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Des formes nouvelles d’intervention organisée dans l’espace public

II. L’antimafia sociale

1. Au-delà de la « vague émotionnelle » : la consolidation de l’action solidaire

1.2 Des formes nouvelles d’intervention organisée dans l’espace public

l’espace public

La caractéristique de ces associations est de ne s’inscrire dans aucun courant partisan ni

idéologique. Dans le cas des associations de familles233 des victimes, nous sommes face à un

phénomène relativement nouveau qui s’inscrit à la croisée des formes d’engagement individuel et privé et des formes plus larges d’intervention organisée dans l’espace public. L’engagement des membres des familles de victimes n’est pas un fait social nouveau dans le panorama complexe de la lutte contre la mafia. Auparavant, ces membres - enfants, femmes, parents, frères, …- s’étaient déjà fortement engagés, notamment pour réclamer publiquement

des enquêtes et des procès à même d’identifier les coupables des meurtres234

. La nouveauté des associations actuelles, réside dans leur mobilisation autour d’un enjeu qui formule, à partir du vécu personnel, des questionnements d’ordre public. Ceci transcende le paradigme du « familialisme amoral » dans une forme plus composite d’engagement qui s’ancre dans les relations personnelles de la sphère privée pour déborder dans l’espace public d’une manière construite et finalisée.

Comme le montre Turnaturi (1993, p. 127-135), le monde des liens privés, des émotions dues à des événements aussi douloureux que la mort, devient, un point de force, une ressource qui légitime son propre agir individuel comme un agir collectif dans le cadre associatif : « à partir de l’acceptation et de l’expression des émotions, les membres de ces familles ont choisi la voie et les modalités pour être présents sur la scène sociale. …. La valorisation des émotions ne reste pas une expérience intérieure et privée, mais elle implique une demande de reconnaissance et de légitimation du monde affectif comme élément signifiant, non seulement par le seul individu, mais comme valeur éthique ». L’engagement des familles des victimes de la mafia est assez emblématique d’une manière d’intervenir dans l’espace public en décalage avec « ce qui est convenu », au sens normatif du terme. Ces associations ont un rôle à jouer dans le sens où elles imposent un débat public sur des sujets que la convention mafieuse veut circonscrire dans l’espace privé. En assumant un rôle de voice ces associations innovent non seulement au niveau strictement organisationnel, mais surtout au niveau culturel. Dans ce

233 Pour la définition d’association familiale voir Donati, Rossi, Le associazioni familiari in Italia. Cultura,

organizzazione e funzioni sociali, Franco Angeli, Milano, 1998.

234 Il s’agit notamment des familles, entre autres, Notarbartolo, Casarrubea, Fava, Dalla Chiesa, … publiquement engagées (en association ou pas) dans la dénonciation des failles des enquêtes et procès destinés à élucider les modalités et les responsables des meurtres des membres de leurs familles.

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sens, elles s’inscrivent dans une orientation culturelle de type « public »235

: leurs membres renforcent le rôle social de la famille et lui attribuent une grande importance. « L’expérience subjective de la perte, du deuil, de la douleur est devenue, dans l’Italie de ces années sombres, la motivation pour une forte revendication éthique et politique. Des questions apparemment privées ont une valeur publique » (Siebert, 1994, p.282).

Dans cet ensemble très spécifique, l’on peut inscrire les associations de femmes, le plus souvent membres des familles de victimes. Depuis les années 1970, mais de manière plus structurée durant les années 1990 et 2000, des collectifs et associations de femmes se sont créés au cœur du mouvement antimafia. En effet, certaines d’entre elles sont femmes, veuves, filles ou mères de victimes de la mafia, directement touchées par les délits mafieux, et pour un bon nombre, il s’agit de citoyennes, affectées, comme tant d’autres, par la violence des événements mafieux. Comme le dit une militante d’une de ces associations : « la lutte pour l’émancipation impliquait et implique encore aujourd’hui la lutte contre la mafia, qui viole

notre vie, même si elle ne nous touche pas directement »236

. Comme pour l’association

« Donne siciliane contro la mafia »237

, l’essentiel de l’action consiste dans la mobilisation civique et le travail de sensibilisation dans les écoles, auprès des institutions, dans des colloques, etc.… Lors des procès de la mafia, une des spécificités était de se constituer partie civile en appui aux femmes victimes ou de témoigner contre la mafia ou encore d’aider financièrement les familles lors des procédures pénales. De cette association sont nées deux initiatives fortement symboliques et qui donnent une grande visibilité au mouvement

antimafia : le « Comitato dei lenzuoli » et «Le donne del digiuno »238

. La première initiative a proposé un mode d’expression de l’indignation suscitée par les attentats contre le juge Falcone, le juge Morvillo et les hommes de son escorte personnelle, en mai 1992. Il consistait, en signe de « deuil actif », à exposer sur les balcons des immeubles des draps blancs, avec des mots écrits sur certains d’entre eux. Il s’agissait à travers cet acte simple mais très fort

symboliquement239, d’afficher publiquement son opposition à la mafia, dans des villes

siciliennes où la parole circule difficilement. Ce fut une manière de créer un lien de solidarité

235 Pour les distinguer des associations de familles de type « privatiste » dans lesquelles on fait prévaloir une orientation culturelle plutôt autoréférentielle. (Cf. Donati, Rossi, Ibidem).

236 Entretien avec Anna Puglisi, décembre 2000.

237 En français : « femmes siciliennes contre la mafia ». Cette association a été créée en 1984 mais elle existait déjà sous forme de comité à la fin des années 1970 et après les attentats contre les juges Terranova et Costa et le maréchal Mancuso. Leurs femmes seront à l’initiative de cette association et elles feront parvenir une lettre, signée par 30000 personnes, au Président de la République pour faire appliquer les lois contre la Mafia.

173 entre des gens mobilisés par la même cause. Bien que ce mouvement ait mobilisé des hommes et des femmes, ses formes et modalités d’expression sont intimement liées aux modes de faire et de penser féminins. « C’est la manière de se confronter à la rébellion, à la douleur et la capacité de faire des projets politiques et sociaux qui caractérise le Mouvement des draps, une manière attentive aux actes concrets, à l’individualité de chacun et chacune et à la communication entre les personnes » (Siebert, 1994, p. 443). En ce qui concerne l’initiative «Le donne del digiuno », elle trouve son origine dans le désarroi qui a suivi l’attentat du juge Borsellino, deux mois seulement après celui du juge Falcone. Cet acte est d’autant plus « insupportable » qu’il annihile toutes les actions entreprises jusque-là par la société civile. A tour de rôle, les femmes décident de jeûner pendant deux jours et, ceci, sur la place centrale de Palerme, en accueillant tous ceux qui veulent adhérer à leur initiative. C’est là une forme de résistance radicale qui trouve toute sa justification dans l’ampleur tragique des événements qui l’ont déclenchée. L’objectif concret de cette initiative dont le slogan est « nous avons faim

de justice – jeûne contre la mafia », est la démission des responsables des forces de l’ordre

locales et nationales. Encore une fois, en filigrane du mouvement, on trouve une volonté explicite d’occuper l’espace public en dépassant le deuil porté dans la sphère privée pour les meurtres commis. Cette initiative a eu un effet extrêmement mobilisateur car elle a répondu au besoin d’expression publique des gens, durant cette période sombre de l’histoire italienne et sicilienne. Ainsi l’association a permis la traduction en actes d’une volonté collective qui ne trouvait pas de lieu pour s’exprimer. Leurs membres ont canalisé la demande civique, en proposant une réponse collective au besoin individuel de protestation. Ainsi s’exprime l’une des protagonistes de cette initiative : « c’est une rébellion au fait que la douleur de ceux qui ont aimé ces jeunes, ces personnes qui continuent de mourir dans cette ville … devrait être seulement un poids sur le dos de leurs familles. Je n’accepte plus que l’on soit tué pour une idée collective de justice, de droit, de vérité et que cette mort devienne un fait privé, tellement privé qu’il ne s’agit plus d’un meurtre qui a droit à la justice » (Bertuglia, 1993, cité par Siebert, 1994, p. 451). Ces affirmations viennent questionner le « familialisme amoral ».

239 Le symbole du drap est très fort puisqu’il évoque une coutume traditionnelle : l’exposition au balcon du drap taché de sang après la première nuit de noce des mariés en témoignage de la virginité de la femme.

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