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I. Les associations au cœur du débat sur le capital social

1. A l’origine du capital social

1.2 Coleman et l’individualisme méthodologique

Dans son œuvre, Foundations of Social Theory, publiée en 199014, James Coleman

propose ainsi une définition du capital social s’inscrivant dans une perspective différente de celle de Bourdieu. Le capital social se crée par l’interaction entre les individus dans une structure sociale donnée. Il s’agit d’une ressource dont bénéficient les individus sans aucune condition, et seulement du fait qu’ils sont inscrits dans un réseau de relations. Chaque individu bénéficie d’un stock de capital social qu’il peut utiliser pour atteindre ses objectifs. Coleman procède à la définition du capital social en définissant ses fonctions sans expliciter selon quelles modalités il se crée. Il ne s’agit pas d’une entité unique mais de plusieurs éléments qui facilitent les actions individuelles de ceux qui en font partie. Les individus inscrits dans un réseau dense de relations disposent d’un capital social qu’ils peuvent exploiter pour réaliser certains objectifs individuels : la recherche d’un travail, l’accès à des informations, l’introduction dans certains milieux, etc… . Ainsi, « comme d’autres formes de capital, le capital social est productif, et il rend possible l’aboutissement de certains objectifs que l’on ne pourrait pas atteindre en son absence. Comme le capital physique et le capital humain, le capital social n’est pas complètement utilisable. Il peut l’être par le respect de certaines activités. […]. A la différence des autres formes de capital, le capital social est intrinsèque à la structure de relations entre les personnes et parmi les personnes. Il ne se trouve ni chez les individus ni dans les équipements de production » (Coleman, 1990, p.302).

De manière schématique, Coleman utilise l’image d’un triangle pour expliquer ce qu’il entend par capital social. Les extrémités du triangle sont les nœuds qui représentent les individus et, les lignes qui unissent ces points, sont les relations entre les personnes. Or, le capital social est l’ensemble des relations qui se nouent entre les individus d’un même réseau (Coleman, 1990, p. 305). Il est intéressant de remarquer que dans cette approche chaque individu agit séparément des autres et, en effet, c’est par l’ensemble de règles et normes qui sont respectées au sein du réseau que se créent des formes de confiance réciproque entre les individus. Les efforts faits par l’ensemble des membres sont au bénéfice de tout le réseau. Chacun, légitimement, peut s’attendre à ce que les autres, par un système implicite d’obligation, rendent le service reçu. Il s’agit d’un système de confiance implicite entre les membres, dont chacun peut bénéficier seulement s’il fait partie du réseau. Lorsqu’un membre

14 Coleman James, (1990), Foundations of social Theory, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Mass.), London, pp.993.

33 quitte le réseau, le stock de capital social accumulé au sein de celui-ci, ne le suit pas. Il ne s’agit donc pas d’une propriété privée, mais d’un bien individuel dont on dispose par l’action conjointe avec les autres membres. L’investissement en capital social est fondamentalement différent du capital humain et du capital physique. En effet, ces deux derniers ont des effets immédiats sur les individus ou la structure lorsqu’ils font l’objet d’un investissement, tandis que le capital social produit des bénéfices seulement dans le long terme. Ces bénéfices ne sont ni immédiats, ni personnels. Le capital social est, donc, une ressource dont l’individu dispose et qui lui garantit des bénéfices.

Dans ce sens, le capital social est la preuve que chaque individu est inséré dans une structure sociale, dont on ne peut pas faire abstraction, bien qu’il soit guidé dans ses choix rationnels, par un intérêt à satisfaire individuellement. En ceci, tout en se situant hors du champ des perspectives de l’individu atomisé de l’économie classique et néoclassique (Bagnasco, 1999, p. 353), Coleman propose une variante de la théorie des choix rationnels par laquelle les choix intéressés des individus s’inscrivent dans le cadre déterminant de la structure sociale. A l’évidence, la structure sociale est ici abordée non pas dans une acception bourdieusienne mais comme un ensemble de relations interpersonnelles. Ainsi, l’acteur rationnel est un individu intéressé dans ses choix : en raison de la satisfaction de l’intérêt individuel, l’individu active le capital social en vue de son utilisation personnelle. L’individu rationnel agit, donc, pour atteindre un objectif, économique, politique ou social, et il mobilise pour ce faire, le capital social qui lui vient de son réseau d’appartenance. Il s’agit d’une ressource pour atteindre son but individuel. L’individu rationnel et utilitariste agit à l’intérieur d’une structure sociale dont il utilise le capital social, produit collectivement, pour ses objectifs individuels. Le capital social collectif ne lui appartient pas mais peut être « son » moyen en vue d’un intérêt spécifique, car l’individu est situé dans un réseau relationnel structuré.

De ce fait, il est possible de distinguer entre capital social individuel et collectif15. En tant que source de bénéfices individuels, le capital social est utilisé par l’individu qui le mobilise de manière instrumentale, par rapport à ses objectifs. Dans sa forme collective, le capital social est un bien public, qui appartient à l’ensemble du réseau et non au simple individu. Ce qui prime, donc, ce sont les conditions permettant à l’individu de bénéficier du

15 Piselli P., « Social capital as situational and dynamic concept », Workshop « Capital Social » Université de Trento, 19-20 octobre 2000.

34 stock de capital social : l’ampleur du stock d’informations dont chaque membre pourra bénéficier ; l’ensemble de normes et sanctions intrinsèques au réseau ; le degré de confiance déterminé par les obligations et attentes présentes dans l’environnement social. Tous les membres du réseau peuvent activer ces formes de capital social, et en bénéficier pour leurs intérêts individuels. Le réseau d’appartenance peut garantir certaines facilités à ses membres, pour atteindre des buts, que d’autres réseaux ne garantissent pas. A titre d’exemple, parmi d’autres structures sociales, les associations ou les clubs, la famille, la communauté de voisinage ou l’ensemble des employés d’une même entreprise, peuvent produire du capital social collectif. Les relations entre les membres appartenant à ces structures peuvent être plus ou moins ouvertes sur l’extérieur ou fermées et donner lieu à des règles partagées par l’ensemble du réseau. Les effets sur la production de capital social seront plus ou moins évidents sur le long terme, selon que les membres qui en ont besoin, trouveront une aide effective pour leurs démarches. Dans ce sens, le capital social produit dans une association est le sous-produit des interrelations sociales de ses membres.

Il reste que, dans cette approche, « l’intérêt individuel, les normes et les sanctions délimitent les choix des individus » (Ponthieux, 2006, p.11) au sein de chaque structure sociale. Tout en admettant que cela peut être à l’origine de distinctions sociales entre les individus et entre les réseaux auxquels chacun appartient, Coleman n’approfondit pas davantage cet aspect comme le fait Bourdieu. Il admet, tout de même, la possibilité que le capital social puisse avoir des effets destructeurs, et ceci en fonction de certains facteurs spécifiques. A titre d’exemple, le niveau de stabilité de la structure sociale peut être un facteur de destruction ou de production de capital social. D’autres facteurs déterminants peuvent être les différentes formes d’idéologie. Selon Coleman, la force d’une idéologie peut imposer aux individus certaines règles capables de créer la confiance et d’amener à partager les effets de certains actes. Cependant, avec la même force, les idéologies peuvent rendre les hommes complètement indépendants les uns des autres dans leur rapport à Dieu, par exemple, en détruisant ainsi du capital social. Pour cette raison, le capital social peut, selon l’utilisation faite, produire différents effets : il peut à la fois faciliter une action, et en limiter une autre. Dans un contexte particulier, il peut faciliter l’innovation, alors que dans un autre contexte il peut l’entraver.

De plus Coleman affirme l’importance des organisations et des institutions sociales en tant que contextes qui conditionnement les choix et produisent des effets dans les systèmes

35 (Bagnasco, 2001, p.80). En d’autres termes, après avoir défini le champ des interrelations sociales au sein d’une structure, générant des ressources pour l’individu (niveau micro), Coleman propose une analyse des effets du niveau macro (le système social) sur le niveau micro (le choix rationnel des individus).

Dans l’un comme dans l’autre cas, le rôle de l’individu dans l’approche de Coleman est un rôle « actif ». Dans ce sens, comme le montre Bagnasco (2001, p. 93), il s’agit d’admettre que les individus peuvent être, au sein des réseaux et en fonction de leurs intérêts, des acteurs stratégiques qui ne sont pas prisonniers « de rôles » et qui n’agissent pas en fonction d’une culture « prescrite ». Cette approche, qui fait écho à celle de Weber et d’autres sociologues classiques, considère l’évolution des formes sociales, non pas en terme de reproduction (notamment des formes traditionnelles) mais plutôt de production. Il ne s’agit pas, pour chaque individu, de se retrouver dans des espaces d’interrelations héritées mais dans des groupes sociaux où l’action conduit à des modifications. Ainsi, il est question pour Coleman d’admettre l’existence de structures qui peuvent être transformées dans le but de produire des formes de capital social spécifique, des organisations dont la production de capital social n’est pas seulement due à la juxtaposition des actions individuelles de manière mécanique mais également au volontarisme des acteurs dans l’interrelation. Il peut y avoir en effet, de la part des individus, des tentatives explicites et intentionnelles de transformation du capital social dans des objectifs d’ordre économique ou social (Trigilia, 2001, p.116). De même, Coleman admet que le capital social, accumulé dans certains réseaux d’interrelation (ou dans une association), peut avoir des effets indirects sur d’autres structures sociales. Comme pour les externalités, par exemple, certaines actions censées apporter des bénéfices à un ou plusieurs membres d’une association peuvent accroître le capital social d’autres groupes sociaux. Il s’agit d’effets indirects, comme ceux que peuvent produire certaines associations : c’est le cas des associations d’étudiants qui se sont transformées en groupes d’opposition politique ou des associations d’habitants qui ont élargi leurs actions à d’autres champs au bénéfice d’autres publics. Dans ce cas, leurs réseaux de confiance, leurs normes, leurs actions ont des effets sur d’autres individus et d’autres groupes qui ne sont pas inscrits dans le même réseau relationnel. La possibilité est ainsi envisagée, pour le capital social produit au sein de certaines structures sociales, d’avoir un effet sur leur environnement. Sans parler explicitement des bénéfices en termes économiques et institutionnels acquis par des formes particulières de capital social, Coleman esquisse, sans pour autant la développer davantage, une analyse des effets que les interrelations dans l’espace micro peuvent avoir au niveau macro. Dans des réflexions plus

36 récentes sur le capital social, cet aspect a été repris par les auteurs s’intéressant aux relations entre capital social et développement local (Trigilia, Bagnasco, Paci).

L’apport central de Coleman est d’avoir entamé une réflexion permettant le dépassement de la notion de l’individu atomisé pour réinscrire les choix intéressés de ce dernier dans un contexte déterminé par la structure sociale. Au sein du réseau d’interrelations, l’individu est capable de s’autodéterminer en utilisant à son bénéfice le capital social produit par le réseau lui-même pour ses fins individuelles. Le capital social est défini comme une ressource collective du réseau, dont tous peuvent bénéficier pour l’atteinte d’objectifs individuels. Le capital social est défini par ses « fonctions » plutôt que par ses « caractéristiques ». Au moment même où Coleman donne forme au concept, il mobilise une

lecture critique du capital social en relativisant sa portée « naturellement vertueuse » 16

. Au contraire, comme on le constatera plus loin, d’autres auteurs ont eu tendance à proposer des lectures du capital social comme intrinsèquement vertueux et à en limiter ainsi le spectre de compréhension. Á ce stade de la réflexion ce qui nous importe c’est la connexion établie entre les niveaux micro et macro des interrelations sociales. Comme on a pu le montrer, pour Coleman, le capital social produit par l’interrelation au sein d’une structure sociale, peut avoir des effets sur d’autres structures. Cependant, cette connexion entre les deux niveaux (micro-macro) est de nature indéterminée. Cela veut dire qu’il s’agit plutôt d’une forme d’externalité positive difficile à identifier sinon que par une affirmation schématique, voire tautologique : « en construisant des liens de confiance interpersonnelle les acteurs contribuent à renforcer la confiance généralisée, qui contribue, à son tour, à les renforcer » (Coleman, cité par Chiesi, 2003, p. 89).

16 Plus récemment d’autres auteurs, comme Portes et Landolt (1996) ou Bagnasco (2001) ont repris cette lecture critique en montrant les limites du concept. Portes (1998), par exemple, identifie quatre effets négatifs du capital social : exacerbation des revendications internes aux groupes, excessif contrôle social des membres, tendance à ne pas prendre en compte le mérite au nom de l’égalité et exclusions des outsiders. Portes et Landolt (1996) montrent comment aussi bien dans le secteur public que dans le privé, l’initiative individuelle peut être jugulée par des systèmes de “ conspirancies against the public ”. Bagnasco (2001) a montré comment, dans des districts industriels, l’apport de capital social est certes fondamental, et notamment en terme de développement de l’entrepreneuriat local, mais qu’il peut y avoir des effets “ barrière ” vis-à-vis de ceux qui n’appartiennent pas à un réseau spécifique. Ainsi l’avantage du groupe peut-il s’effectuer au détriment de celui de l’ensemble de la société.

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