• Aucun résultat trouvé

Le fascisme et le processus d’étatisation de la coopération

I. Le mouvement associatif et coopératif en Sicile : une histoire oubliée

5. Le mouvement coopératif avant et après le premier conflit mondial

5.11 Le fascisme et le processus d’étatisation de la coopération

coopération

Lors de l’instauration définitive du Régime avec la « marche sur Rome » du 28 octobre 1922, le fascisme continua son œuvre de démantèlement des coopératives et des associations pour des raisons évidentes d’enjeux politiques mais également du fait de la portée démocratique et pluraliste de ces institutions. A cette époque, les revues du mouvement coopératif rendaient ainsi compte de la situation: « Le fascisme perpétue ses violences. Ce ne sont plus les destructions et les incendies ; mais ce sont les occupations, les intimidations, les menaces qui enlèvent aux conseils et aux assemblées la liberté de délibérer, qui enlèvent aux

coopératives la possibilité de fonctionner »142

. Comme le montre Zaninelli (1996, p. 134), dans la conception du régime fasciste, l’intervention publique avait comme unique objectif d’éliminer tout espace d’initiative directe des organisations libres. Le système d’Etat, notamment dans le domaine social, assumera une posture fortement anti-participative en s’attaquant par les voies de la force ou celles de la législation à limiter, et progressivement, faire disparaître toute initiative citoyenne et démocratique. A partir de 1922, et durant les années à venir, des formes diverses de contrôle administratif furent instaurées, dont les Préfets étaient les garants (loi de 1924), et dont l’objectif était de démanteler les formes syndicales et associatives des travailleurs. Ces réformes s’accompagnaient d’un ensemble de dispositifs ayant pour but explicite de centraliser et hiérarchiser le système coopératif pour le vider de sa fonction sociale (loi 1925 pour la centralisation du crédit et loi de 1926 pour l’institution de l’Ente Nazionale fascista della cooperazione). Dans ce sens, les coopératives de crédit, de travail et de consommation étaient encadrées au sein d’une unique institution qui leur enlevait toute liberté par des formes de contrôle renforcées. Leur lien avec toute matrice idéologique

fut brisé pour qu’elles assument un rôle strictement économique. Mussolini143 déjà en 1922

affirmait que la coopération « ne devait pas être contraire au principe libéral, entendu dans le sens du libre jeu des activités commerciales et industrielles » et qu’elle avait en définitive un rôle bénéfique tant qu’elle n’était pas « déviée dans sa mission économique » en se situant « au dessus de toute passion de classe, de politique et de foi religieuse ». En effet, à la différence du mouvement syndical, Mussolini laissa aux coopératives des marges de manœuvre plus larges, certes avec des obligations, dans le sens où il reconnaissait leur utilité en cas de crise économique et sociale majeure. Il leur accorda, pour des raisons purement

128 intéressées, un rôle actif dans le cadre de l’emploi et de la consommation. Ainsi, ce que les historiens144

observent c’est la persistance, malgré les restrictions, de certaines initiatives coopératives ou associatives, et notamment celles intervenant dans le champ du social. Ceci pour deux raisons : d’une part les énormes déficits du système d’assistance mis en place par le fascisme, qui ne pouvait donc pas se priver de l’existence d’autres structures, et, d’autre part, l’enracinement de ces structures sur le territoire. Malgré cela, le Code civil de 1942 instaura un « droit de police » sur l’action des associations en les reléguant à un rôle et des fonctions

marginales dans le contexte économique et social du pays145.

De ce fait, même en Sicile, jusqu’en 1927, le nombre de coopératives continua d’augmenter en s’adaptant souvent aux nouvelles exigences du régime : des contrôles plus poussés, l’abandon de toute référence idéologique dans les statuts, l’adhésion aux instances nationales de la coopération, etc. … Ainsi, le nombre des coopératives de crédit et agricoles

passe de 309 en 1918 à 370 en 1922, jusqu’à 382 en 1927146

. Si pour certains coopérateurs ce fut un véritable volte-face au regard des principes qui les avaient jusqu’ici inspirés, pour d’autres, ce fut une manière de sauver leurs structures en faisant « profil bas ».

On peut dire que l’arrivée du fascisme en Sicile fut vécue dans une sorte de consensus qui s’amplifia progressivement au rythme de la stabilisation du régime au niveau national. Si, au départ les grands propriétaires portèrent un intérêt limité au fascisme, plus tard ils deviendront son principal appui. En 1924, pour les élections, le PNF inscrira dans ses listes les représentants des grands propriétaires mais cela ne lui suffira pas à gagner le consensus général de la population. Pour ce faire, il était nécessaire de conquérir la confiance des classes moyennes et des nouveaux notables locaux. On comprend ainsi l’hostilité des fascistes locaux à l’égard des coopératives qui étaient, à cette époque, et pour les raisons explicitées plus loin, le principal bassin de vote des partis populaires. Comme le dit Barone (1993, p. 289) : « L’hostilité manifeste des dirigeants du PNF à l’égard des coopératives laïques, catholiques et social-réformistes, était générée plus que par le conflit de classe, par la nécessité de réduire les organismes qui structuraient le consensus et sur lequel se fondait l’hégémonie des partis démocratiques ». Ainsi les coopératives, expression des formes autonomes de représentation dans le cadre politique local, furent l’objet de plusieurs fermetures. Certaines, seront

143 Cité en Cordova, 1979, p. 276.

144 Pour plus d’approfondissement voir Zaninelli (1996), Santuari (1997), Ranci (1999). 145 Pour plus d’approfondissement à ce sujet voir Santuari, 1997, p.182.

129 ouvertes en fonction des enjeux locaux de partage et de gestion du pouvoir. C’est là une stratégie assez confuse car très disparate sur l’ensemble du territoire. N’ayant pas encore été l’objet d’une recherche approfondie, elle révèle bien toutefois la complexité des enjeux de cette époque partagés entre la peur et le « transformisme politique ». Il reste qu’au final, il en résulta une interruption systématique des circuits démocratiques associatifs dans l’île en « ciblant ainsi l’un des plus vitaux facteurs de progrès civique de la Sicile contemporaine » (Lupo, cité par Barone, 1993, p. 289).

Dans cet ensemble composite de partage des pouvoirs, la mafia, avec ses moyens, s’insère aisément. En effet, il s’était progressivement constitué une nouvelle classe « bourgeoise » et de notables d’extraction mafieuse. Les gabelloti mafieux avaient en effet bénéficié d’une promotion sociale et économique progressive ; en récupérant, d’une part, les terres des paysans qui, par manque de moyens, ne pouvaient pas en assurer l’exploitation et en rachetant, d’autre part, les terres aux propriétaires aristocrates. Mais les cas étaient aussi fréquents où les propriétaires des latifundiums eux-mêmes, possédant des terres trop éloignées des centres habités et ne bénéficiant pas du programme d’assainissement prévu par le fascisme, souhaitaient s’en débarrasser en les vendant à prix fort aux paysans. Pour ce faire, les mafieux furent souvent les intermédiaires de ces échanges, réalisant, au passage, d’énormes profits (Lumia cité par Barone, Ibidem, p. 291).

A l’initiative du régime, la campagne lancée contre la mafia et conduite en Sicile à partir de 1925 et jusqu’en 1929 par le préfet de police C. Mori « se distingue dans la lutte contre le brigandage, en pleine expansion pendant la guerre, expérimentant des méthodes de répression drastiques, décrétant l’état de siège de régions entières, faisant pression sur la population » (Matard-Bonucci, 1994, pp.145-146). Pour le fascisme, elle sera l’occasion de se faire le défenseur des intérêts des grands propriétaires contre les intermédiaires gabelloti, renversant ainsi la lecture de la situation de crise qui avait prévalu jusque-là et s’assurant ainsi l’appui des aristocrates de l’île. Dans cette nouvelle lecture, ce n’est plus les paysans qui seraient exploités mais les latifundistes auxquels la mafia aurait, par des moyens illicites, progressivement enlevé le contrôle de leurs propres terres.

Il est évident que cette attaque frontale de la « mafia des notables » n’était pas possible et de ce fait, le fascisme s’attaqua à la « mafia rurale ». En effet, la situation de crise de l’après-guerre avait favorisé le développement d’une mafia d’origine paysanne qui se livrait à des formes de brigandage plus ou moins organisées. En véhiculant une interprétation

130 populiste de la mafia comme devenue une « zone de l’autonomie paysanne et du solidarisme

du secours mutuel »147 (Giarrizzo, 2004, p. 142), le Régime fera un amalgame entre le

mouvement associatif, animé en grande majorité par les forces catholiques et socialistes, et la mafia. Ceci justifiera la répression massive des expériences coopératives et de ses membres pour défendre la propriété privée des grands propriétaires et le monopole étatique du contrôle du territoire. En même temps, on laissa intact le pouvoir de la mafia des notables : « Que le fascisme n’ait pas réussi à détruire la mafia est une évidence. La reconstitution rapide des circuits mafieux à la Libération, la continuité du pouvoir de certaines « cosches » de part et d’autre de vingt années fascistes suffisent à le démontrer ». (Matard-Bonucci, 1994, pp. 168-169). Ainsi, le mouvement coopératif et associatif, déjà affaibli par la révocation, en 1923, de la loi qui régissait la redistribution des terres et par l’anéantissement systématique de ses dirigeants et membres, fut amoindri. Comme le dit Santino (2000, p. 128) « le fascisme élimine de la scène l’antagonisme historique de la mafia : le mouvement paysan et les forces politiques de la gauche. Ainsi il détruit un immense patrimoine d’organisations collectives, de luttes, de conquêtes et de réalisations ».

147 “ Même dans la magistrature s’ouvrirent des débats sur la lecture de la mafia comme substitut de l’Etat social, comme association criminelle ” (Giarrizzo, 2004, p. 142).

131

Documents relatifs