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II. Un analyseur pertinent : le cas de la Sicile

1. Le « familialisme amoral »

Aux arguments historiques, Putnam ajoute d’autres raisons de caractère culturel pour justifier la différence entre Nord et Sud en Italie. Il s’inspire des études d’un politologue de l’Université de Harvard, Edward C. Banfield. Dans un ouvrage de 1954, The moral basis of a

backward society33, il constate le manque de solidarité entre les gens d’un petit village du Sud

de l’Italie, en imputant la cause de cela à ce qu’il appelle le familialisme amoral34.

Par familialisme amoral, Banfield entend l’absence d’ethos communautaire qui caractérise les populations du Sud, lesquelles n’ont aucun intérêt pour le bien commun et conduisent toute leur action au bénéfice des seuls membres de leur famille, pour satisfaire aux besoins égoïstes de celle-ci. Ces sociétés, ainsi structurées, ne sont pas capables de coopérer, ni pour le changement social et politique, ni pour le développement économique. Ces structures traditionnelles, selon Banfield, caractérisent le vécu quotidien des gens du Sud, livrés à une lutte hobbesienne de tous contre tous. Le seul noyau social unificateur est donc, la famille, dont les capacités d’influencer le changement sont très faibles, voire nulles. Paradoxalement, la seule manière de survivre, pour ces populations, est de se confier à la protection clientéliste, aussi bien dans le domaine politique qu’économique et social, en entretenant une culture de la méfiance. Fukuyama (1997), fait également référence à cette recherche. Ce qu’il appelle « confucianisme à l’italienne » n’est que l’effet néfaste du

familialisme italien. Selon son analyse, les liens familiaux l’emportent sur toute autre forme

de lien social, limitant ainsi le stock de capital social dont dispose l’Italie, tout entière. Si, dans le Sud, cette méfiance généralisée envers l’Etat et les autres, hors de la famille, a laissé se développer le pouvoir de groupes délinquants, dans le Nord, cela aurait entravé le développement bénéfique de grandes multinationales. Tout en admettant que le degré de performance industrielle soit très important dans le Nord, que le niveau de vie soit très élevé et les citoyens très engagés dans la vie associative, Fukuyama insiste sur la présence néfaste

du familialisme, même au Nord35. De nombreuses recherches sont intervenues, pour montrer

33 Banfield Edward C., The moral basis of a backward society, The Free Press, USA, 1958.

34 Cette définition restera figée dans le langage sociologique et anthropologique, et elle trouve aujourd’hui une nouvelle envergure par le biais des études sur le capital social. Putnam, Coleman et Fukuyama y font directement référence dans leurs écrits.

35 Les districts industriels de la Terza Italia, qui sont aux yeux de beaucoup d’économistes et sociologues un exemple de croissance, sont considérés comme une forme trop limitée de développement industriel. Ils représentent une sorte de passage intermédiaire sans développement ultérieur, auquel cette partie de l’Italie serait condamnée à cause de liens familiaux trop forts qui empêchent des évolutions à plus grande échelle. En effet, le

62 l’ensemble des limites des travaux sur la « question italienne » se fondant sur une approche « culturaliste » et « déterministe », se référant au familialisme. Et ce, sous différents angles historique, sociologique et anthropologique (Lupo, 1993 ; Blando, 2002 ; Piselli, 2000 ; Mutti, 1998, …). Nous ne développerons pas ici l’ensemble de ces apports mais les mobiliserons, tout au long de notre travail de recherche, pour montrer que cette approche, tout en

contribuant à apporter des éléments de réflexion importants dans le débat scientifique, s’avère

trop rigide et, a fortiori, réductrice pour lire la réalité méridionale et plus particulièrement la nature des interrelations sociales au Sud, de la famille jusqu’à l’association.

Le « sens civique », qui se traduit dans la présence d’associations, est certes le soubassement culturel des activités sociales et économiques indispensables aux sociétés, mais il est conçu comme une variable indépendante dont les sociétés du Sud seraient dépourvues, à jamais, du fait de la structure particulariste des relations sociales (familialisme). En effet, considérée comme « exclusive », la famille méridionale serait dans l’impossibilité de générer des relations de solidarité envers l’extérieur et, notamment, à plus large échelle pour créer des espaces collectifs, des associations, des groupes de pression et d’entraide, du capital social, capables de transformation et de développement. Dans ce sens, l’approche de Banfield, malgré les limites très fortes de sa lecture du contexte méridional, peut être intéressante dans le sens où il a essayé de comprendre les rapports entre individus et institutions, et la capacité des communautés locales d’avoir un rôle actif dans les processus de changement. Mais il reste « encastré » dans un regard dichotomique qui considère la modernisation uniquement comme le dépassement des enjeux particularistes. Dans son analyse, la famille méridionale est ancrée dans des formes de particularisme traditionnel qui génèrent le retard économique, politique et social et empêchent toute forme de solidarité et d’engagement civique. Dans cette perspective, les réseaux familiaux et parentaux apparaissent comme particularistes et immoraux et donc incapables de générer la confiance généralisée. Les logiques économiques et sociales des comportements familiaux sont cantonnées dans l’espace de l’irrationnel dans le sens où elles seraient uniquement aptes à se déterminer par l’affection et le particularisme. Cependant, des analyses plus fines des fonctionnements et des stratégies familiales montrent les limites de cette approche. Selon Meloni (1997, p.XXXV) aucun comportement n’est irrationnel car il peut mobiliser à la fois, et selon les opportunités, des principes relevant plutôt de la réciprocité, de la redistribution ou de l’échange de marché. En ceci, les familles mobilisent des stratégies d’utilisation et de création de ressources selon les opportunités institutionnelles

63 et politiques dans lesquelles elles sont encastrées. Dans le même sens, en proposant une étude sur la relation entre le développement et les stratégies familiales au Nord et au Sud, Magatti et Mingione (1997) montrent que les spécificités des conditions économiques au Nord et les formes de redistribution institutionnelle au Sud impliquent des formes d’intégration sociale différentes. Et ceci, sur la base de structures familiales similaires.

D’autres travaux sur la réalité méridionale (Mutti, 1998 ; Turnaturi, 1993 et 1994), ont montré que, même dans des contextes définis « particularistes », les communautés sont capables d’avoir un rôle actif dans les processus de changement. Notamment, Mutti (1996) considère qu’il n’est pas opportun de penser la relation entre particularisme et universalisme en termes d’opposition mais plutôt en termes d’interaction et d’échange. Certaines formes de particularisme permettent la confrontation avec l’extérieur et le dialogue et la coopération avec d’autres communautés s’appuyant sur des normes et des règles différentes pour transformer ou reconstruire leur propre tradition et leur identité du fait de l’échange avec les autres. C’est le cas des cultures pluralistes qui se développent dans des contextes où chaque spécificité particulariste et chaque individualité sont respectées. Ceci, dans un contexte de confiance généralisée. De même, Turnaturi (citée par Mutti, 1998) montre comment dans les contextes méridionaux nombre d’associations de familles de victimes, créées sur des bases privatistes, tout au long de leur mobilisation collective, apprennent à reformuler leurs revendications dans des termes plus universalistes. Ainsi la modernité et l’innovation se situent dans la capacité à transformer des événements privés et particularistes en événements significatifs pour les autres et ayant un impact dans la sphère publique. Et donc, la capacité des associations de transformer ce qui est généralement considéré comme une limite en une ressource : la douleur, l’injustice, l’exclusion… Or, cette affirmation se situe en contrepoint des approches s’inspirant du « familialisme amoral » qui considèrent les habitants du Sud comme étant incapables de mobiliser des attitudes morales envers les autres, au-delà de leur sphère privée. Selon ces approches, les conditions de rareté, d’incertitude et de précarité ne peuvent qu’enclencher des attitudes de conflit et de compétition entre les personnes du Sud du fait de leur propension innée à l’amoralité envers l’extérieur, envers le public. Ainsi, il paraît impossible, notamment à Putnam (1993), que toute action civique produisant des effets significatifs dans l’espace public, puisse se développer en Italie du Sud. Or, Turnaturi montre que des associations siciliennes, et notamment celles des familles des victimes de la mafia, ouvrent un passage de la dimension privée vers l’espace public à travers leur action

64 d’intermédiation entre les familles et l’opinion publique. Cependant, le degré d’interaction et d’ouverture dépend largement de la nature des valeurs de la société dans son ensemble. Cela concerne en particulier le contexte institutionnel, garant des règles et des normes communes, et le contexte politique, qui doit être inclusif.

Ainsi, les distorsions du contexte économique et politique du Sud, dues en grande partie aujourd’hui à la présence de réseaux criminels, ne peuvent pas être comprises uniquement par l’explication « culturaliste » de l’absence de « sens civique » due au long cours de l’histoire et aux formes diverses de particularisme. Á notre sens, une lecture plus complexe s’avère nécessaire. Il s’agit donc de prendre en compte à la fois les contextes politiques et économiques comme déterminants pour comprendre les formes diverses qu’a pu prendre le développement économique, mais également les acteurs associatifs diversement mobilisés pour produire des espaces de création et d’innovation capables de générer des formes d’interaction avec les pouvoirs publics. Comme le montrent Cersosimo et Donzelli (2000, p.87) « le manque ou l’insuffisance de croissance dans un contexte territorial de relations civiques horizontales, de règles justes, de comportements partagés, ne se présente point comme un caractère anthropologique pré-acquis, mais, au contraire, comme le résultat d’une stricte interaction entre société et institutions, entre action publique et organisation communautaire, entre pratiques de vie et valeurs de référence ».

Certes, dans les régions du Nord et du Nord-Est italien, les mouvements catholique et socialiste ont participé à favoriser le dépassement des structures familiales et de parentèle pour la constitution de solidarités plus amples de types associatif et coopératif. Cet élargissement des formes de solidarité a facilité l’instauration de la confiance sociale et, par conséquent, les opportunités de développement économique. Il ne s’agit pas pour nous, de nier la force de certains réseaux solidaires, qui, en Italie du Nord, ont grandement contribué à « favoriser l’autonomisation de la politique des formes traditionnelles primaires (famille et parentèle) et une plus grande émancipation de la politique de la société » (Trigilia, 1988, p.179). Mais ces liens de confiance ont été tissés également par un système institutionnel local performant qui s’est révélé essentiel pour le développement des régions du Nord de l’Italie.

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