• Aucun résultat trouvé

I. Le mouvement associatif et coopératif en Sicile : une histoire oubliée

7. La grande transformation

7.2 Les « stratégies» de la mafia

La capacité d’intermédiation et de distribution de ressources, de cette « nouvelle classe politique » implique inévitablement la création de groupes en conflit entre eux. Ces groupes d’intérêt sont diversement composés en fonction de leurs enjeux mais, au niveau des pouvoirs politiques local et national, ils entremêlent l’entreprenariat urbain et la criminalité organisée. La ville devient ainsi le lieu de tous les enrichissements, et plus particulièrement le marché du bâtiment. Sur ces nouveaux terreaux la mafia se développe rapidement en confirmant son pouvoir bien au-delà des limites de la période qui avait précédé la Libération. Selon Matard-Bonucci, (1994, p.206) « le passage d’un clientélisme de notables à un clientélisme de parti politique a profité aux nouvelles générations des mafieux ». En effet, les liens unissant mafia et monde politique se font très étroits et on parle même de véritable intégration entre ces deux ensembles. « Dans une réalité aussi dure, dans laquelle la mafia a bénéficié de protection et d’une impunité totale, dans laquelle il était difficile de finir le mois (à cause de la crise), l’unique solution pour la majorité des personnes sembla la résignation, la cohabitation, l’adaptation à ce système. Soit pour en tirer un profit direct, soit pour survivre. Pendant de nombreuses années des hommes appartenant à des institutions politiques, religieuses et culturelles ont affirmé que la mafia n’existait pas, qu’elle était une invention des communistes, une instrumentalisation politique contre la DC » (Dioguardi, 2007, p. 101).

Si l’on reprend l’interprétation de Pezzino (2000, p. 27), le rapport entre mafia et politique prend la forme d’un marché particulier : celui de la protection. La mafia offre sa protection à l’homme politique sous forme de suffrages ; en échange, l’homme politique offre sa protection à la mafia en lui assurant son contrôle sur les institutions et la distribution des ressources publiques. A cela s’ajoute l’intérêt très spécifique pour la mafia de bénéficier de l’appui politique pour influencer les décisions de justice la concernant : « pour Cosa Nostra, l’impunité face à l’institution judiciaire n’est pas seulement essentielle à la poursuite de ses activités. Elle sanctionne la puissance acquise face à l’Etat » (Matard-Bonucci, 1994, p.204).

Dans cette relation bipolaire entre hommes politiques et clans mafieux, certains entrepreneurs trouvent toute leur place, notamment dans la gestion des flux financiers, comme troisième pôle d’intermédiation. Selon l’analyse que propose Giarrizzo (1987, p. 652), les entrepreneurs sont envoyés par le politique lui-même pour servir de médiateur avec les groupes qui contrôlent le territoire. Il va de même pour le recours fait à l’aide des

156 professionnels (avocats, architectes, ingénieurs, …) insérés dans ces groupes. Ainsi les flux financiers destinés aux investissements publics (adjudication de travaux publics, autorisations administratives, …) sont contrôlés en amont et de ce fait orientés. Certains individus réussissent ainsi à édifier des empires par leurs seuls contacts avec le lobby politico-mafieux sans être des « hommes d’honneur », c'est-à-dire sans être inscrits activement dans les réseaux mafieux. Et ceci du fait que les adjudications des marchés publics sont effectuées, à cette époque, sans aucune procédure standardisée mais seulement sur la base de relations de gré à gré. Dans le secteur immobilier, par exemple, sur les 4000 permis de construire délivrés

durant l’administration Ciancimino199, 2500 furent attribués « aux trois mêmes individus, des

maçons retraités, prête-noms, à l’évidence, d’entreprises immobilières mafieuses » (Matard-Bonucci, 1994, pp. 238-240). En définitive la « destruction physique », de la ville comme l’exprime Blando (1996, p. 79), correspond à la construction d’un lien organique entre pouvoir politique et pouvoir mafieux, avec la création d’un consensus électoral qui permet au parti de la majorité d’avoir la quasi-totalité des suffrages.

A partir des années 1980, le rapport de force entre hommes politiques et clans mafieux s’inverse de manière irréversible. Auparavant, dans la gestion des affaires locales, les hommes politiques avaient réussi à s’imposer aux clans en gérant à leur guise les relations

d’interdépendance. Mais l’enrichissement rapide des clans de Cosa Nostra200 ainsi que le

tissage de réseaux dépassant la dimension locale investie directement par les pouvoirs politiques nationaux, procurent à la mafia des marges de manœuvre très larges et un nouveau pouvoir de coercition imposé par la violence. Ainsi, la classe politique sicilienne se sent menacée par la mafia. Ses membres ont changé de stratégie en s’installant confortablement dans les villes par le biais de la gestion directe des flux des ressources publiques (spéculations immobilières et attribution des appels d’offres publics) et le développement d’autres marchés,

comme celui de la drogue201

. Pour la défense de leurs intérêts, les clans mafieux n’hésitent pas

199 Vito Ciancimino fut adjoint au maire de Palerme chargé des travaux publics de 1959 à 1964. Il ne s’opposa pas au « sacco di Palermo », la plus grande spéculation immobilière qui transforma complètement le visage de la ville avec la destruction massive du patrimoine architectural en style liberty pour y construire des immenses bâtiments. Il fut maire de Palerme en 1970 et faisait partie du courant « Primavera » de la DC, dirigé par G. Andreotti. Il sera arrêté en 2001 et condamné à 13 ans d’emprisonnement pour « concours externe en association mafieuse ». La ville de Palerme lui réclama un dédommagement de 150 millions d’euros, il en consigna seulement 7 avant sa mort en 2002.

200 C’est ainsi que les premiers repentis mafieux appellent leur organisation criminelle, communément appelée mafia.

201 « Les immenses profits réalisés grâce au trafic de stupéfiants permettent aux entreprises mafieuses de mobiliser des capitaux plus vite et en grande quantité lorsqu’une opportunité de marché se présente. … C’est au lendemain de la seconde guerre mondiale que la mafia commence à participer au marché de la drogue » (Matard-Bonucci, 1994, p. 240).

157 à avoir recours à l’intimidation ou la violence homicide afin d’infléchir l’activité législative et la politique aux niveaux local et national.

Ce changement de stratégie modifie la posture des clans mafieux face aux pouvoirs institutionnels qui, comme le dit Lupo (1996, p.26), signe le « passage d’une posture révérencielle par rapport à l’establishment à une tentative explicite de conditionnement, joué à travers l’instrument terroriste ».

A partir des années 1980, et notamment avec les meurtres de P. Mattarella, président

DC de la Région sicilienne, et de Pio La Torre, dirigeant du PCI202 et du général Dalla

Chiesa203, préfet de la ville de Palerme, la mafia change ses modalités de contrôle du pouvoir

politique. Elle n’hésite plus à s’attaquer directement à ceux qui travaillent pour réduire la force des réseaux entre pouvoir politique, mafia et entreprenariat. Si pour certains les raisons d’un tel changement sont à rattacher à une nouvelle stratégie de conflit ouvert avec les institutions, pour d’autres ces attaques peuvent être imputées à une volonté forte de contrôle du territoire avec l’élimination des obstacles les plus symboliques au projet de monopole des ressources de la mafia. Ainsi, comme le montre Santino « On a parlé d’attaque de l’Etat, mais dans la réalité l’attaque concerne seulement des personnes et des secteurs qui s’opposent à l’expansion du phénomène mafieux : la croissance de l’accumulation illégale participe à augmenter les occasions d’investissement et les places de pouvoir. Ceci implique l’amoindrissement de l’équilibre basé sur la compatibilité et sur la cohabitation de différents sujets. Maintenant la mafia, en se considérant plus riche et plus puissante, est engagée dans une compétition pour l’hégémonie sans limites, qui aura des effets boomerang » (Santino, 2000, p.247). Dans l’une comme dans l’autre interprétation, ce qui reste immuable est

202 Piersanti Mattarella (tué par la mafia le 6 janvier 1980), à peine nommé, proposa un programme triennal (1979/1981) à la base d’un accord avec le PCI ayant comme objectif la moralisation de la politique par une programmation du processus de développement économique et social, voire anti-mafieuse. « Vers la fin des

années 1970 les gouvernements guidés par A.Bonfiglio et P. Mattarella (DC), avec un élargissement de leur majorité à gauche, signent, d’abord avec le Plan des interventions et le Document des quinze sur le plan institutionnel et après, avec l’action courageuse de Mattarella, un fort élan des institutions régionales. La mort de Mattarella en janvier 1980 coupera les illusions et relancera le processus de normalisation » Butera (2007, p.

39). Pio La Torre (tué le 30 avril 1982), leader du PCI, était l’auteur d’un projet de loi destiné à faciliter la levée du secret bancaire et la confiscation des biens de personnes soupçonnées d’activités illicites. (Matard-Bonucci, 1994, p. 220). A titre d’exemple, et pour montrer toute l’actualité des arguments développés tout au long de ces pages, nous citons ce communiqué de presse : « Il y a quelques semaines, (début du mois de septembre 2008), le

Maire de Comiso, avec un acte qui non seulement a offensé la mémoire de P. La Torre mais aussi celle de tous les bons citoyens, a décidé d’effacer la dénomination de l’aéroport de Comiso, dédié à La Torre. Cet acte a engendré nombreuses critiques et protestations de la part d’une grande partie des forces, mouvements et associations de la Sicile et de l’ensemble du pays ». Communiqué de presse du 8 octobre 2008. Source :

www.piolatorre.it.

158 l’utilisation de la violence physique pour, d’une part, contrôler les ressources économiques et, d’autre part, exercer des fonctions « de type institutionnel » (le contrôle de certains marchés,

la régulation de la compétition économique, l’application des sanctions contre les déviants)204.

Cosa Nostra n’hésite pas non plus à éliminer ses « anciens alliés » et notamment les

hommes politiques qui ne lui ont pas assuré des garanties d’impunité face au pouvoir juridique, par l’émanation de lois ad hoc. C’est le cas des meurtres de I. Salvo et de S.

Lima205, respectivement industriel et leader de la DC, qui n’avaient pas « respecté les pactes

de protection ». Ces pactes auraient dû en effet empêcher l’ouverture du premier

« Maxiprocesso » de Palerme qui aura lieu du 10 février 1986 au 16 décembre 1987206 et qui

fut un événement majeur dans le processus de « lutte contre la mafia ». Dix-neuf condamnations à perpétuité et diverses autres peines de détention furent prononcées lors de ce

procès pour un total de plus de 2000 ans de réclusion207

. Au-delà des résultats chiffrés, qui montrent toute l’ampleur de cette action judiciaire, ce qui s’avère déterminant est la posture nouvelle des juges, et d’autres « hommes d’Etat », face au phénomène mafieux.

204 Selon l’analyse de Pezzino, 2000, pp. 13-33.

205 « Selon les collaborateurs de justice, Salvo Lima aurait en effet, avec l’appui de son chef de courant au niveau national, Andreotti, « garanti » à Cosa nostra que les condamnations du Maxi procès seraient annulées en Cassation. La promesse étant non tenue, Cosa nostra aurait alors décidé de l’abattre » (Pezzino, 2000, p. 31). 206 Lors de ce procès d’une ampleur jamais vue auparavant, seront jugées 460 personnes et on fera usage des déclarations des « repentis de la mafia » qui deviennent un nouvel instrument dans le cadre des enquêtes judiciaires.

207 Pour plus d’approfondissement sur le Maxi-procès de Palerme voir Corrado Stajano, L’atto d’accusa dei

giudici di Palermo, 1986, Editori Riuniti, Roma ainsi que Giovanni Falcone (avec M.Padovani), Cose di Cosa Nostra, Rizzoli Libri, 1991, Milano.

159

Documents relatifs