueurs. Les activités qu’ils génèrent autour du sujet visent surtout à comprendre l’acte de la tuerie de manière « objective » (Daggett, 2015). Malgré leur différence, les deux types de fans identifiés par Daggett ont un but commun : résister aux idées hégémoniques des médias, défaire les mythes créés autour des tueries de masse, humaniser les tueurs de Columbine et agir contre la désinformation.

La dernière catégorie identifiée par Raitanen et Oksanen, les imitateurs, regroupe les fans qui souhaitent eux-mêmes réaliser une tuerie. Ces personnes sont réputées comme étant obsédées par les tueries de masse et comme voulant elles aussi obtenir leur « moment de gloire » en attirant l’attention des médias. Certaines personnes interviewées par Raitanen et Oksanen ont parlé de la présence de ce type de personne dans les communautés de fans comme étant « inquiétante ».

Böcker et Seeger (2013) ont aussi perçu que les fans n’entretenaient pas tous le même type de relation envers leur objet d’intérêt. Dans le cadre de leur étude, ils ont notamment repéré des individus qui s’intéressent aux tueurs, mais qui ne s’identifient pas à leur perception et à leur vision du monde. Selon eux, l’intérêt envers les tueurs de masse pouvait relever par exemple d’un intérêt premier à remettre en question la société, les tueries étant interprétées par eux comme l’indicateur d’un problème de société. Ils ont aussi repéré des personnes qui entretiennent simplement un intérêt pour le morbide et les incidents « inexplicables » la tuerie et le contenu généré par le sujet étant en quelque sorte une source de divertissement. Ces deux types de fans ont presque tous rapporté avoir subi de l’intimidation, ce qui mènerait certains d’entre eux à comprendre les tueurs et même à éprouver pour eux de la sympathie. Ils prendraient tout de même le soin de se distancier des tueurs. Aussi, les chercheurs ont remarqué que ces personnes ont, dans plusieurs cas, vécu des problématiques graves dans une ou plusieurs sphères de leur vie, mais qu’ils possèdent toutefois des ressources pouvant leur venir en aide et des stratégies d’adaptation, comparativement au groupe de personnes qui s’identifient aux tueurs.

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Finalement, Barnes (2015) en observant une communauté située sur la plateforme Tumblr, a repéré un groupe de fans qui s’identifie comme appartenant à la « True Crime Community ». Au moment où la chercheuse a joint le groupe sur Tumblr, elle a été témoin d’une chaîne de publication (« reposting chain ») qui lançait l’invitation suivante : « Reblog if you’re a member of the True Crime Cimmunity » (Barnes, 2015, p, 46). Elle a ainsi pu repérer les internautes qui considéraient appartenir à la communauté en observant ceux qui avaient republié la publication de départ. Selon les observations qu’elle a effectuées sur les pages des membres, les True Crimers ont un intérêt pour les meurtriers (meurtriers de masse et meurtriers en série). Ce sont des gens qui disent s’intéresser « aux faits » et à la psychologie des tueurs. Ils souhaitent mieux comprendre ce qui a mené ces individus à produire de tels massacres (Barnes, 2015). Ils se distinguent de ce qu’ils nomment les « véritables fans » qui, selon eux, s’identifient aux tueurs et approuvent leurs gestes. Bien que dans l’esprit des True Crimers, la distinction entre eux et les « vrais fans » semble évidente, elle l’est moins pour quelqu’un de l’externe. Ces personnes peuvent se dire non-fan, mais tout de même publier du contenu que les « véritables fans » publient, c’est-à-dire du fanart et du fanfiction8. Certains affirment même être attirés par le tueur (Barnes, 2015).

Il est à noter que la chercheuse, dans les observations qu’elle présente, a mentionné que les membres utilisent le mot-clic #Columbiners. Elle n’a pas fait davantage de commentaires à propos de l’utilisation de ce terme. De plus, elle n’a pas fait état de la présence de fans de type chercheur, fangirls ou imitateur. Comme la chercheuse a seulement fait des observations sur les profils des internautes et qu’elle n’a pas en plus mené des entrevues, à l’instar de Raitanen et Oksanen (2018), il est possible de présumer que fans présents sur la plateforme Tumblr utilisent peu ou pas ce genre de termes dans leurs publications.

Visiblement, il existe divers types de rapports que les fans peuvent entretenir envers les tueurs. Les individus qui appartiennent à la communauté des fans de tueurs de masse utilisent plusieurs de ces étiquettes pour situer leur identité par rapport aux autres membres

8 Dans les études sur les fans, le fanart réfère à des productions artistiques « qui copient ou qui s’inspirent du

matériel produit commercialement » (Manifold, 2009, p. 8, traduction libre) comme un personnage de série télévisée ou une œuvre cinématographique. Le fanfiction est une œuvre écrite dans laquelle le fan « utilise un narratif produit par un média ainsi que des icônes de la culture populaire comme inspiration pour créer leur propre texte » (Black, 2006, p. 172, traduction libre).

Figure

Tableau 1  Les rôles des membres d’une communauté virtuelle selon Pfeil et al. (2011)  Type  Caractéristiques  Moderating  supporter  Contenu des messages
Tableau 2  Nombre  de  membres  ayant  écrit  des  publications  classé  selon  le  nombre  de  publications qu’ils ont individuellement produites
Tableau 3  Liste des membres ayant écrit le plus de publications
Tableau 4  Nombre  de  membres  ayant  participé  à  une  discussion  classé  selon  le  nombre  de  participations individuelles  Nombre de  participations  Nombre de membres
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