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Le contexte socio-économique : aux origines de la question agraire

I. Le mouvement associatif et coopératif en Sicile : une histoire oubliée

1. Les enjeux économiques, sociaux et politiques après l’Unification de l’Italie

1.1 Le contexte socio-économique : aux origines de la question agraire

question agraire

Au lendemain de l’Unification italienne, la population sicilienne traverse une phase de

croissance démographique assez importante, et ce, depuis une dizaine d’années59

. La plus grande partie de la population (89%) habitait des « grands bourgs paysans » limitrophes aux terres des latifundiums, que l’on appelait les « villes paysannes ». En effet, en raison de la culture extensive des latifundiums, du manque de routes et de sécurité publique, ainsi que la persistance de relations de production précaires et de brève durée, les paysans avaient préféré, depuis le Moyen-âge, s’installer dans les « bourgs » plutôt qu’en pleine campagne, éloignée des lieux de production (Cancila, pp.29 et suivants).

La Sicile était à cette époque une région à production essentiellement agricole (grain, vin, agrumes) et les terres étaient divisées en grandes étendues de plusieurs milliers d’hectares. Les propriétaires de latifundiums étaient essentiellement des familles aristocratiques qui vivaient dans les grandes villes (Palerme, Catane, Messine, …), ainsi ces terres étaient pour la plupart cédées en location (ce que l’on appelle la gabella) à des intermédiaires pendant des périodes relativement longues (de six à neuf ans). Ces

intermédiaires locaux (appelés gabelloti60) garantissaient aux propriétaires, qui ne venaient

que rarement sur leurs terres, des rentes en argent et en produits. Le gabelloto était donc le seul responsable par rapport aux propriétaires et son substitut dans la relation avec les paysans. Ceci lui conférait un pouvoir énorme dans la gestion des parcelles de terres du

latifundium sous-louées aux paysans, ainsi que dans la définition des prix de location. Pour

ces intermédiaires les revenus étaient sûrs et les risques moindres car les locations étaient payées en amont, par rapport à l’étendue de la parcelle de terre et non pas en fonction de la récolte. De plus, les paysans (les terraggieri) payaient tous les frais nécessaires à la culture

76 des terres et le plus souvent n’étaient même pas en mesure de vendre leurs produits, ceux-ci n’excédant pas la seule consommation familiale. Il arrivait d’ailleurs, en cas de mauvaises récoltes, que le fruit de leur travail ne serve qu’à rembourser les frais liés à la location ou aux dettes. Un système d’exploitation s’était ainsi instauré dans lequel les paysans travaillaient sur les terres avec une multiplicité de contrats impliquant des degrés de contraintes différenciés. « Spéculateurs attentifs, entrepreneurs éprouvés et vigilants, dotés de grande promptitude, d’une instruction médiocre, mais plutôt de cette pratique qui s’apprend avec la maîtrise des affaires, les gabelloti représentent, parmi la classe agricole sicilienne, ce que les banquiers sont au sein de la classe des commerçants : ils sont les chefs de l’industrie agricole locale. C’est leur coutume de partager les terres prises en location en nombreux lots ou parcelles et de les sous-louer, pour une ou plusieurs années, à des paysans, ou villani, en leur faisant payer le plus souvent le double de ce qu’ils ont payé aux propriétaires » (Carini, 1894, cité par Cancila, 1993, p.41)

Trente ans après l’Unification de l’Italie, à l’approche du XX siècle, la situation économique et sociale de la Sicile était catastrophique. La crise socio-économique touchait en grande partie l’agriculture ainsi elle participa à exacerber les formes d’exploitation des

paysans dans les vastes terres siciliennes61

. En effet, malgré les transformations induites par l’Unification, à savoir le développement de l’exportation des produits au niveau national, la multiplication des cultures spécialisées dans des territoires circonscrits, l’amélioration du réseau de transport et communication, les conditions de vie des paysans restèrent très fortement dégradées.

De plus, les réformes, déjà impulsées durant la période des Bourbons, pour mieux redistribuer les terres à la population, n’apportèrent que des bénéfices réduits. Deux réformes en particulier nous paraissent significatives à l’égard de notre problématique. D’une part, les dispositions visant à démanteler les propriétés de l’Eglise et d’autre part, l’ensemble des dispositifs ordonnant la répartition des terres du domaine communal aux paysans. La Réforme constitutionnelle de 1812, qui abolira le système féodal, prévoyait l’aliénation d’une partie

60 Le mot français correspondant est “ gabelou ”, mais nous utiliserons dans le texte la dénomination italienne : gabelloto ou gabelloti.

61 Ces formes d’exploitation s’étendent à d’autres corps de métier comme par exemple les mineurs dans les mines de soufre. Dans la littérature, la description de cette période par les écrivains siciliens tels que Luigi Pirandello, est extrêmement saisissante.

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des biens de l’Eglise. Des lois d’application successives à l’Unification62, étaient destinées à

poursuivre et renforcer le processus de redistribution des terres appartenant à l’Eglise selon

des conditions très spécifiques63. Dans le Sud spécialement, la liquidation des domaines

ecclésiastiques, voulue par l’Etat libéral et le gouvernement de Florence, permit de récupérer

les terres de l’Eglise64

et de réduire ainsi la richesse du clergé. Par le biais de ces lois, environ 200 mille hectares de terres furent redistribués aux privés et participèrent à renforcer la cohésion des paysanneries du Sud – métayers, ouvriers agricoles – travaillant auparavant pour

un seul propriétaire65. En ce qui concerne les biens du domaine des communes, certaines

dispositions gouvernementales, en acte depuis 1789 (dispositions du Viceré Caramaico) continuèrent d’être en application après l’Unification et participèrent au transfert d’environ

150 mille hectares de terres à des « petits » propriétaires66

. Ces deux réformes furent le résultat d’un ample débat intellectuel qui fut animé en Sicile par des économistes soucieux d’aborder de manière transversale les questions liées à l’économie sicilienne et aux problématiques sociales. « Les débats des économistes – sur la liquidation des biens ecclésiastiques et des domaines des communes - … révèlent le besoin, très vif en Sicile à cette époque, que la propriété foncière détenue par une minorité soit partagée de manière proportionnelle aux capitaux disponibles, et de manière à ce qu’elle puisse passer de certaines mains inertes à d’autres mains plus entrepreneuses et ouvrières » (Albergo, 1855, cité par Li Vecchi, 1993, p. 69). Malgré les espoirs des intellectuels et des politiciens à l’origine de ces réformes, les effets de la redistribution restèrent limités quant à l’accès des paysans aux terres nouvellement disponibles. La partie la plus importante des terres fut, en effet, achetée par la

petite noblesse, par les professionisti67, les procureurs, les prêtres, … La moindre partie (à titre

d’exemple, seulement 7,1% dans la zone de Syracuse) fut attribuée aux paysans, alors que les plus riches rétablissaient des formes de latifundium en rachetant des petites parcelles proches les unes des autres. De plus, chaque partage des terres se concluait souvent par un abandon de la part des petits propriétaires qui n’avaient pas les moyens financiers pour exploiter, avec les

62 On fait référence aux lois d’application du 10 août 1862, N. 743 (loi Corleo), du 2 juillet 1896, N. 268 et du 15 août 1867 (Leggi di censuazione ed enfiteusi dei beni rurali ecclesiastici).

63 Concernant les conditions de redistribution et les critiques à ces décrets voir Ernesto D’amico, Sul decreto di

censuazione dei beni ecclesiastici. Alcune osservazioni, Ed. Stabilimento tipografico di F. Lao, Palermo, 1860.

64 Environ 2500 institutions ecclésiastiques sont touchées par les confiscations de biens.

65 Cours « Pratiques religieuses et acculturation politique dans les campagnes italiennes (1830-1930) » par Hilaire Multon, Université Jean Moulin-Lyon III.

66 Selon les estimations de Renda, cité par Li Vecchi (1993, p.68).

67 Par « professionisti » il faut entendre, plus que les professions libérales au sens français, l’ensemble des détenteurs des professions liées aux administrations locales ou nationales (fonctionnaires d’autorité, magistrats) et celles réclamant la possession d’un titre universitaire (avocats, médecins, ingénieurs, enseignants). (Briquet, 1999, p.23).

78 outils adéquats, leurs parcelles. « La loi Corleo ne conduira pas à la formation de la démocratie rurale, ne conduira pas à la division du latifundium, ne conduira pas à la formation de la petite propriété de cultivateurs …. Il manquait les conditions indispensables pour le développement et la formation de la petite propriété » (De Francisci Gerbino, cité par Li Vecchi, 1993, p. 70). De ce fait, les rapports de production ne changèrent pas, car, malgré les quelques changements, ces nouveaux petits et grands propriétaires reproduisirent les anciens systèmes d’exploitation, considérés les plus aptes à garantir un revenu sûr et sans risques. De ce fait, comme le révèle Cancila (1993, p.38), le latifundium sicilien resta caractérisé par le manque d’investissements productifs, par l’immobilisme des rapports de productions et des

techniques productives, par l’absence de mécanisation et par une productivité très faible68.

En revanche, malgré les limites en termes de redistribution aux paysans et malgré le retard du système agricole, cette « nouvelle classe sociale » (les borgesi), qui se configura en Sicile au lendemain de l’application des réformes concernant les petits et moyens propriétaires, fut au cœur des changements sociétaux et politiques à venir dans l’île et notamment, « la mobilisation de ces groupes en ascension sociale par la valorisation de leurs fonctions de médiation à l’intérieur du corps social » (Iachello et Signorelli, cité par Briquet, 1999, p.23).

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