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Les associations au cœur des systèmes « performants »

I. Les associations au cœur du débat sur le capital social

2. Engagement civique et confiance généralisée

2.1 Les associations au cœur des systèmes « performants »

Dans l’approche de Putnam le capital social est l’ensemble des réseaux, des normes, de la confiance qui facilitent la coordination et la coopération en vue des bénéfices communs et réciproques (mutual benefit). La forme primordiale de capital social est la famille (proches et parents), ensuite les amis et le voisinage. Ces liens fondamentaux génèrent une certaine accoutumance à la confiance et à l’entraide qui peut s’élargir dans un espace plus large, au cercle des groupes associatifs générant l’engagement civique. En effet, ces réseaux sociaux horizontaux sont régis par des règles et des normes de conduite assurant la confiance entre les membres. Les normes et les règles ne sont pas écrites et fonctionnent par reconnaissance commune. Ces rapports de réciprocité et de confiance ne sont pas toujours directs entre les membres mais tous peuvent en bénéficier à condition de faire partie du réseau associatif.

17 La distinction entre social network et social capital, demande à être mieux spécifiée car les deux concepts sont strictement liés. Piselli (2000) propose une distinction dans ces termes: « Les réseaux sociaux peuvent être appréhendés par leur texture morphologique (densité, extension, etc.), par la nature des liens concernés (d’amitié, de mariage, de filiation, etc.) et par la nature des contenus qu’ils transmettent dans les relations (contenu symbolique ou matériel) avec des effets positifs ou négatifs. En revanche, le capital social est encastré dans les relations sociales, il ne pourrait pas exister sans celles-ci mais ce n’est pas à l’identique. Il est toujours source de profits et consiste uniquement dans les ressources qu’un individu peut s’approprier, grâce à l’utilisation instrumentale des relations pour atteindre un objectif ou une intention ».

38 Ainsi, plus le stock de capital social est important, plus il devient facile de travailler ensemble pour le bénéfice de la collectivité, diversement définie : ville, région, Etat, ... (Putnam, 1993). Il apparaît que, par rapport à Coleman, Putnam identifie un lien très strict entre capital social et réseaux civiques ou associatifs en insistant sur la réciprocité et la confiance. Ainsi, l’ensemble de sa pensée s’articule de manière très explicite sur la force des liens associatifs. Ceux-ci ayant un impact direct sur le bien-être des institutions et de l’économie des nations.

L’idée est que le fonctionnement sociétal forge les logiques économiques et détermine le développement d’un pays. Les associations sont importantes parce qu’elles génèrent l’engagement civique des citoyens. C’est-à-dire la disposition des individus à s’occuper des affaires publiques grâce à la confiance et à la solidarité qui les lient. Les normes de réciprocité et la confiance généralisée constituent le socle nécessaire à la collaboration pour l’intérêt de tous, et émergent des associations. Ainsi la vitalité associative des sociétés constitue un gage indispensable à la performance institutionnelle, se fondant sur la démocratie.

Pour valider sa théorie sur le capital social, Putnam s’appuie sur une recherche de plusieurs années en Italie, pays « renommé » pour les différences entre le Nord, développé, et le Sud, en grand retard économique. Dans son célèbre ouvrage, Making democracy Work :

Civic Tradition in Modern Italy18

, il formule son hypothèse de départ selon laquelle c’est

grâce à la stabilité et la force des engagements civiques, et une tradition associationniste exceptionnelle, que le Nord, très développé économiquement, a su se différencier des régions du Sud. Il argumente son propos en affirmant que l’héritage historique, de tradition et de culture civique, engendrant un stock de capital social déterminé, est si différent entre ces deux parties de l’Italie que cela se manifeste par des différences de développement irrémédiables : « seules les traditions civiques ont des conséquences durables pour le développement économique, pour le bien-être social et la prospérité des institutions, d’un pays » (Putnam, 1993, p. )19

. Plus généralement, l’Italie n’est pour Putnam, qu’un champ d’analyse pour montrer que si un pays fait preuve d’un niveau élevé de croissance économique, cela veut dire qu’il bénéficie d’un bon niveau d’engagement civique donc de capital social. A l’inverse, lorsqu’il n’y a pas de participation citoyenne active à la vie politique et que la performance économique est très faible, le capital social est trop faible pour être une ressource et le pays est condamné à l’incivisme.

18 Putnam R., Making democracy Work : Civic Tradition in Modern Italy, Princeton University Press, Princeton, 1993.

39 En définitive, ce sont, pour Putnam, les traditions civiques, forgées par l’histoire qui déterminent le stock de capital social dont chaque population peut bénéficier. Les normes de réciprocité et d’engagement citoyen existantes au sein des réseaux associatifs et transmises du fait d’une culture civique partagée, véhiculent la confiance entre les individus qui seront, ainsi, coopératifs et ce de manière spontanée. Par le biais d’un effet multiplicateur, le capital social ne peut qu’augmenter, lorsque les individus collaborent. Il est donc une sorte de sous-produit vertueux d’autres activités sociales et consiste en liens, normes et confiance qui peuvent être transférés pour des objectifs divers. C’est une « théorie du débordement qui est proposée : dans les associations volontaires (de toutes sortes pourvu qu’elles impliquent des relations de face à face) les individus apprennent les comportements de réciprocité et de confiance qui leur permettent de se coordonner et de coopérer à la réalisation d’objectifs communs. La suite est affaire de cercles vertueux : l’obtention de résultats satisfaisants pour tous renforce le goût de chacun pour l’action collective, et le « je » devient « nous ». (Ponthieux, 2006b, p.96). Ainsi, les associations participent directement, et dans le temps, à déterminer les modalités d’interrelation entre les individus qui seront caractérisées par des réseaux horizontaux de coopération, fondés sur l’égalité, l’engagement et la coopération.

La performance institutionnelle est donc liée à l’importance de la culture civique, autrement définie comme capital social et cela a également des effets directs sur la croissance économique. En effet, la confiance facilite la circulation des informations ainsi que la coordination et le travail commun en vue d’un objectif économique. Les réseaux productifs rendent plus efficace le flux d’informations sur les nouveautés technologiques, sur la crédibilité et la fiabilité des acteurs et garantissent la mise en place de structures de production performantes. De plus, quand les rapports sociaux et économiques sont encastrés (embedded) dans un réseau dense d’interactions sociales, les incitations à des actions opportunistes et malfaisantes sont réduites (Putnam, 1993). Dans le cas, par exemple, de la réussite économique des districts industriels italiens, la confiance réciproque, la coopération sociale et une profonde conscience civique ont été déterminantes parce qu’elles ont limité les risques d’opportunisme. Putnam, tout en insistant sur la corrélation directe entre capital social et performance institutionnelle, considère que celle-ci est indispensable pour la croissance économique. L’impact de l’engagement civique serait immédiatement visible sur l’économie, tandis que l’économie. Par ailleurs les conséquences de l’économie sur le capital social sont appréciées différemment selon les textes, dans certains l’économie n’aurait aucun impact sur

40 le capital social alors que dans d’autres la richesse économique peut augmenter le civisme tandis que la pauvreté en décourage l’émergence.

Dans des recherches successives à celle mobilisée en Italie, notamment dans son travail sur la société américaine présenté en 1995 dans le texte Bowling Alone: America’s Declining

Social Capital, Putnam montre que même dans les pays dotés d’une tradition d’engagement

civique, le stock de capital social peut subir des « érosions » s’il n’est pas fortifié par les relations coopératives entre les individus, c’est-à-dire l’adhésion des citoyens à des associations. C’est le cas des Etats-Unis d’Amérique, où l’on assiste au déclin des associations et ce, malgré la tradition civique de ce pays. Il montre que des grandes associations telles que « The parent-teacher association – PTA » ou les « Labor Unions » ou encore la « La League of women Voters – LWV » et les associations des « Boy Scouts » ont vu une réduction importante de leurs membres et de leurs bénévoles, au cours des années 80, et ceci a affecté de manière remarquable le stock de capital social dans le pays et par conséquent la participation politique et civique aux Etats-Unis. Ces associations, dites secondaires, se différencient d’autres qui sont en grand essor et que Putnam définit comme « tertiary

associations »20

: des organisations nationales pour l’environnement, des groupes féministes, l’association nationale des retraités, etc.…. Malgré leur essor, ces associations n’auraient aucun effet direct sur le capital social, car la majorité de leurs membres, tout en activant des réseaux, ne sont pas porteurs d’une logique coopérative et solidaire. Elles sont, tout juste, le reflet de lobbying d’intérêts sans engagement civique de la part de leurs membres, chacun se désintéressant complètement du sort des autres. En effet, dans la constitution de réseaux de confiance et de réciprocité utiles à la coopération, la relation de face-à-face s’avère déterminante et les « tertiary associations » en sont dépourvues. Par ailleurs, à la croisée de

ces deux types d’associations, il constate la montée des « nonprofit organisations »21, qui

pourraient être les nouvelles formes d’associations où retrouver les normes et les liens, générateurs de toute la confiance dont la société américaine a besoin pour sortir de la perte de capital social. Putnam ne nie pas l’effet que peuvent avoir des facteurs de mutation sociale sur l’érosion du capital social en admettant que les changements dans les modalités de création de réseaux associatifs et dans la nature de liens entre leurs membres, peuvent être influencés par

20 « These new mass-membership organisations are plainly of great political importance. From the point of view of social connectedness, however, they are sufficiently different from classic secondary associations that we need to invent a new label –perhaps tertiary associations ». Putnam (1995, p. 71).

41 l’environnement social et politique dans lequel ces réseaux s’inscrivent. L’érosion du capital social peut en effet, selon son analyse, s’approfondir à cause des grandes mutations en cours : l’entrée des femmes dans le monde du travail, la mobilité géographique, des transformations démographiques majeures et les évolutions technologiques, tout cela nuit à la vie associative et donc à la vie institutionnelle et économique des pays. Cependant, dans ce cas, c’est aux seules associations de retrouver les bases morales de leur action pour réinjecter du capital social dans le tissu social et redynamiser la performance institutionnelle et économique des Nations, en contrecarrant les effets négatifs des mutations. De ce fait, les organisations civiques conventionnelles, ou associations secondaires, sont considérées comme irremplaçables par leur capacité à générer des espaces civiques et démocratiques.

Mais comment identifier le stock de capital social d’un pays pour en évaluer la portée ? Il y a chez Putnam une préoccupation majeure quant à la nécessité de se doter des outils statistiques aptes à « mesurer » le capital social à partir d’une batterie d’indicateurs qui ont évolué tout au long de ses terrains de recherche. Quatre indicateurs en particulier sont identifiés comme pertinents pour mesurer le « stock » de capital social : la densité des associations culturelles et récréatives par rapport à la population ; le pourcentage de personnes se rendant aux urnes ; le temps consacré aux activités sociales et de bénévolat ; le taux de diffusion des quotidiens (Chiesi, 2003, p.94). Ces indicateurs tentent d’esquisser la nature et la quantité des pratiques pouvant « visibiliser » la propension à l’engagement civique des citoyens, lui-même identifié comme révélateur de la présence de capital social. D’autres indicateurs identifiés comme pertinents par Putnam, se concentrent davantage sur la nature des valeurs de confiance et de réciprocité à partir des opinions et des perceptions des individus sur le contexte socio-politique dans lequel ils évoluent. Il reste que, malgré les efforts de systématisation mobilisés par Putnam et ses équipes, de nombreuses critiques ont été émises quant à la pertinence des indicateurs choisis qui semblent inadaptés, voire peu consolidés, pour donner une véritable validation empirique à la notion (Ponthieux, 2006b, Chiesi, 2003, Bagnasco, 2006, Mutti, 1998).

Les modalités du « déversement » par strates (de la famille aux institutions) et au fil du temps (du Moyen âge jusqu’à nos jours), sont comprises comme une évidence due à une culture partagée, sans que rien ne puisse expliciter la genèse de cette culture ou les

21 Putnam fait ici référence aux organisations du non profit telles que décrites dans la typologie de Lester Salamon. Il cite dans ce sens, Salamon Lester « The Rise of the Non profit sector », Foreign Affairs, n.73, Juillet- août 1994.

42 mécanismes du passage micro-macro, dans le temps. Il est admis que des phénomènes du contexte puissent « éroder » le capital social, mais ce sont en définitive les valeurs partagées qui déterminent les actions et non, en reprenant Ponthieux (2006, p.46), les conditions économiques ou les rapports sociaux. En ceci Putnam s’inscrit dans les approches de l’école culturaliste américaine (années 30-50) en se référant très explicitement aux travaux de Banfield (1958) sur le « familialisme amoral » sur lesquels nous reviendrons dans les pages qui suivent.

En définitive, ce qui importe c’est que les citoyens s’associent, et ils ne le peuvent que si leur culture partagée le leur permet, pour produire des impacts vertueux sur la collectivité tout entière, sur les gouvernements et sur l’économie. Pour quelles finalités doivent-ils s’associer ? Comment doivent-ils interagir pour produire le passage micro-macro ? L’intentionnalité et la capacité de changement volontaire des « citoyens », qui pourraient permettre de donner une réponse à ces quelques questions, ne sont pas formulées. Les mécanismes sociaux sont explicités à l’aune de la culture qui les détermine sans savoir comment « le tout culturel » peut évoluer. A la différence de Coleman, Putnam s’inscrit ainsi dans une tradition de pensée niant toute capacité transformatrice de l’acteur. Ainsi c’est la continuité qui est valorisée. Au niveau micro, dans l’interrelation sociale, les acteurs semblent dans l’impossibilité de mettre en œuvre des stratégies ou des orientations en rupture radicale de manière volontaire. Au niveau macro, chaque pays semble être « condamné » à sa propre

histoire, sans possibilité de retour en arrière22

. Dans des pays où, pour des raisons historiques, le niveau de civilité est très bas, il sera impossible, confirme Putnam, de sortir de formes d’un sous-développement économique ou d’une carence institutionnelle. Même s’il fait confiance aux associations pour retrouver leurs bases morales, cela ne tient pas à l’action directe des acteurs car là où il n’y a pas eu de précédents exemples de collaboration civique réussie, il est difficile de franchir les barrières créées par « la suspicion et la superficialité ». En ayant à affronter des situations nouvelles qui demandent des décisions collectives, hommes et femmes, universellement, font référence à leur propre histoire pour trouver les solutions. Les citoyens des régions civiques trouvent dans leur propre tradition historique des exemples de collaboration horizontale d’où ils peuvent tirer des solutions, tandis que ceux des régions

22 A titre d’exemple, dans le cas de l’Italie du Sud ses défaillances en civicness sont dues aux gouvernements autocratiques du XII siècle, alors que, à la même époque, les communes du Nord de l’Italie étaient un véritablement exemple de participation citoyenne et de coopération de métier. Cela aurait contribué à répandre un sentiment de confiance, entre les habitants des Républiques, qui a certainement eu des effets positifs sur les développements futurs de cette zone de l’Italie (Putnam, 1993).

43 inciviques trouvent, au maximum, la « tradition verticale de la supplique » (Putnam, 1993). L’approche de Putnam se caractérise par une vision des interrelations sociales statiques au sens où tout est étudié sur la base d’un seul facteur déterminant, le capital social confondu avec l’engagement citoyen. Telle une variable indépendante, ce stock de capital social est rigide malgré les évolutions des contextes sociaux et historiques et les acteurs sont dans l’impossibilité de provoquer tout changement.

Selon la même perspective, l’action des institutions politiques n’est pas prise en compte et le rôle du politique, dans sa capacité à développer un fonctionnement économique vertueux et garantir la démocratie, reste au deuxième plan, voire effacé, derrière la société civile, au sens large. (Bagnasco, 1999, Evers, 2001, Vignati, 2003). Dans la relation entre fonctionnement des institutions et civisme, le capital social est considéré comme la seule variable déterminante et « vertueuse » (Vignati, 2003) ayant des effets directs sur l’environnement institutionnel et économique. Mais le rôle du politique n’est pas questionné

en tant que créateur, ou destructeur, de capital social et de culture civique23

.

Les propos de Putnam ont été très largement repris par des institutions internationales

comme la Banque Mondiale24 et l’OCDE25 qui ont trouvé dans cette approche un substrat

théorique apte à soutenir leur renouvellement vers des politiques « plus » sociales, sans pour autant compter sur le rôle de l’Etat. En reconnaissant le rôle central de la société civile pour le développement économique et institutionnel des Nations, elles élargissent leur spectre de compréhension des processus de développement en admettant l’importance des dynamiques sociales, à côté des processus économiques. Ainsi, comme le montre Putnam, « construire le capital social nécessaire est la clé qui ouvre la porte à la démocratie » (Putnam, 1993, p.218) et conduit à la performance économique. Le capital social devient alors une priorité à côté des politiques économiques de rigueur, autrement-dit, il s’agit de mener des « politiques d’ajustement à visage humain ». Le capital social est, de ce fait, intégré comme un moyen de maintenir un discours qui ne remet pas en question le rôle du marché tout en reconnaissant ses défaillances (Ben Fine, cité par Ponthieux, 2006, p.77), auxquelles va pallier la société civile.

23 Nous reviendrons sur ce point plus loin dans le texte pour de plus amples explications. 24 A ce propos voir le site Internet : http : //www.worldbank.org/poverty/scapital/index.htm

25Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement, (2001), Du bien-être des nations. Le rôle du

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